Souvenance en errance
Les petites billes roulaient et cascadaient les unes sur les autres au gré des inclinaisons que Kirun imprimait à leurs bocaux. La cuisinière examinait d’un œil critique ce qui ressemblait à de petites boulettes de pierre de couleurs et textures variées, mais qu’elle savait reconnaître comme l’ingrédient de base d’un vrai bon tcay. Elle produisait quotidiennement un breuvage très correct pour l’ensemble des habitants et travailleurs de son exploitation de Kaifoi, mais elle aimait bien une version un peu plus personnelle de cette boisson pour ses propres jours de repos. Et puis, ce soir, elle avait des invitées. Des amies qui méritaient ce qu’elle pouvait leur offrir de mieux. Elle sélectionna donc avec soin la vingtaine de boulettes de pierre qu’elle glissa dans les six tubes perforés de l’infuseur avant de glisser délicatement celui-ci dans la grande carafe remplie d’eau brûlante. Elle compta ensuite précisément autant de gouttes de jus de sarycpintsi que de billes pour faciliter la dissolution et fit tourner le récipient d’un mouvement souple du poignet, né d’une longue habitude. Elle avait préparé à l’avance de quoi manger, et elle se dirigeait vers le four pour vérifier la cuisson lorsqu’un coup léger retentit à la porte. Elle fit donc immédiatement demi-tour pour aller ouvrir à ses visiteuses.
Cem et, surtout, Ceppers attendaient dans le couloir et Kirun ne put s’empêcher d’enlacer cette dernière dans une féroce accolade de bienvenue. L’ucikara la lui rendit avec à peine un soupçon de retard, qui ne rassura pas tout à fait la cuisinière. Elle salua ensuite la tcara de façon un peu moins démonstrative, puis se dépêcha de les faire entrer toutes les deux en apercevant deux ra qui arrivaient dans le couloir. Ceppers était rentrée quelques jours plus tôt, avec une demi-douzaine d’autre combattants de la fenra, tous auréolés de la gloire des vainqueurs, mais tous n’avaient pas réagi de la même façon à l’accueil enthousiaste des ra de l’exploitation. Même si aucun ne se pavanait, certains acceptaient volontiers de raconter, encore et encore, ce qu’ils avaient fait, à quoi ressemblait la fenra, comment ils avaient combattu, et surtout les célébrations qui avaient suivi à Natca. Mais la responsable de la maintenance avait rejoint directement son logement et n’en était pas ressortie. Cem avait quand même fait passer le mot à l’intendant, et aux quelques amis de longue date du couple, qu’elle allait aussi bien que possible mais qu’il lui faudrait sans doute quelques jours encore avant de pouvoir reprendre son activité normale et qu’elle ne souhaitait pas de visites pour l’instant. L’intendant avait simplement répondu qu’elle pouvait prendre tout le temps nécessaire, et Kirun s’était préparée à patienter. Pour ce qu’elle en savait, la visite de ce soir était la première sortie de Ceppers depuis son retour, et même si elle était heureuse de la revoir, elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter un peu quand même. Cem n’avait pas été très bavarde quand elle avait demandé si le couple pouvait passer.
Elle referma la porte derrière ses invitées, mais Cem s’était arrêtée au beau milieu du passage : « Tu as changé la déco ?
– Pas vraiment. Seulement l’agencement de quelques meubles. Je sais que vous préférez les coussins. »
En effet, le quatuor de fauteuils confortables autour de la table basse avait laissé la place à un tapis et une multitude de coussins dépareillés, mais dont les couleurs vives réchauffaient l’ambiance habituellement purement fonctionnelle de l’appartement. Kirun reconnaissait en son for intérieur que le changement d’atmosphère n’était pas désagréable, mais elle préférait quand même le confort de ses fauteuils pour s’asseoir. Raison pour laquelle ceux-ci attendaient dans la chambre le départ de ses invitées, pour retrouver leur place habituelle. Mais elle se disait qu’elle conserverait peut-être le tapis.
