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Le Printemps du spadzura

Kirun déambulait paisiblement d’un groupe à l’autre, entre les stands de la Fête du Printemps, et écoutait les discussions ici et là. On aurait pu croire que la durée inhabituelle de l’hiver serait le principal sujet de conversation dans cette communauté agricole, ou bien les considérations usuelles sur les nouveaux venus et les amis partis, mais non. Il semblait bien que tout le monde ou presque ne parlait que du spadzura qui dormait debout dans un champ au bord de la vieille route du Khan. Enfin, tout le monde ou presque parlait de spadzura : les spadzura en général, et en particulier celui que les uns ou les autres prétendaient avoir rencontré au fil de leurs aventures, ou celui que quelqu’un que connaissait quelqu’un que connaissait bien quelqu’un avait rencontré. Kirun souriait en écoutant les experts autoproclamés qui pullulaient soudain et elle poursuivait sa route vers un autre groupe, et un nouveau lot d’histoires et de théories.

Elle avait constaté le même phénomène deux jeftu plus tôt à l’exploitation quand la nouvelle de sa découverte s’était répandue : d’un coup, tout un tas de ra s’étaient mis à discourir sur telle ou telle particularité, réelle ou supposée, des spadzura. Certaines intéressantes ou amusantes, d’autres juste parfaitement abracadabrantes.

Elle-même devait bien reconnaître qu’elle ne savait pas grand-chose sur cette race étrange. Au Dispensaire, on lui avait parlé des différents types de ra bien sûr, y compris ceux qu’on ne voyait que rarement voire jamais hors de leur milieu d’origine. Itsmir pour les ophidra, et la jungle pour les quetzara et les spadzura. Mais même ce qu’elle avait pu en apprendre à d’autres époques se révélait finalement assez limité.

Elle n’avait évidemment pas besoin qu’on lui rappelle qu’il s’agissait d’êtres en partie végétaux, et elle se souvenait qu’ils avaient de la sève dans le corps à la place du sang. Et aussi qu’ils se “nourrissaient”, plus ou moins, en plantant leurs racines dans le sol.

Elle avait aussi redécouvert à cette occasion le mot exact pour l’espèce de transe au cours de laquelle un spadzura se mettait à dormir debout. Au hasard au milieu d’un champ des Plaines d’Astharie. Ça, franchement, elle ne comprenait toujours pas pourquoi un être habitué à la Jungle pouvait venir faire Sipsa’i à un endroit pareil. D’ailleurs, comment devait-on dire ? Faire Sipsa’i ? Devenir Sipsa’i ? Être Sipsa’i ? Elle avait entendu le mot dans tout un tas de constructions, mais aucune ne sonnait correctement à ses oreilles. Sauf qu’elle aurait été bien en peine d’en proposer une elle-même. Finalement, « dormir debout » était peut-être encore ce qui convenait le mieux.
Par contre, elle avait été surprise d’apprendre – il y avait apparemment consensus parmi les ouvriers de l’exploitation – que cette transe mettait un certain temps à s’installer. Les estimations variaient, et elle n’imaginait pas que ça puisse prendre des années comme certains le prétendaient. Mais la durée la plus courte était quand même d’une dizaine de jeftu. Personne n’avait donc regardé ce champ pendant tout ce temps ?

La durée de sommeil était également sujette à débat. D’une saison à, là encore, plusieurs années. L’intendant avait déclaré que le champ dans son entier resterait inexploité tant que le spadzura l’occuperait, et il avait rappelé fermement qu’il serait parfaitement incorrect d’aller cueillir les feuilles, fleurs ou fruits de l’arbrisseau si jamais celui-ci en produisait. Il avait lourdement insisté sur le incorrect. Et donc, le champ allait rester en friche pour une durée indéterminée.
La cuisinière était raisonnablement certaine que les ouvriers se lasseraient vite de regarder un arbrisseau immobile au milieu d’un champ, et que personne n’y ferait bientôt plus attention. Mais elle se demandait quand même si l’intendant savait des choses qu’elle ignorait – ce qui ne l’aurait pas surprise outre mesure – ou s’il projetait sur le spadzura des notions étrangères à cette race. Après tout, peut-être que celui-ci avait choisi cet endroit pour goûter aux joies de l’agriculture version zbasu, et qu’il aurait été heureux de partager ses fruits avec d’autres ra. Vu que personne n’avait pu lui poser la question avant qu’il ne s’installe, tout le monde en était maintenant réduit aux conjonctures.
Kirun avait évité de lancer la polémique en public, mais elle était bien décidée à évoquer le sujet avec l’intendant à la première occasion.

