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Sombre présage

L’insecte faisait vibrer ses élytres en réponse aux appels de ses semblables, et leurs stridulations se répandaient entre les herbes, se répondaient d’une rive à l’autre du Tsari’e. Jusqu’à ce que soudain, sans signal visible, l’essaim s’élance à l’assaut du ciel. Et l’insecte se joignit à lui, escaladant le vent pour se placer aux avant-postes.

Sous ses yeux à facettes défilait le Delta.

Les nuages sombres masquaient le soleil, mais quelques rayons se faufilaient ça et là, et faisaient scintiller les eaux serpentantes du fleuve, qui se séparaient à l’infini pour mieux se perdre entre les îles avant de s’insinuer enfin dans l’immensité de l’océan. Loin sous le vol bruissant des insectes, les étincelantes fleurs estivales se superposaient aux nuances de vert et de bleu déjà passées des pousses du printemps. Dans la luminosité tamisée, annonciatrice d’orage, la multitude foisonnante se fixa enfin une cible. Et tous s’élancèrent à l’unisson vers elle, filant à toute vitesse sous le ciel assombri.

Allongée dans l’herbe, la dormeuse remua inconfortablement.

L’insecte de tête suivait une direction invisible et cependant évidente pour tous ses sens. Sans se retourner, il sentait les centaines de milliers de minuscules flèches accélérer dans son sillage pour suivre sa cadence. Le sifflement du vent cédait face à celui des bestioles, et il ne resta bientôt plus que le bruissement assourdissant de l’essaim. Une course insensée vers un point encore indistinct. Et au-dessous, un paysage sans repère, mosaïque aux incessants et changeants motifs de vase plus ou moins liquide, plus ou moins solide.
Jusqu’à ce que, lentement, soulignée par un rai de soleil, la cible apparaisse. Et les notions de vitesse, de distance, d’existence ressurgirent avec elle.

Ce n’était encore qu’une sensation imprécise au creux du ventre, mais la dormeuse sentit néanmoins l’appréhension la gagner progressivement.

Un interstice dans le couvercle du ciel laissait filtrer une unique diagonale de lumière. Et celle-ci s’épanchait vers le sol et son lascif mélange d’eau et de terre. La vibration des ailes innombrables s’accentua, tandis que les insectes fonçaient vers l’obstacle qui s’opposait à l’union du soleil et du sol.

Vers les cinq piliers qui se dressaient, immenses, et bien solides, vers le ciel du Delta.

Kirun se redressa en sursaut, soudain parfaitement réveillée, la gorge nouée. Même si elle n’y avait jamais mis les pieds, elle connaissait l’endroit qu’elle avait vu. Il faisait partie des sites célèbres du Khanat, au même titre que Fen’is Taer ou les gorges de Verony.
Les cinq piliers du Delta, les muderxi, se présentaient tantôt comme des gros cailloux, à peine plus haut qu’un ra, et sur lesquels on pouvait monter facilement, et tantôt comme d’immenses colonnes de pierre qui déchiraient le ciel.

Personne ne savait pourquoi ni comment ils changeaient ainsi d’aspect. Mais tout le monde s’accordait à dire que les voir grandir était mauvais signe.

Elle n’avait pas entendu parler de changement récent et, dans son rêve, l’été était déjà bien entamé. La cuisinière se releva péniblement, inquiète. Qu’est-ce-que ça présageait ?

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