Cœur de sel
Le Xétarque, c’était pas le genre de soldat à qui on la faisait. Dur comme le roc, desséché par le soleil, il devait avoir un bout de sel à la place du cœur. Ceux qui étaient affectés à notre unité commençaient en général par avoir les chocottes, puis par en baver un max. Mais à la fin, c’était des légionnaires, des vrais.
Légion de Sel, c’est pas une sinécure. Y’a pas un seul patelin dans ce foutu pays qui ne soit pas un trou à gnuz. Les ras du coin ont tous la gueule de travers : c’est le seul moyen de survivre à cette foutue zone. Et nous, on est censés être là pour faire respecter l’ordre et la loi, pour faire honneur au Khan. Khan de mon cul, oui, c’est pas lui qui viendrait tremper ses jupes dans la poussière ici. Quand tu t’engages dans la Légion de Sel, en général c’est que tu cherches à fuir un truc tout en ayant à bouffer gratos. Ho, on n’accepte pas de criminels, hein : eux, on les renvoie en direct via les Brumes. Mais bon, on a tous des choses dont on n'est pas fiers et dont on n’a pas forcément envie de parler, voyez ? Sinon aucun intérêt de venir ici !
Mais quand on signe avec la Légion, c’est pas une promesse en l’air. La Légion, c’est une compagne exigeante, jalouse, qui vous prend tout ce que vous avez et ne vous donne que la joie de la servir. La joie, mon cul oui. Y’en a plus d’un qui a fini par déserter, surtout ici. Mais ceux qui tentent ça sont des sacrés couillons. Parce que la Légion finit toujours par vous rattraper. Et elle est pas du genre à pardonner.
Le Xétarque, lui, il a épousé la Légion avec tout ce qu’il avait dans les tripes. Fallait pas s’aviser de dire un mot de travers quand il était là. Les histoires d’honneur, tout ça, il rigolait pas avec. Dans d’autres Kastrons, il aurait sans doute décroché pleins de médailles pour ça ; mais ptet que justement, sa gueule de taré psychorigide a fini par les lasser et qu’ils l’ont envoyé ici pour plus le voir. En tout cas ici, il est resté Xétarque, parce que les galonnés du haut sont pas fous : ils veulent pas d’une brute pour salir leurs beaux tapis. Mais il est très bien pour mater les rebelles. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé sous ses ordres.
C’est ptet une gueule de con, le Xétarque, mais mine de rien notre unité a de la gueule. Déjà, il se démène pour que nos armures tiennent le coup ; vu les difficultés d’approvisionnement autant vous dire que c’est pas du gâteau. Il tolère pas trop qu’on les personnalise par contre. Les charmes et autres gadgets non réglementaires, c’est niet. À la limite certaines armes, si c’est bien planqué. Ok, c’est bien pénible de passer autant de temps à gratter le sel sur les armures et à se tenir droit, mais quand on arrive dans un patelin, les gus filent droit. Tu fais pas le malin quand t’as une bande comme nous qui débarque, même si t’as rien à te reprocher. Et on trouve toujours, quand on cherche.
Je vous ai dit qu’on avait tous des trucs d’avant à oublier, hein ? Personne y échappe. Et au bout d’un moment, dans la Légion, tout se sait. Après, ce qui est dans la Légion reste dans la Légion. Mais on sait. Le Xétarque, j’ai mis des années à savoir. Des siècles même. Tous ces jours à supporter sa compagnie, à courir à ses côtés sous les soleils de plomb, à se faire tirer dessus, à embêter les indigènes, et jamais il a soufflé mot de tout ça.
Puis un jour, on revenait d’une escarmouche un peu violente du côté de Drez'Druzur, et je l’invite à fêter ça à la Taverne du Ra Assoiffé à Suzhana. Le service fini, hein, ça nous arrivait. Évidement, pas pour boire de l’alcool, pas lui. Que de l’eau, je l’ai pas souvent vu goûter à plus corsé. Dans une région où la gnôle est moins chère que l’eau pure, c’est une façon de faire le luxueux, mais pour lui, c’était juste pour être toujours d’attaque. Sous ses ordres, fallait pas être bourré, même après le service… En tous cas pas se faire chopper. Mais bon, il nous empêchait pas de nous en jeter une petite derrière le plastron à l’occase, hein !