Cem sourit mais n’ajouta rien. Elle agença rapidement quelques coussins pour elle et sa compagne, et les deux ra s’assirent côte à côte. La raideur de Ceppers n’échappa pas à Kirun, pas plus que le geste d’assistance vite retenu de Cem. Elle ne fit cependant pas de commentaire et alla discrètement chercher le tcay et les diverses bouchées à grignoter qu’elle avait préparées, pendant que ses invitées finissaient de s’installer.
Un silence un brin gêné s’installa. La cuisinière ne savait pas trop sur quel sujet lancer la discussion, mais comme personne d’autre ne s’y risquait, elle se décida à mettre les pieds dans le plat.
« Ça me fait plaisir de te voir de retour, Ceppers. Même si je t’ai connu meilleure mine.
– Toujours aussi directe, hein. » La responsable de la maintenance sourit. D’un sourire fatigué et trop vite effacé, mais un sourire quand même.
« Cem t’aime bien trop pour remarquer tes cernes. Mais j’espère au moins qu’elle t’a fait un bon massage.
– Plusieurs, même ! » intervint la tcara.
« Go’i. Elle est formidable. » Les deux ra se serrèrent la main, mais le silence retomba aussitôt. Kirun retint un soupir et se mit à servir le tcay.
« Tu préfères quoi ? Qu’on te raconte tout ce qui s’est passé pendant ton absence ? Qu’on parle de tout et de rien ? Qu’on t’écoute vider ton sac ? »
Ceppers prit une tasse de tcay et la serra entre ses mains. « Je ne sais pas. »
La cuisinière lança un regard inquiet à Cem, mais celle-ci lui fit juste signe de continuer.
« Je crois que je voudrais évacuer tout ça. Mais je ne sais pas par où commencer.
– Tu veux qu’on t’aide ?
– Je ne sais pas.
– Tu veux qu’on te pose des questions ?
– Go’i. Peut-être.
– D’accord. Vous vous êtes regroupés où ? À Natca ?
– Go’i.
– Ça devait être quelque chose. Vous étiez nombreux ?
– Je ne sais pas. Beaucoup. »
Ça n’allait pas être facile. Mais Kirun persévéra
« Et vous vous êtes battus à Natca ? » Ça paraissait très improbable, mais vu la puissance de la fenra et le nombre de ra concernés…
« Nago’i. »
Faire lâcher sa proie à un grezban était sans doute plus facile que de faire parler l’ucikara qui gardait obstinément les yeux sur la tasse qu’elle tenait serrée à deux mains.
« Vous êtes allés à la Source ? Vous y êtes allés comment ? Pas à pied, j’espère ! » Mieux valait éviter les transports basés sur une quelconque technologie krili près des fenra. Même si les plus petites pouvaient parfois être stabilisées temporairement à l’aide de cristaux de pouvoir, cela demandait un savoir-faire certain, et des krili particuliers. Et cette fenra avait été détectée entre le Désert et les Plaines : ça faisait une trotte depuis Natca.
« Nago’i. Nous avons pris un miroir d’obsidienne.
– Ouah! Et vous êtes tous passés par le même miroir ? Ça a du demander une sacrée puissance. » Kirun n’avait pas besoin de faire semblant d’être impressionnée. Les miroirs étaient rares, coûteux à établir et à maintenir, et toléraient généralement un nombre plus ou moins limité de passages dans un laps de temps donné. Pour cette raison, et aussi pour des questions politiques, les kagnivo les plus puissants tendaient à réserver à leurs membres et leurs alliés l’usage des miroirs qu’ils créaient entre les kastrons qu’ils contrôlaient. Mais mettre en place un miroir pour faire passer l’équivalent d’une armée…
« Nago’i. Je crois qu’il y avait plusieurs miroirs. En tous cas, la Légion était là avant nous.
