Une spadzura sous terre
« De la terre ! Enfin ! »
Kuclicni avança à pas prudents, tâtant le sol. Elle s’arrêta finalement, proche de la paroi opposée à l’entrée du passage. Elle planta ensuite ses griffes profondément dans le sol, éteignit son krili, ferma les yeux, étendit ses bras et se laissa osciller légèrement au gré des courants d’air, tantôt chauds, tantôt frais émanant des diverses ouvertures. La caverne ici en était constellée. Des filets d’eau suintaient le long de la roche et humidifiaient le sol. L’air était déjà plus chaud et chargée en humidité ici que dans les cavernes précédentes.
La spadzura profita de l’arrêt pour laisser vagabonder ses pensées, plongeant dans ses souvenirs. Cela faisait maintenant deux dei qu’elle avait commencé l’exploration de la cavité. De nombreux jeftu avaient passé depuis son départ. Bien que son excessive curiosité ait toujours paru fort étrange à ses pairs, elle ne s’était encore que rarement aventurée aussi loin de ses terres natales et qui plus est sans être accompagnée. Elle sourit. Il n’eut fallu pourtant que d’un seul récit pour qu’elle se retrouve ici quelques jeftu plus tard. Et cela dans une situation dans laquelle aucun de ses pairs ne souhaiterait se trouver : au fond d’un caverne, équipée de krili noirs chargés pour s’éclairer.
Kuclicni aimait tellement les histoires psalmodiées le soir sous le ciel brillant de milles éclats. Tant de récits et légendes contés par les anciens de sa tribu ou encore des voyageurs de passage, spadzura ou non. Et c’est pourtant un fait récent qui a fait rejaillir du passé une légende entendue il a bien des années. A la réflexion, c’était probablement elle la cause de sa curiosité incessante. Curiosité qui a guidé tant de choses. De son premier revif, plutôt précoce pour une spadzura, jusqu’à devenir l’une des seules de sa tribu ou celles des alentours proches à compléter son enseignement à l’InfrAcadémie.
Elle chercha dans ses souvenirs. C’était en fin de dei, oui. Des membres d’une tribu venue de l’est, au nord du Delta venaient d’arriver quand elle rentrait d’une ballade au cœur de la forêt. Elles étaient venues demander conseil. Lors d’échanges de leur production de colle au Roc des Oiseaux, elles avaient été abordées par un grand quetzara disant venir de notre région. Il leur a conté une longue histoire. Une histoire racontant les liens de son Zug avec de grands arbres qu’ils nomment « jimefarkansa ». Ils pensent que ces arbres rêvent eux-aussi. Ils demandent aide et conseil à nous, spadzura, afin d’en être certains. Nous n'avions jamais entendu parler d’un telle chose. Aussi, nous décidâmes alors de préparer une délégation pour rencontrer les membres de ce Zug et les jimefarkansa.
Toute la tribu pensa à l’envoyer elle mais pendant que plusieurs de ses amies se tournaient vers elle à la fin du récit, s’attendant à ce qu’elle demande à participer, elle était ailleurs. Elle se remémorait brusquement une légende souvent racontées aux jeunes spadzura en croissance. Cette légende raconte qu’il existerait loin au nord, sous la jungle inconnue au sud d’Itsmir, vide de toute spadzura ou toute autre ra à sa connaissance, au fin fond des cavernes chaudes de ratmidju, des êtres ressemblant aux spadzura. Elle acquiesça d’un mouvement de tête. Oui, c’était de cette légende d’où tout partait. Kuclicni a longtemps cherché dans les archives de l’InfrA mais ne les a pas trouvés. Pas la moindre trace de ces êtres hormis dans cette légende. Puis au fil des ans, la légende s’est remisée dans un coin de sa tête. Elle y est restée enfouies jusqu’à ce que l’histoire de ces arbres qui rêvent vienne la réveiller.