Donc bon, c’était un coup où il avait envie de dire oui, je partage un verre d’eau avec mes hommes, je suis si proche d’eux. Fallait lui reconnaitre ça : c’était juste ce qu’il fallait pour qu’on lui fasse confiance, sans jamais oublier qui était le chef.
Ça faisait bien vingt jeftu qu’on n'était pas revenus ici. Et on n'avait pas trop pris le temps d’écouter les rumeurs en ville. Du coup, le choc quand on a vu qui nous apportait nos verres ! Une serveuse roulée comme un vent frais, toute en courbes et sourires. Ce genre-là, c’est pas trop commun par ici, le climat a tendance à vous dessécher les zygomatiques. Mais elle avait dû arriver depuis un moment déjà, parce qu’elle connaissait la plupart des habitués par leurs noms et qu’elle maîtrisait son métier.
Bon, on était plus d’un à baver sur la cambrure, hein, et c’était évident que le patron avait fait une bonne affaire en l’embauchant, parce qu’on allait se resservir juste pour le plaisir de la voir se pencher vers nous. Y’en avait qu’un, autour de la table, qui avait pas la langue qui pendait, et c’était le Xétarque. Mais pour une fois, il avait laissé tomber sa face de marbre. Il la regardait comme s’il avait vu un fantôme.
Sérieusement, on aurait eu un Être des Brumes en face de nous, il aurait eu l’air moins terrifié. Et y’avait pas de quoi : cette serveuse, elle était peut-être canon, mais bien ra, hein ! Ça a pas duré long, et si je l’avais pas eu en face de moi, j’aurais sans doute rien remarqué.
Il a rien moufté, durant deux bonnes heures. Quand les autres ont commencé à s’enivrer un peu trop, il les a renvoyés à la caserne. Mais on voyait que le cœur y était pas, pour une fois. Et lui n’est pas rentré. Il est resté là, à regarder la serveuse continuer à se dandiner entre les clients. Et je suis resté aussi, hein… privilège de dékarque pas trop éméché !
La taverne commençait à se vider un peu, et il lui a fait signe de venir nous resservir. Elle est revenue avec son grand sourire, elle a posé le verre d’eau pure devant lui, puis elle lui a demandé :
— C’est la seule eau que tu bois, guerrier ?
Il l’a regardée avec sa gueule taillée à la serpe, et un je ne sais quoi dans le regard. À la place de la fille, j’aurais pas été à l’aise, mais elle semblait plus amusée qu’autre chose. Et là, soudain, je me suis franchement senti exclu. C’est comme si, sans mots, ils échangeaient tout un discours.
Ptêt qu’ils étaient en Kom, hein, mais bon, ça m’aurait surpris. Nan, c’était vraiment… bizarre. Elle a fini par rougir, alors qu’elle avait pas l’air farouche, et par repartir au bar s’occuper des autres clients.
Moi, j’ai craqué :
— Bordel, c’est quoi l’histoire ?
— L’histoire…
Le Xétarque continuait de la regarder, presque… rêveur, si c’était possible de l’imaginer rêveur. Puis il a fini par dire :
— Elle s’appelait Eleena. Elle travaillait pour un journal de Natca assez connu. Une fille intelligente, un peu trop curieuse, qui n’avait pas sa langue dans sa poche.
Il a eu un petit sourire en coin en disant ça.
— Elle est venue faire un reportage sur… là où j’étais. Il m’arrivait de lire ses articles, elle avait une jolie plume. Puis je l’ai recroisée un jour dans la cambrousse. Elle était coincée pour accéder à une zone grouillante de prédateurs. Je l’ai accompagnée. Une chose en entrainant une autre, nous avons fini par échanger nos kom, pour d’autres balades. Je l’ai emmenée dans les endroits les plus paumés du Khanat. C’était une citadine, à ne pas savoir où poser ses pieds, mais elle ne manquait pas de ténacité et elle ne reculait devant rien.
Il soupira, toujours sans la quitter du regard :
— Je te mentirais en disant que tout ça restait platonique. Mais c’était une tcara, une Créatrice, affiliée à une grande famille, et moi un ucikara sans fortune et sans rien à offrir qu’une vie de bataille. On ne pouvait pas officialiser ça.
Il a eu un autre drôle de sourire :
— Et puis, c’était une petite peste. Bref, ça ne pouvait pas être grand-chose d’autre qu’une passade.