– Ah oui. J’imagine que c’est logique. Ils ont pu commencer à stabiliser la fenra.
– Go’i. Et ils ont installé un campement temporaire aussi.
– Un campement ? Pour les soins et tout ça ?
– Go’i. Et pour dormir aussi.
– Dormir ? Mais vous êtes restés combien de temps là-bas ?
– Je ne sais pas. Des jours. »
Kirun fronça les sourcils. Elle avait, bien sûr, entendu un certain nombre d’histoires racontées par les combattants de retour. Sur la fenra, sur les combats, beaucoup sur la réception à Va’itu’a. Sur l’effet incroyable des potions de pixpapxrula aussi. Pas beaucoup de mentions de la Douleur, ce n’était pas ce que les ra voulaient retenir. Mais elle ne se souvenait pas d’histoire sur un camp. « Vous vous êtes battus combien de fois ? »
Mais Ceppers gardait les yeux rivés sur sa tasse et se balançait doucement d’avant en arrière.
« Ceppers ? Tu étais dans quelle équipe ?
– Zbasu.
– Bon choix. » Ça n’avait, en fait, aucune importance. Mais la cuisinière s’inquiétait du mutisme de son amie. Et elle avait remarqué l’attitude tendue de Cem aussi. « Et qui était votre chef ?
– Vrida’a.
– Un gladiateur ? » Le nom ne disait rien à Kirun, mais elle n’y connaissait rien en gladiature.
« Une ancienne gladiatrice. Mais plus maintenant.
– Et elle était comment ?
– …
– Ceppers ? Elle était comment, Vrida’a ? Tcara ? Ucikara ?
– Tcara. Des cheveux rouges. Qui lui faisaient une longue tresse jusqu’aux fesses. Elle a été coupée à un moment.
– Et elle vous a bien guidés.
– Je crois. Elle nous a donné de la potion de soin après.
– De la pixpapxrula ? Tu en as pris ?
– Je vais bien. Mes blessures sont guéries.
– Tu as pris de la pixpapxrula qu’on t’a donnée, Ceppers ? »
Mais la responsable de la maintenance semblait perdue dans ses souvenirs. Et Kirun avait la désagréable impression que ce n’était pas des souvenirs agréables. Ceppers voulait peut-être vider son sac, mais soit lui poser des questions n’était pas la bonne solution, soit la cuisinière s’y prenait mal.
Cem passa un bras autour des épaules de sa compagne, mais c’était bien à Kirun qu’elle s’adressait : « Elle est comme ça depuis qu’elle est rentrée. Parfois elle dit qu’elle va bien, et on pourrait croire qu’elle est juste un peu fatiguée. Parfois elle dit qu’elle veut parler de ce qu’elle a vécu. Mais ça ne sort pas. J’ai essayé de juste l’écouter. J’ai essayé de lui poser des questions, comme toi. Je lui ai parlé de ce qu’on avait fait comme entretien sur les machines. De souvenirs à nous. Mais rien n’y fait. Au bout d’un moment, elle se tait, et on dirait qu’elle part quelque part où je ne peux pas la suivre.
– Elle ne t’a rien raconté du tout ?
– Un peu. Des bribes. Elle s’est battue à l’épée et à la dague, comme d’habitude. Je ne sais pas où est restée son épée, elle en a ramené une nouvelle. Mais elle a ramené sa dague. Et elle n’y a pas touché depuis son retour. Elle a aussi ramené deux grosses fioles de pixpapxrula. Je ne sais pas si elle en a pris. Elles ont l’air pleines, mais la dose quotidienne est tellement faible que ça ne se verrait sans doute pas si elle l’a fait.
– Et les autres ra de l’exploitation qui étaient avec elle ? Tu leur as parlé ?
