Entre-monde
Dans le palais vide, mes pas résonnent.
Autrefois, ces salles bruissaient chaque soir de fêtes et de réceptions.
L’air embaumait les parfums et la poudre des courtisans, la sueur des gladiateurs, les effluves des voyageurs venant de tout le Khanat. Tous ces ra, présents pour rendre hommage à l'ultime et unique Khan.
Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un tombeau, un lieu éteint, que même les fantômes ont déserté.
Alors que l’Oubli a recouvert le monde, je me souviens. Je me souviens au-delà des Éons, je me souviens bien au-delà de ma propre incarnation. Je me souviens d’avoir été paysan, boucher, cuisinier, page, chevalier, troubadour, espion, tavernier, fleuriste, poète, brigand, charretier, noble… Je me souviens d’avoir été automate, tcara, ucikara, runzatra, quetzara, ophidra et même spadzura. Je me souviens d’avoir été la pierre, et l’eau qui polissait la pierre, et la feuille qui courait sur l’eau, et le vent dans les nuages.
Je m’en souviens, et plus encore.
Mais il n’y a plus personne pour écouter.
Je me souviens aussi d’une histoire derrière les portes du palais, ces portes dont nul ne sortait en dehors du grand Khan. Beaucoup d’histoires n’étaient connues que des gens derrière les Portes, mais cette histoire-ci ne se transmettait qu’au cas par cas. L’entendre, c’était savoir qu’on porterait prochainement un autre masque, qu’on serait alors l’Unique, l’Éternel.
Aujourd’hui je me souviens, comme si je l’avais vécu, de cette histoire du fond des âges. Et pourquoi pas ? Je l’ai vécue, autrefois.
Le temps viendra où cette histoire sera contée, envoyée au-delà des Brumes, afin d’abreuver le Khanat du seul fluide qui peut le faire vivre. Mais le temps n’est pas encore venu.
Ici, à la croisée des temps, alors que passé et futur se mélangent, que tout est suspendu à un mot, un geste, j’attends. J’attends un signe qui ne viendra jamais, car plus personne ne peut le donner. Je sais pourtant que d’un instant à l’autre, ce signe sera donné.
Je repasse éternellement dans les mêmes salles vides. Elles paraissaient si grandes, quand la foule se pressait ici chaque soir… Elles m’oppressent à présent, me font sentir presque petit, moi qui suis censé être le plus grand, du moins jusqu’au prochain Éon.
Il y a dans le palais des salles qui vont et viennent. Elles s’adaptent aux besoins du moment. La plus connue des ra, celle que beaucoup verront au fil de leurs incarnations, est la salle de réception, avec ses immenses tables toujours couvertes des mets les plus fins et des boissons les plus délicates, ses chandeliers grands comme des maisons, ses cheminées immenses.
Les tables sont vides aujourd’hui, les feux éteints, les lumières mises en veilleuse.
Mes pas me mènent à la salle du trône. Cette salle n’a jamais été la plus grande, bien qu’elle puisse accueillir toutes les Maisons au fil des âges. Mais seuls les plus nobles ont le droit de débattre ici, et tous les ra du Khanat ne sont pas nobles. Le trône étincelait aux jours de gloire, surplombant la masse, défiant les ra assemblés de l’approcher.
Ses fastes sont éteints aujourd’hui, sous une poussière que rien ne déplace.
Je continue ma ronde silencieuse à travers le palais, comme un automate suivant le chemin qu'on lui a tracé.
Je monte les grands escaliers du Destin. La grande Fresque des Éons les surplombe, cette fresque qui dessine chaque détail de l'Éon, et qui subtilement change suivant ce dont chacun a rêvé. Sa magie tient moins à ses qualités de prophéties que d’adaptation au présent. Aujourd’hui, comme hier, comme depuis une éternité, elle ne dessine que des Brumes chamarrées, d’où émergent à grand-peine une silhouette, un élément de décor, un visage. Mon visage.
Face à la fresque, à l’aplomb des escaliers, l’Horloge. L’Horloge que chaque ra travaillant au palais tentera de ne pas regarder, durant un éon entier. Seuls les aventuriers curieux oseront lever les yeux sur ses aiguilles folles. L’Horloge n’est pas zbasu. L’Horloge indique un temps qui n’existe que pour elle. Durant tout l’éon, elle accélère et ralentit, saute des heures, revient en arrière pour mieux repartir. Les chiffres qui la composent sont des glyphes, racontant des histoires à qui ose les déchiffrer, à qui ose suivre leur lente reptation sur le cadran.
Même l’Horloge s’est tue à présent. Ses aiguilles se sont arrêtées à minuit moins une et refusent d’en bouger. Je la regarde jusqu’à en avoir mal aux yeux, comme si par la seule force de ma volonté, je pouvais la décider à avancer. En d’autres temps, peut-être que cela aurait pu marcher… Mais pas maintenant.
Je marche encore, jusqu’à une salle où subsiste un léger parfum de magie. Comme chaque jour, comme chaque fois, je passe entre les sièges vides, remonte l’allée centrale, puis contourne la scène pour grimper les quelques marches qui y mènent. Là, je retrouve le siège, sobre et simple, bien loin des fastes du trône, ce siège tout simple où certains conteurs s’installaient avant de régaler l’assistance de leurs histoires. J’en caresse le velours élimé, tentant de réveiller l’esprit d’un de ces rêveurs du passé. Je finis par m’asseoir. Je tends la main, attrape la petite harpe qui m’attend, en pince quelques notes. Quelques notes que chaque ra connaissait, connaîtra.
Devant la salle obscure, face au noir qui me regarde avec avidité, je peux soudain croire qu’un public attend.
Ce soir, l’assistance est là.
Continuant à jouer distraitement de la harpe, j’entame les mots magiques, ceux qui signent la renaissance :
- Il était une fois…