Et en attendant, elle écoutait les histoires plus ou moins farfelues. Elle avait déjà entendu plusieurs versions des fêtes spadzura, Aslahay et Hutshep, qui avaient lieu respectivement au début et à la fin de la saison des pluies… A moins que ce ne fût l’inverse ? Non. Aslahay, c’était le début de la saison des pluies. Et c’était là que les spadzura faisaient apparemment pousser un arbre en une nuit.
En soi, ça ne paraissait pas particulièrement incongru à Kirun : après tout, s’ils étaient suffisamment nombreux et Rêvaient suffisamment fort, ils pouvaient bien provoquer un changement visible dans le Khanat. Et s’ils se limitaient à un arbre par an, la Crypte n’y trouvait sans doute rien à redire. Par contre, elle restait perplexe sur cette histoire d’arbre qui se transformait en géant et se mettait à courir dans la Jungle pendant toute la saison des pluies, jusqu’à se jeter dans le feu de la fête d’Hutshep. Ou se battre à mort avec un autre géant sorti du feu. Ou prendre feu instantanément à la dite fête. Il devait y avoir une symbolique quelque part qui lui échappait, quelque chose qui s’était perdu dans les multiples répétitions de conteurs plus ou moins bien informés. Ou alors, les premiers témoins de la scène avaient trop reniflé certaines des colles complexes pour lesquelles les spadzura étaient réputés.

La cuisinière sourit toute seule à cette idée. Elle avait eu un jour l’occasion de consulter un ouvrage sur les “recettes” de colle des spadzura. Elle en gardait surtout le souvenir que rien que pour rassembler les ingrédients de la colle, il fallait probablement plus de temps et d’énergie, sans parler des risques pris, que pour réunir ce qu’on voulait coller.

Mais au moins ces histoires gardaient-elles un semblant de cohérence. Celles sur les relations entre spadzura et autres races, par contre… Là, c’était du pur fantasme.
Les spadzura se “bouturaient”, faute de meilleur mot, tous seuls. Si le phénomène passionnait probablement les savants de tous poils, il ne présentait visiblement pas d’intérêt particulier pour les ouvriers du crû, à part peut-être pour quelques blagues graveleuses. Par contre, pour imaginer les combinaisons les plus improbables entre un ou plusieurs partenaires spadzura et un nombre équivalent – ou pas – de partenaires ucikara, tcara, voire runzatra… Kirun n’était pas prude, mais il y avait vraiment des ra qui avaient une imagination un peu trop débordante à son goût.
Un instant, elle se demanda si le spadzura dans le champ n’était pas venu pour se bouturer loin des siens. Elle n’avait jamais entendu parler de quelque chose comme ça mais, d’un autre côté, elle ne savait pas non plus comment était censée se produire la chose. Était-ce pour ça que l’intendant avait décidé de ne pas risquer de machine agricole, comme une moissonneuse, à proximité immédiate de l’arbrisseau ? Pour ne pas risquer de faucher une jeune pousse par inadvertance ? La cuisinière frissonna à cette idée horrible et préféra reprendre sa déambulation vers la scène et les musiciens qui s’y essayaient à un morceau à la sonorité étrange. Est-ce que c’était censé ressembler à de la musique spadzura ? En tous cas, il y avait un côté frais et liquide qui semblait tout à coup parfaitement adapté au printemps, et Kirun sourit en oubliant ses inquiétudes. Il ne lui restait plus qu’à retrouver Al’i pour que la journée soit parfaite.

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