– Un peu. Mais ils ont l’air d’avoir été répartis dans des zones différentes. En tous cas, ils ont confirmé qu’il y avait eu plusieurs combats. Mais les trois auxquels j’ai parlé ne m’ont pas donné le même nombre. Soit certains étaient trop blessés pour tous les faire…
– Combien de combats ?
– Entre huit et dix-sept.
– Dix-sept ?!
– Je sais. Moi aussi, ça me paraît énorme. Mais je ne comprends quand même pas pourquoi elle est comme ça. Les autres préfèrent parler de la réception à Va’itu’a que du combat lui-même, c’est sûr, mais ils ne sont pas dans cet état. »
La cuisinière et son amie contemplèrent Ceppers qui avait cessé d’osciller, mais continuait de fixer sa tasse sans la voir.
Kirun se sentait complètement démunie. Ceppers avait déjà combattu des Sources. Et elle était toujours revenue comme elle était partie. Dix-sept combats, bien sûr, ça faisait beaucoup. Plus que tout ce qu’elle avait rencontré jusqu’alors. Mais les combattants pouvaient arrêter à tout moment. Enfin, plus ou moins selon la configuration du combat, bien sûr. Mais elle n’était pas obligée de faire les dix-sept, à supposer qu’elle ait participé à tous.
La cuisinière tendit doucement la main vers la main de son amie. « Ceppers ? Tu veux manger un gâteau ? Tu devrais boire ton tcay tant qu’il est chaud, tu sais. »
Le regard perdu de l’ucikara sembla revenir se focaliser sur la tasse qu’elle serrait toujours entre ses mains. « Ah. Go’i. Tu as raison. Le tcay tiède, ce n’est pas terrible. »
Kirun tourna la tête vers Cem, vaguement surprise par la rapidité avec laquelle Ceppers avait repris le – nouveau – fil de la conversation. Mais la tcara haussa simplement les épaules, et lâcha celles de sa compagne. Elle ne comprenait pas non plus.
Toutes trois sirotèrent leur boisson en silence. La cuisinière cherchait vainement comment aider son amie. Pour l’instant, tout ce qu’elle voyait, c’était la serrer fort dans ses bras pour lui dire, sans mots, qu’elle n’était pas seule et qu’elle pouvait compter sur quelqu’un. L’idée ne lui paraissait pas si mauvaise. Mais elle doutait que quelque chose d’aussi simple suffise à dénouer ce qui bloquait Ceppers, quoi que ce fut. Sans compter que Cem l’avait probablement déjà fait. Il fallait donc trouver autre chose.
Soudain Cem lâcha sa tasse pour enlacer Ceppers qui avait glissé lentement vers elle, des larmes silencieuses coulant sur son visage. Kirun ne remarqua même pas le reste de tcay renversé sur les coussins, tandis que les pleurs de son amie prenaient de plus en plus d’ampleur, et que des sanglots toujours plus violents la secouaient. Elle rejoignit le couple pour les enlacer toutes deux, oubliant dans l’émotion du mouvement son idée précédente.
La cuisinière n’avait aucune notion du temps qui passait. La seule chose qui comptait était de serrer Ceppers dans ses bras, en espérant qu’elle ressentirait tout l’amour et le soutien que voulaient lui apporter les deux ra. Cem prononçait parfois quelques mots sans suite. Et toutes trois restaient enlacées. Ceppers se cramponnait à sa compagne.
Finalement les sanglots se calmèrent, et Kirun commença à reprendre conscience du temps. Et de son dos qui protestait contre la position incongrue qu’elle lui imposait. Mais elle l’ignora. La seule chose qui comptait, c’était Ceppers qui murmurait maintenant : « J’avais oublié. »
« Tu avais oublié ? » Cem s’exprimait tout aussi bas. Et n’avait pas plus bougé que Kirun.
« J’avais oublié le goût du tcay.
– Le goût du tcay ?
– C’est… Tu vois…
– Oui ?
– Il y a ce truc piquant, caché derrière le vert pâle.
– Oui ?
