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L'apprentie Mage

Je me sentais un peu seule.

Enfin, pas seule quand il s'agissait de rire avec des amis, ou de peindre de jolis dessins, ou encore de chanter devant un feu de camp. Là, il y avait encore assez de ras qui avaient survécu aux Brumes et avec qui je pouvais partager des bons moments.

Mais quand il s'agissait de travailler sur la trame du monde, je me sentais seule.

Parfois, le désespoir m'envahissait, et je songeais que les Brumes feraient mieux de déferler une bonne fois pour toute, que le Khanat ne renaîtrait pas cette fois-ci.

Le temps du liri'a possède ses propres malédictions et bénédictions. Si je sentais à quel point l'Oubli avait grignoté ma mémoire, de l'autre des pans entiers avaient été débloqués, et j'accédais à des souvenirs datant d'Éons si vieux que le Khanat ne s'appelait même pas comme ça. Un blasphème qui n'avait de sens que dans un liri'a et qui me permettait à travers mon désespoir de retrouver courage : quoi qu'il arrive, le Khanat revenait. Toujours. Même si la forme qu'il prenait variait à travers les Éons, même si son nom était différent, il naîtrait, un jour.

Mais ça restait des belles paroles quand je me débattais, comme aujourd'hui, avec des incantations occultes qui auraient donné du fil à retordre à des mages plus expérimentées que moi.

Seulement, des mages, il n'y en avait plus.

Il fallait faire avec ce qui restait, et il n'y avait pas grand chose.

C'était une blague sordide. La Police avait survécu au liri'a, mais pas la Crypte, quand cette dernière aurait été bien plus utile au Khan. Enfin, la Police… Il restait moi, diminuée, ayant perdu la plupart de mes attributs, m'accrochant désespérément à mes lambeaux de souvenirs et à ma loyauté envers le Khan pour résister à l'appel des Brumes.

La Reine avait disparu depuis bien longtemps ; avoir survécu à mon adversaire favori ne me procurait aucun réconfort. Je ne pouvais plus lui reprocher l'avancée des Brumes et son incapacité à les faire reculer ; ni la laisser supporter la compagnie des démons grossiers et pervers qui hantaient les bas-fond de l'univers.

Les incantations étaient vitales pour faire reculer les Brumes ; mais je n'étais pas mage, je ne l'avais jamais été. Par la force des choses, j’avais appris une ou deux choses, sans en tirer aucune satisfaction. Mon esprit peinait sur ces glyphes abscons, ces formulations hasardeuses et surtout cet illogisme insupportable.

Lorsque les Brumes avaient commencé à envahir le Khanat, j'étais bien trop occupée à mes jeux avec la Reine pour prendre la mesure de ce qui arrivait. Et puis, ensuite, elle était là. Vaillamment, elle domptait un à un les démons qui pouvaient nous aider ; je l'assistais comme je pouvais, avec répugnance souvent, cherchant à esquiver ces tâches autant que possible. Le travail ne manquait pas : tout ce qu'il fallait recréer… Pas seulement corriger, mais créer, oui, à partir des souvenirs que nous arrivions à retenir. Chaque fois que les incantations étaient trop complexes pour moi, je hochais la tête l'air de rien et confiais ce savoir à l'oubli. C'était idiot. Bêtement, je pensais que la Reine serait éternelle, et qu'il y aurait suffisamment de mages par ailleurs pour aider au besoin.

Chaque jour, les Brumes moissonnent ; parfois elles nous amènent un ra, souvent elles en reprennent. Parmi ceux qui viennent, beaucoup ont trop perdu de mémoire pour être d'une quelconque utilité. Des mages… oui, il y en a eu, il y en a encore. Mais je n'arrive pas à les utiliser, ils refusent de surmonter la langueur des Oublieux, et quand ils le font, ils perdent l'esprit en prenant conscience de l'ampleur de la tâche. Et puis… Aucun n'a Son ampleur. Un mage, un grand, qui sache voir clair dans les lignes, qui ne demande pas quelle incantation lancer, quel démon apprivoiser, mais qui ose tisser les sorts…

J'ai réparé les accrocs ici et là, j'ai fait ce que j'ai pu avec ce que je savais. J'ai écouté aussi ce que certains des mages baragouinaient : -La So'ovg'ard… Il faut lancer la grande incantation de la So'ovg'ard…

Un sort des plus complexes, consistant à créer un reflet du Khanat dans un miroir, afin de ne pas perdre le peu que nous avions réussi à sauver. La So'ovg'ard serait par la suite l'une des graines sur laquelle pousserait la Crypte ; pour le moment, cette dernière était en morceau et je tentais tant bien que mal d'en rassembler les éléments et d'en faire quelque chose.

