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Al'i Gaal'i et les ... beaucoup de m'iu

La route défilait rapidement sous les pas de Kirun. Elle aurait préféré prendre son temps et savourer la balade comme elle en avait l’habitude, mais Al’i lui avait donné rendez-vous au champ du spadzura, et elle ne voulait pas être en retard. Et puis, elle comptait bien se rattraper et profiter de l’instant une fois arrivée. C’était d’ailleurs bien dommage que le spadzura ait choisi un champ aussi près de la route, il leur faudrait sans doute se déplacer jusqu’au bosquet des melcipni un peu plus loin pour avoir la paix. Sans compter que, tout végétatif qu’il soit, Kirun ne se voyait quand même pas batifoler au vu et au su, ou sous les branches en l’occurrence, d’un autre ra.

Une pensée vagabonde vint se glisser subrepticement dans sa rêverie anticipatrice, lui arrachant un sourire malicieux. Le champ du spadzura était devenu un repère commode, et largement connu dans le district et au-delà. Et ce, en moins d’un an. Difficile de dire combien de temps il le resterait, surtout une fois son illustre occupant réveillé et reparti, mais la cuisinière était prête à parier que la dénomination officieuse persisterait longtemps. Il n’y avait qu’à voir le champ du groska, affublé de ce nom depuis bien plus d’années qu’elle n’en avait passées dans le district, et dont plus personne ne semblait se souvenir de ce qui lui avait valu exactement ce surnom à l’origine. Bien sûr, la parcelle continuait de porter son numéro officiel, celui que lui attribuait le cadastre de l’exploitation, mais seuls l’intendant et, peut-être, Furzaim qui était responsable de ce secteur, le connaissaient. Pour tous les autres ra dans le district, ce champ sans aucun signe distinctif aujourd’hui était le champ du groska. Au point que les champs alentours étaient généralement désignés par leur position par rapport à celui-ci, plutôt que par leur numéro officiel. C’était parfois compliqué à visualiser dans les explications, mais au moins tout le monde voyait à peu près où on se situait. Parce que le P-34, si c’était bien là sa référence d’ailleurs, franchement, ça ne parlait à personne.

Kirun souriait toujours en arrivant à la friche qu’était devenu le champ du spadzura. Les herbes folles l’avaient envahi à une vitesse… folle, justement. Elles ondulaient doucement sous le vent d’automne, bruissant les unes contre les autres, et sous le museau d’un branaz qui paissait tranquillement au milieu d’elles. La cuisinière haussa un sourcil surpris, plus à l’idée d’Al’i sur un branaz qu’au risque de voir l’animal brouter un bourgeon du spadzura : celui-ci était suffisamment loin de l’arbuste.

Tandis qu’elle entrait dans la jachère, Al’i se redressa de l’ombre du spadzura sous lequel il était allongé et la salua d’un geste de la main. Elle fendit rapidement les herbes hautes pour le rejoindre et sourit en constatant qu’il avait pensé à prendre une couverture sur laquelle s’asseoir. Il se leva pour l’accueillir et l’accompagner à l’ombre, où tous deux s’installèrent côte à côte.

« C’est pour quoi le branaz ?
- Je suis un peu fatigué en ce moment, et je ne me sentais pas de faire tout le trajet au pas de course. Surtout qu’il faut que je rentre pas trop tard ce soir. »
La cuisinière fronça légèrement les sourcils, et Al’i s’excusa d’un sourire : « Je n’avais pas de jour de congé en même temps que toi avant un moment, et il fallait que je te parle d’un truc rapidement. »
Kirun s’accouda sur la couverture et entreprit de sortir un gâteau de son sac : « Rabat-joie, va… Qu’est-ce qui ne pouvait pas attendre jusqu’à la fête de l’automne ? »
Elle brisa le gâteau en deux, en garda une part et tendit l’autre moitié à Al’i. Celui-ci la prit mais la posa devant lui sur la couverture et se mit à fouiller dans son sac à son tour. Il finit par en extraire une poignée de petits objets brillants qu’il déversa sur la couverture. La cuisinière se redressa brusquement en voyant les m’iu cascader et rouler.

Elle ironisa d’un ton léger : « Ça ne sert à rien de les semer, tu sais. Ça ne pousse pas.
- Je sais. » Al’i était sérieux Il attrapa l’une des pièces et la tendit à Kirun : « Tu es dans le coin depuis bien plus longtemps que moi. Est-ce que tu as déjà vu ce motif ? »
La cuisinière prit la pièce en fronçant les sourcils et l’observa de près. Finalement, elle secoua la tête : « Non, ça ne me dit rien. Ni ici, ni pour d’autres kastrons. A moins que ça ne vienne vraiment de l’autre bout des Plaines, ou de il y a très longtemps, et qu’on n’en ait pas eu aux fêtes de Celifet. Ce qui est tout à fait possible. »
Son ami choisit trois autres pièces et les luit tendit : « Et celles-ci ?
- Celle-ci non plus… Celle-là, pas mieux… Celle-ci… » La cuisinière hésita, et retourna la petite pièce sous divers angles pour essayer de mieux distinguer le motif. Finalement elle la rendit : « Je ne sais pas. Ça me rappelle un peu l’emblème du kagnivo qui tenait Hoslet quand je suis arrivée… Non. Qui venait de se faire virer juste avant, il me semble. » Elle reprit la pièce qu’Al’i n’avait pas rempochée, et l’éleva de nouveau à la lumière : « Il y a le Mont d’Ambre, et l’espèce de sinamru stylisé. Enfin, faut avoir envie d’y voir un sinamru, mais je crois me souvenir que je ne l’avais déjà pas particulièrement identifié non plus à l’époque… Enfin… C’est loin, tu sais. Et ce n’est pas comme si je m’intéressais beaucoup aux m’iu en dehors de leur valeur faciale. Je suis payée en din, moi. A part ce que me rapportent mes tartes et que je redépense plus ou moins sur les fêtes, je n’ai pas trop de monnaie locale.
Pourquoi tu t’intéresses à ces m’iu ?
- Parce que je me demande s’ils ne sont pas faux.
- Faux ?! »
Kirun regarda la pièce dans sa main avec stupeur. « Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Pas grand-chose, en fait. L’instinct surtout. Et de me dire que c’est pas normal de laisser une fortune pareille à portée de main pendant des années sans revenir la chercher. »
La cuisinière jouait machinalement avec le m’iu et fronçait les sourcils : « Une fortune pareille… T’as trouvé combien au juste ? »
Al’i fit un drôle de sourire en biais : « J’ai pas compté. Un gros sac. Tu sais, ceux qu’on utilise pour transporter le pelgru. »
Kirun digéra l’information. « Ah oui… Quand même… »