– Comme la fraîcheur du soleil. Mais on ne la voit pas tout de suite.
– Oui ?
– Il faut boire le vert. Et le bleu aussi. Et alors, les fruits arrivent. »
Kirun sentit Cem bouger et se détacha lentement du couple. Elle s’assit à côté de Ceppers, et s’étira pour répondre aux protestations de son dos. Mais elle restait concentrée sur la description que Ceppers faisait du tcay. L’ucikara, de son côté, ne parlait qu’à Cem.
« Et quand les fruits arrivent ?
– Alors tu as ce goût qui pétille sur la langue. Et c’est comme s’il pleuvait dans ta bouche. »
Kirun n’avait pas ressenti ce que décrivait Ceppers en buvant son tcay. Enfin, pas avec le mélange qu’elle avait servi ce soir. Mais ce n’était pas important. Elle avait l’impression, à l’écouter, d’entendre un des cuisiniers avec lesquels elle parlait des klums. Et cela la rassurait bien davantage que tout ce que Ceppers avait pu dire plus tôt.
Les deux ra se tenaient maintenant enlacées, et Kirun regagna sa place pour leur laisser, non pas de l’intimité, mais au moins un peu d’espace à elles. Elle s’autorisa même à grignoter un gâteau au cakla pour se remettre de ses émotions.
Elle avait renoncé à en attaquer un quatrième lorsque Cem et Ceppers se séparèrent enfin. Elle leur sourit et leur tendit une assiette en silence. Cette fois-ci, ni l’une ni l’autre ne se firent prier. Et Kirun les regarda dévorer avec un plaisir non dissimulé.
Finalement, Ceppers se cala contre sa compagne. Puis, sentant que celle-ci forçait pour la soutenir – le rapport de poids entre tcara et ucikara n’étant pas à son avantage – elle s’allongea carrément sur les coussins, la tête sur les genoux de Cem. Et elle ferma les yeux.
Cem et Kirun se regardèrent en silence. Que devaient-elles faire ? La laisser se reposer après la crise ? Quoi qu’ait été la crise en question ? En profiter pour crever l’abcès ? Heureusement, Ceppers les prit de court. Elle parlait tout bas, les yeux toujours fermés, mais elle semblait plus paisible qu’elle ne l’avait été jusque là.
« Au début, la fenra était très instable. Alors, les premiers jours, nous sommes restés loin. Et puis, comme les combats faisaient de l’effet, nous avons commencé à nous rapprocher. Je ne sais plus à quel moment nous avons été assez près pour en voir la lueur. Et les effets. Il y a eu ce combat où nous flottions. C’était n’importe quoi. Nous n’arrivions plus à nous affronter. Dès qu’on faisait un mouvement d’épée, on se retrouvait la tête en bas deux mètre en arrière. Et sans avoir touché aucun adversaire. Sauf s’il y en avait un derrière. Et la fois où il pleuvait des lances de glace. Je n’avais jamais vu ça. Même le Khan a dû reculer. Mais on a continué. Encore. Tous les jours, on y retournait. Et la fenra diminuait. »
Elle s’interrompit. S’était-elle endormie ? Mais elle reprit.