Alors elle est partie, à pied. Elle ne connaissait pas le resni, pas plus qu’il n’existait de véloce dans la Jungle ou de miroir d’obsidienne permettant d’atteindre sa destination ou même l’approcher. Elle a d’abords accompagné la délégation spadzura vers les campements de saison du Zug Ginkapstani vers le sud ouest. Voyager accompagnée restait toujours plus agréable et bien plus sécurisant. Elle aurait longtemps l’occasion de voyager seule pour les étapes suivantes. Cela a duré une vingtaine de jeftu. Elle a ensuite bifurqué vers le nord, longeant la face ouest des Monts de Givre, par la savane durant une trentaine de jeftu. Jamais elle n’avait voyagé aussi longtemps. Le voyage n’a pas posé de problème particulier dans la mesure où elle n’était pas pressée par le temps. Une spadzura n’a pas besoin de s’encombrer de provisions tant qu’elle trouve un sol meuble où se planter. Elle ria intérieurement, une spadzura n’a pas non plus de problème d’« ampoule » ou autre irritation due aux vêtements que portaient les tcara ou autres ucikara qu’elle avait pu côtoyer à l’InfrA. Elle s’était juste équipée pour s’éclairer dans les grottes qu’elle devrait explorer si elle les trouvait, ayant appris le nécessaire pour charger et manipuler les krili dédiés à l’éclairage à l’InfrA. Seul l’effet de son éloignement sur son lien au Sa'aru'i l’inquiétait lorsqu’elle bifurqua.
Ce fut dans la jungle, alors qu’elle explorait les contreforts au pied des Monts de Givre à la recherche de cavités, qu’elle ressentit le besoin pour la première fois de son existence. Elle planta ses griffes et s’immobilisa peu à peu. Le Sipsa'i… Sa peau se recouvrit peu à peu d’une couche raide puis de plus en plus solide qui prit l’apparence et la texture de l’écorce des arbres qui l’entouraient, la fondant dans la végétation environnante. Elle perdit à ce moment là la notion du temps et ne sut dire ensuite combien de jeftu s’étaient écoulés.
La jungle avait peu changé à son éveil. L’écorce qui l’avait recouverte s’était fissurée en plaques et tombait peu à peu. Elle put se mouvoir à nouveau. Elle avait retrouvé le Sa'aru'i, retrouvé les siens. Elle avait été comme une radicelle d’un système racinaire parcourant le sol à travers tout le Khanat. Le lien était ténu mais il était là. Elle en fut heureuse et rassurée. Elle ne saurait décrire toutes les émotions qu’elle avait ressenties, toutes les stimulations auxquelles elle avait était exposée, saturant ses sens. Pas seulement son peuple lointain, mais chaque élément de la végétation environnante avait son propre son, son propre goût, sa propre odeur, sa propre empreinte. Elle s’était complètement noyée dans cet océan de sens. Il lui faudrait encore longtemps pour assimiler tout ce qu’elle avait vécue.
Ce fut aussi ce dei qu’elle trouva l’entrée d’une caverne : dans les racines d’un arbre colossal, tellement imposant que toute sa tribu aurait pu y vivre, s’était-elle dit. Et elle y pénétra, comme mue par une force extérieure, un sentiment étrange qui la poussait malgré son appréhension à l’idée de quitter culno.
Elle tremblait à ce moment là, elle s’en souvenait. La cavité détonnait nettement avec celles plus accueillantes qu’elle avait connues dans les environs de Natca. Elle avança alors puis alluma son premier krili en intensité minimale. Vu sa réserve, elle pourrait tenir de nombreux dei sous culno.
Elle remarqua la présence éparse autour de l’entrée d’un type de mycélium qu’elle ne connaissait pas. Il était d’aspect moussu, à la couleur changeant selon comment elle se penchait et s’orientait pour l’observer. Des reflets tantôt, bleutés, tantôt ocrés sur la dominance verte céladon de l’ensemble de la couche. Il donnait çà et là des sporophores aux tailles variées et aux formes biscornues. Elle le recroisa pendant toute son exploration, avec semblait-t-il de plus en plus d’intensité à mesure qu’elle gagnait en profondeur.
La descente fut d’abords assez malaisée. Heureusement elle avait pensé à s’équiper de lianes pour assurer les passages difficiles de sa progression. Après avoir descendu quelques dizaines de mètres, la pente devint plus douce et sa progression plus confortable. La légende parlait du fin fond des cavernes chaudes de ratmidju, quelle euphorie avait-elle ressentit quand elle avait remarqué que la température devenait de plus en plus agréable. Si la légende avait un fond de vérité, alors c’était dans ce type d’endroit qu’elle devait poursuivre ses recherches. Elle s’était alors dirigée vers la chaleur et l’avait laissée conduire ses pas depuis, jusqu’à se retrouver dans cette caverne où elle s’était arrêtée.