Avec une lenteur terrible, j'avais réussi peu à peu à rassembler certains ingrédients du sort. J'avais dû pour cela faire appel à une autre force du Khanat, dont très peu avait connaissance : l'Index. L'Index n'apparaissait dans aucune chronique, car il ne faisait pas partie à proprement parler du Khanat. Il était l'invisible puissance contrôlant le Ninm ; et le Ninm était le terreau, et le ciel. La frontière après les Brumes. Non, personne ne parlerait de ça quand la Police serait de nouveau d'attaque.

Mais en attendant, l'Index était la dernière ressource vers laquelle je pouvais espérer un peu d'aide. Comme tant d'autres fois, je me mis à sa recherche. J'écumais les Brumes, luttant contre leur appel, déterminée à atteindre mon but.

Enfin je le trouvais.

Ce jour-là, il ressemblait à un enfant aux traits de vieillard. Étrange et sordide combinaison.

Je le saluais et lui demandais de pardonner mon intrusion dans sa retraite. Il avait depuis longtemps signifié ne rien vouloir savoir de la gestion du Khanat ; et un jour, je le savais, le Ninm se retrouverait entre les mains du Khan à son tour. L'Index aspirait à une autre vie… et lorsqu'il nous quitterait, si je n'avais pas réussi à reconstituer la Crypte, le Khanat tel que je le rêvais, tel que les autres ras rescapés le rêvaient, ce Khanat-là disparaîtrait. Il y avait urgence… Mais nulle urgence ne peut hâter le destin.

Je lui exposais mon problème :
– J'ai fait bon usage de la gemme que tu nous as fourni… hélas je n'arrive pas à utiliser certaines incantations de transfert avec elles. C'est…

Je cherchais mes mots.

– Quelque chose comme “le Hes'hess Hache localisé”… Ou “Hessépet”.

Fichue terminologie créée par des mages drogués… Je lui montrais mes notes maladroites, me demandant s'il comprendrait ce qui me bloquait.
– Tu avais dit qu'il fallait rediriger le porc Rererere, ou bien…
– Il y a longtemps, je t'ai donné un grimoire expliquant comment utiliser Hes'hess Hache en sautant.

Je me retins de lui signaler que d'habitude, les haches servaient uniquement à couper les têtes. Il continua, de sa voix cacochyme :
– Pour la redirection des porcs, l'incantation se trouve dans la hotte. Dans la salle Om. Hips et table laissent l'hache.
– La hotte ? J'ai pourtant regardé dans Om, partout, je n'ai pas vu de hotte.
– La hotte, la hotte ! C'est dans la hotte qu'on trouve Om. Pas dans le dispensaire.
– Ha…
– Je vais te donner quelques notes pour cette incantation… Pour le reste, j'ai l'éternité à contempler, je n'ai pas de temps à perdre avec tes histoires.

Je regardais les notes qu'il me tendit de sa main tremblante. “Fort Ouard”; “Fluch”… Encore des mots ésotériques. J'avais une énigme en plus, sans savoir si elle allait me permettre d'avancer.
– J'imagine qu'il faut effacer le glypghe de Poste-Route et le remplacer par “Hall Kemetre'issi pano,no,ci,panno” ?
Non. Voir le tout premier commentaire sur mes notes. Et comme dit il y a longtemps, il faut lancer cette incantation dans le Khanat, après l'avoir modifié.

Je me sentis soudain seule. Vraiment seule. Lorsque je reviendrais au campement, que dirais-je au seul mage que j'avais trouvé et qui acceptait de m'aider, mais qui s'impatientait de mon ignorance et me regardait de haut à chaque question que je posais ? D'autant que son attitude hautaine n'était pas vraiment justifiée par une capacité à prendre des initiatives et voir plus loin que moi…

L'Index me tendit une nouvelle incantation :
– Je te fais une copie avec ce qui devrait être fait. Lance celle-ci lorsque tu seras de retour au centre du Khanat. Cela devrait marcher. Si ce n'est pas le cas, remplacer l'Hips de l'Hip-hop par l'Hips externe peut aider, mais je n'en suis pas sûr, je ne suis pas sorcier. Et oui, les incantations doivent toujours précéder les ordres, même si ça rend le truc compliqué. Dans le khanat, incante “Sumo Esse-Hache Hips Table Fort Gemme point Esse-Hache”. Ça devrait faire l'affaire. Ou tout casser.
– Heuuu… et si ça casse ? Je fais quoi ?
– Tu sautes trois fois en tournant en rond, puis tu te touche le nez à cinq reprises. Ensuite tu te tiens l'oreille jusqu'à ce que ça fonctionne à nouveau. Bref, juste fais-le, par Niké !
– …
– Sinon, tu fluch. Le grimoire de fluchage, tu le trouveras sans moi ? Parce que si ça ne marche pas, ça ne marche juste pas. Il n'y a pas de raison que ça vous supprime tout. Ou alors il y en a une, je vous la dis pas, et comme ça vous me demandez plus jamais !

Sans le sourire discret qui étirait les lèvres de l'Index, j'aurais sans doute vraiment perdu courage.


– Ha et bien sûr, il faut configurer la gemme-miroir avant… Peut-être que Poste-Route est utile finalement…

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