« Et puis nous avons commencé à nous battre vraiment autour d’elle. Elle ressemblait à une faille dans le sol. Une faille gigantesque d’où sortaient des langues de lumière. Bleue. Or. Ondulante comme un fouet. Froide. Rouge. Des formes géométriques. Tranchante. Noire. Des glyphes torturés. Vrida’a nous a prévenus de ne pas nous en approcher trop près. Mais on avait déjà deviné. Mais on sentait qu’on allait y arriver. Chaque combat nous rapprochait de la fermeture. On pouvait sentir les énergies. Pas se calmer. Pas encore. Mais moins violentes déjà. »
« J’avais trouvé un adversaire à peu près de mon niveau. On s’était croisés sur quelques combats avant. Ça dépendait comment le terrain s’y prêtait. Ou la chance. Je ne sais pas. Mais je l’ai retrouvé cette fois-là. Et puisqu’on allait bien ensemble… Ça ne sert à rien de se battre contre quelqu’un de beaucoup plus fort ou de beaucoup moins fort. Il faut y aller progressivement. Pour qu’aucun des deux ne s’effondre trop vite. En plus, il se battait comme moi. Dague et épée. Alors on a commencé. Comme d’habitude. Des petites coupures. Partout. De plus en plus. Et il faut se souvenir de ce qu’on a fait. Parce que le sang coule et cache les autres blessures. » Kirun surprit la grimace de Cem. Elle faisait probablement la même tête elle-même. Mais toutes deux se taisaient et écoutaient, glacées, le récit de la douleur de Ceppers.
« Et puis, la retraite a sonné. Et je suis tombée à genoux. Je me souviens que je me suis appuyée sur mon épée pour ne pas m’étaler complètement. Il ne valait probablement pas beaucoup mieux que moi. Mais il m’a tendu la main . Je suis restée. Je ne sais pas combien de temps à regarder sa main. Avant de comprendre qu’il voulait m’aider à me relever. Je regardais juste sa main. » Et les deux témoins regardaient, sans bouger, presque sans respirer, les larmes couler des yeux toujours clos de Ceppers.
« Et puis le sol s’est ouvert. Comme sa peau à lui s’ouvrait quand je lui donnais un coup d’épée. Je me souviens d’avoir pensé que c’était bizarre de ne pas tomber. De voir comme ça la fenra en-dessous de nous. Je crois que j’ai voulu lâcher mon épée et prendre sa main pour me relever. Et puis une langue bleue m’a traversée. Et je n’ai plus eu mal. Rien du tout. Comme si toutes mes blessures étaient guéries d’un coup. Je me souviens que je voyais d’autres langues de lumière venir vers moi. Et les murs de la fenra bouger autour de moi. Mais je n’avais plus mal. Ni peur. Ni rien. Je ne sentais plus rien. »
Ceppers essuya ses joues trempées. Elle sembla un instant vouloir se rasseoir, mais resta finalement allongée sur les genoux de Cem. Les yeux rivés sur le plafond.
« Mon équipe m’a dit que j’étais tombée dans une faille secondaire qui s’était ouverte sous nous. Mais qu’on m’avait retrouvée inconsciente au bord du chemin qui retournait au camp. Ils ont supposé que j’avais eu un revif spontané. Ou que la fenra m’avait téléportée là. Ça arrive de temps en temps, même quand on est seulement dans le champ d’action de la Source. Et on ne cherche pas trop d’explications logiques près des fenra. On prend ce qui vient. Je suis restée au camp pendant le dernier combat. Celui qui a vraiment fermé la Source. Et j’ai suivi le mouvement quand nous sommes rentrés à Natca. J’étais en bonne santé. Mes blessures étaient toutes guéries. J’ai reçu ma récompense comme tout le monde. Et il y a eu la fête au Palais. Et nous sommes rentrés. Et… Et je ne me rendais pas compte. C’est quand j’ai vu Cem. J’ai eu l’impression de passer à côté de quelque chose. Mais je ne voyais pas quoi. Comme s’il me manquait un morceau. Mais je ne savais pas ce que c’était, puisque ça manquait. »
Kirun hésita à un long moment : « Et c’est le tcay…
– Je ne sais pas. Peut-être que c’est ça. Peut-être autre chose. Peut-être juste le temps. Le calme. Je ne sais pas. Je crois que j’ai tout retrouvé. » Ceppers serra fort la main de Cem près de sa tête. « En tous cas, je me sens entière. Je ne crois pas que je me sentais comme ça avant. »
Elle hésita, puis ajouta tout doucement. « Et je me souviens de son visage quand il est tombé. Je ne sais même pas son nom. Mais je me souviens de son visage. »