Son sourire s’est éteint, son regard s’est voilé :
— Puis il y a eu ces attaques de la Horde. Mon unité a été déplacée une nuit, pas eu le temps de prévenir qui que ce soit. Ensuite, les combats, loin de tout, d’abord contre ces tarés décérébrés, puis contre les Brumaires qui les manipulaient. Et les Brumes… Quand la Horde survient, le lirri'a n’est jamais loin. Les Brumes ont déferlé, elles ont dévasté des villes, englouti des Kastrons entiers. On a fini par les repousser, mais le Khanat avait changé de face. J’ai profité d’une permission pour tenter de savoir ce qu'elle était devenue. C’était idiot, bien sûr, mais j’espérais qu’elle ne m’aurait pas Oublié. J’ai fini par retrouver sa trace.
Bordel des Dieux, j’ai bien cru que le Xétarque avait les yeux plus humides en arrivant à ce point de son histoire. Si j’avais pas su ça impossible…
— Elle avait aussi suivi les évènements de près ; je me dis souvent que j’ai dû passer tout près de l’endroit où elle était, sans savoir… Elle avait suivi sa folie habituelle, elle était allée interroger la Horde sur leurs motivations. Ces cinglés avaient commencé par l’accepter, puis avaient dû perdre patience devant ses questions. Ils l’ont torturée des jours. L’unité de la Légion qui est tombée sur leur campement les a tous massacrés, jusqu’au dernier. Mais il était trop tard pour elle. L’officier lui a donné le repos des Brumes ; seul le revif pouvait l’apaiser un peu, ses blessures étaient trop graves. Sauf qu’elle n’est jamais ressortie des Brumes…
— Ça date au moins d’un éon…
— Plus que ça… Il fallait la rudesse du Salargug pour perdre le souvenir de sa douceur, la chaleur impitoyable pour ne plus penser à sa fraîcheur innocente, la sécheresse du désert pour me faire oublier l’eau de son corps.
— Et c’est elle ? La serveuse ?
Il a tourné vers moi un regard hanté :
— Elle ? Non. C’est juste une serveuse qui a sa voix, son corps et ses gestes. Mais Eleena a disparu et rien ne la fera revenir.
J’avais jamais vu le Xétarque comme ça. Lui qui refusait jamais une bataille, là, il était battu avant même de commencer. Y’a des fois, faut savoir soutenir ses officiers, même quand ce sont des peaux de branaz remâchés par les soleils. Et puis il avait une tête à prendre l’express pour les Brumes à son tour. Avouez que ça aurait été con.
Je me suis levé, je suis allé voir la serveuse au bar. Je lui ai parlé un peu. Le Xétarque à sa table me regardait avec la tête de celui qui prévoit une éternité de corvées. Ça me faisait plaisir de le voir reprendre du poil de la bête.
La fille, je ne sais pas si elle avait un souvenir ou quoi que ce soit, mais mes propositions semblaient pas lui déplaire. Elle est allée rejoindre le Xétarque. Ils ont un peu causé, mais de quoi, je pourrais pas vous dire. y’a des fois, faut savoir garder ses distances, et puis j’avais de bonnes raisons de penser qu’il m’aurait abattu d’une balle si j’avais approché.
Je me demandais s’ils allaient se lever, monter aux chambres que louait la taverne à ceux qui voulaient prendre du bon temps. Sauf qu’à bayer aux corneilles et tenter de faire celui qui voyait rien, j’ai vraiment loupé le moment où ils s’éclipsaient. Où ils sont allés finalement, je pourrais pas vous le dire. J’ai fini par me décider à rentrer à la caserne, après avoir un peu cherché à en savoir plus, sans succès.
J’ai fait surveiller tous les accès aux baraquements, même ceux qui sont pas officiels. Surtout les pas officiels, d’ailleurs. Mais j’ai pas la moindre idée de comment il est rentré à son tour, car au matin, il était là, aussi impeccable que s’il avait eu la nuit pour faire reluire son armure. Avec son éternel tête de psychopathe, même pas plus détendu. J’ai pas pu m’empêcher de lui demander :
— Bien dormi ?
Moi et ma grande gueule. Il m’a choppé par la nuque, et m’a fait embrasser un poteau avec vigueur, jusqu’à ce que je crie grâce. Puis il m’a murmuré :
— Ne t’avise jamais plus de te mêler de mes affaires, de parler de… d’avoir même une velléité d’y penser.
J’ai jamais rien moufté… Et pourtant… les regards des camarades évitent de s’attarder sur la cambrure d’une certaine serveuse.
Tout finit par se savoir, dans la Légion.