Elle réfléchit : « Bon… Si t’as un marteau sous la main, on peut faire un test très vite.
- J’ai pas ça ici, mais j’en ai plein au boulot. » Al’i occupait, dans son exploitation, le même poste que Ceppers dans celle de Kirun, et avait donc pléthore d’outils à sa disposition.
« Alors, tu tapes sur un de tes m’iu avec un marteau, très fort, et tu vois si le liseré de lirium bouge. Si oui, c’est un faux. Sinon… C’est peut-être un faux quand même, mais de bonne qualité. Et là, à part demander à la Bourse d’Hoslet…
- Non. Pas la Bourse d’Hoslet.
- Pourquoi ?
- Eh bien… Disons que j’ai entendu quelques histoires… J’leur fais pas trop confiance. Soit ils sont vrais, et la milice risque de tout me piquer. Soit ils sont faux, et j’ai pas trop envie de me faire étiqueter faux-monnayeur, si tu vois ce que j’veux dire… »

Kirun grimaça. Elle avait aussi entendu des histoires. Elle avait tendance à ne pas trop s’y intéresser, parce qu’elle ne sortait guère de l’exploitation et parce que, elle en avait conscience, le fait de connaître Dani tendait à orienter l’image qu’elle se faisait de son kagnivo. Et parce que la plupart de ces histoires commençaient, en toute honnêteté, à dater sérieusement. Elle avait envie de croire que la reprise en main effectuée par le kefalé actuel était efficace, même si elle n’imaginait pas une seconde que son objectif soit purement désintéressé. Mais elle comprenait aussi les réticences d’Al’i.
Elle haussa les épaules : « La seule autre idée qui me vienne, c’est d’aller à l’InfrA et de voir s’il n’y a pas quelqu’un qui a recensé les m’iu de ces dernières décennies, avec tous les détails et les explications sur comment les reconnaître. En fait, maintenant que j’y pense, il y a forcément ce genre d’informations quelque part. Ne serait-ce que parce que ces monnaies ont été cotées officiellement à une époque, et qu’il y a bien quelqu’un qui a suivi les taux de change. »
Al’i hocha lentement la tête : « On dirait que je suis bon pour une balade à Natca… »
Kirun lui allongea une bourrade affectueuse dans l’épaule : « Eh ! Un sacs de m’iu ! S’ils sont vrais, ça vaudra bien le coup, non. Et sinon… Au moins, tu pourras t’en débarrasser l’esprit tranquille.
- Go’i… »

Al’i entreprit de ranger les pièces dans son sac, mais il n’avait pas l’air convaincu. En fait, il avait même l’air franchement fatigué. Kirun s’en inquiéta : « Ça ne va pas ? Si ça te perturbe à ce point, remet ce sac où tu l’as trouvé, et oublie-le…
- Non. Ce n’est pas ça… Je ne me sens pas très bien, c’est tout. Ça doit être le tour en branaz : je n’ai pas l’habitude. »
La cuisinière hocha la tête avec sympathie : « Je vois ce que tu veux dire. Rien que l’idée d’être sur un branaz au trot, j’ai l’estomac tout retourné. Et je ne parle même pas de galoper…
- Oui. Je suis désolé, je crois que je vais rentrer tout de suite.
- Ne t’excuse pas, va. Demande à Vat’ly de te faire une soupe bien chaude, et va te reposer. Tu sais ce qu’on dit : rêve bien et ça ira mieux demain. »
Al’i sourit au vieil adage et se releva avec raideur : « J’espère. Parce qu’il y a longtemps que je ne m’étais pas senti aussi fatigué. A bientôt Kirun.
- A bientôt Al’i. Rentre bien. »

La cuisinière le regarda remonter péniblement sur le branaz et s’éloigner à un tout petit trot. Puis elle repartit en direction de ses propres pénates après un vague salut au spadzura.
Un sac plein de m’iu… Ça faisait une sacrée somme. Elle se demanda distraitement ce qu’elle ferait si elle se retrouvait dans la même situation, puis elle évacua la question. Probablement la même chose qu’avec les din qu’elle ne dépensait pas : elle les distribuerait aux ra de son équipe, ou à d’autres avec qui elle sympathisait, comme cadeau de départ. Ce n’était pas comme si elle en avait besoin.
Et rien ne pouvait acheter la tranquillité dont elle jouissait à Celifet.

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