Kuclicni reprit brusquement le fil de la réalité. La terre était nourrissante ici. Elle se sentit mieux et fin prête à poursuivre son exploration. Sa remémoration du Sipsa'i la retint un instant. Dans tout dont ce qu’elle avait pu faire l’expérience, elle se souvint maintenant que dans toute la végétation environnante elle avait ressentit aussi des émanations ne provenant pas uniquement de la surface de culno mais aussi dans l’air et à ratmidju.
Elle ouvrit les yeux et se rendit compte qu’elle pouvait y voir alors que son krili était pourtant bien éteint. Elle se rendit compte avec un hoquet de surprise qu’il s’agissait du mycélium qu’elle voyait proliférer de plus en plus depuis son entrée dans la cavité. Il était plutôt phosphorescent. Elle ne l’avait pas remarqué à la lumière du krili. « Peut-être qu’il n’émet pas s’il y a une source de lumière externe ? » pensa la spadzura. Elle ferma les yeux pour préserver sa vision nocturne, ralluma un instant son krili puis l'éteignit à nouveau et enfin rouvrit ses yeux. « Du noir…attendons ». Au bout de quelques dizaines de secondes, une luminosité timide commença à émerger. Quelques dizaines de secondes encore plus tard, la caverne était de nouveau bien assez visible sans krili dans une luminosité diffuse et tamisée d’une légère teinte verte tirant vers le jaune.
« Un bruit ! ». Kuclicni se tendit brusquement :« comme une petite quantité de graviers chutant sur une pente… plutôt lointain, c’est de l’écho… ». Elle haletait : « …plus rien ». La spadzura retint sa respiration quelques secondes encore, soupira puis sourit nerveusement : « sûrement encore des cnovol, j’en ai déjà croisé quelques uns qui rampaient plus haut, ils devraient être plus courants plus bas. Tâchons de trouver celui-là, il sera peut-être plus facile à observer. Les autres proches de la surface se sont vite enfuis. ».
Elle retira ses griffes du sol où elles étaient plantées et reprit sa marche à pas doux vers l’ouverture d’où il lui semblait venir les bruits de graviers. « Heureusement que la curiosité prend bien vite le dessus sur la peur chez moi ! J’en connais quelques unes qui se seraient enfuies en criant : SPADZURA ! » se disait-elle en riant intérieurement, maintenant le silence en se tenant à l’affût du moindre son.
Depuis l’entrée de la caverne suivante, elle put observer qu’au bout, un couloir faisait un coude vers la gauche. Elle progressa à pas silencieux et suivit le couloir. Celui-ci s’ouvrit ensuite sur plusieurs embranchements. Elle ressentit l’air et choisit là encore le passage d’où venait le plus de chaleur. La spadzura progressait toujours plus vers les profondeurs de ratmidju.
Toujours aucun son pour le moment. Ses pas la menèrent à une ouverture d’une cave bien plus étendue que les précédentes qu’elle avait traversées jusque là. Elle entra et y fit quelques pas silencieusement. Bien que du mycélium soit présent un peu partout, la visibilité restait limitée à cause de nombreux éboulements tombés du plafond. « Ils datent probablement d’une époque très lointaine » observa-t-elle intérieurement en longeant une suite d’amas de roches.
Arrivée presque à ce qui lui semblait être le centre de la grotte, à défaut d’avoir croisé le cnovol, Kuclicni voulut avoir une meilleure vue d’ensemble de la vaste salle. Elle se disait qu’elle devait avoir des concrétions magnifiques. Elle fouilla sa sacoche afin de sortir un krili, le pointa vers le plafond puis l’activa en luminosité maximale.
Elle entendit un crissement net à quelques mètres juste derrière elle et retourna brusquement la tête. La peur emmêlait ses pensées. Elle vit un être, plus ou moins sa taille, un peu recroquevillé. Sa peau était brune mais aussi recouverte çà et là du même mycélium qu’elle croisait depuis le début de son exploration. Des sporophores variés couvraient son corps et ses membres, certains venant du même mycélium mais d’autres lui étaient visiblement propres. Ses yeux et sa bouche ouverte exprimaient la même surprise et frayeur qu’elle. Elle remarqua qu’elle avait lâché son krili quand celui-ci se brisa sur le sol. Son éclatement résonna en écho dans toute la caverne. Au moment où la grotte fut plongée dans l’obscurité totale, elle entendit la créature crier : “MLEDIRA”.