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Les dangers de la magie

La boule de feu enfla, passant d’un orange profond à un jaune plus pâle, tandis qu’elle engloutissait deux tables supplémentaires.
Un vent de panique traversa la cuisine et les ra se précipitèrent comme ils le pouvaient, renversant chaises et repas, pour s’éloigner au plus vite de l’embrasement soudain.

Heureusement, il ne s’agissait pas d’un feu naturel, comme ceux que les nomades allumaient sur culno, mais d’une forme quelconque de magie, qui reflua avant même que les quelques ra versés dans ce domaine aient eu le temps d’ériger un barrage ou un bouclier.

Il fallut cependant quelques instants pour que les fuyards s’en rendent compte, et Kirun eut un peu de mal à se frayer un passage jusqu’au lieu du sinistre.
Quand elle y parvint enfin, deux autres ra l’avaient visiblement précédée : c’était les seuls dont la tenue ne soit pas roussie, voire carbonisée.

Les ra attablés aux deux tables les plus extérieures avaient l’air sonnés, voire choqués.
Mais en dehors des dégâts vestimentaires – et, nota malgré elle la cuisinière, d’une cuisson un peu trop poussée du contenu de leurs assiettes – ils ne semblaient pas souffrir d’autre chose que de brûlures superficielles.
Plusieurs étaient tombés de leur chaise, vraisemblablement poussés davantage par la peur que par le souffle de la boule de feu.
Kirun jaugea leur état d’un regard et s’en désintéressa : il y avait assez de monde autour pour s’occuper d’eux.
Et il y avait plus grave.

La table qui avait été la plus proche du centre de la déflagration était plus qu’à moitié brûlée.
Il en manquait tout un côté et, privé d’une partie de ses appuis, ce qu’il restait du plateau s’était effondré.
Les ra qui avaient été attablés autour gémissaient de douleur, prostrés au sol, leurs habits carbonisés par le feu, les chairs plus ou moins à vif là où rien n’avait protégé la peau de l’intense chaleur.

Les deux ra qui avaient précédé Kirun s’affairaient déjà à soigner les blessés comme ils le pouvaient, invoquant de leur mieux la magie de zbasu.
D’autres les imitèrent bientôt, y compris quelques adeptes de lakne, et la cuisinière se sentit soulagée que tant des ra présents aient, à un moment ou un autre de leur vie, eu l’expérience de l’Arène ou de la Légion. Même si on pouvait apprendre ce genre de choses ailleurs, la plupart des ra ne touchaient jamais à la magie. Trop dangereux. Trop instable.

Elle se retourna vers la cuisine pour faire signe à Selim, mais elle s’interrompit avec un demi-sourire plein de fierté malgré la gravité de la situation : son second avait déjà mis au travail tous ceux de ses aides qui ne l’avaient pas suivie et qui n’apportaient pas leur propre contribution à l’entreprise de guérison.
Elle se retourna vers le carnage, rassurée sur un point : les soigneurs trouveraient de quoi restaurer l’énergie dépensée.

L’endroit d’où était partie la boule de feu était évident.
Le sol était comme cristallisé, un fragment de ce qui avait peut-être été le pied d’une chaise gisait, noirci et tordu, près du… corps.
L’un des soignants arriva essoufflé derrière Kirun, jeta un regard aux restes, et secoua la tête avec fatalisme : « Heureusement qu’il y a les contrats RevInc. ». Et puis il se détourna et commença à diriger les secouristes bénévoles.
Une fois les plus grosses brûlures soignées, il restait encore beaucoup de bobos et de chocs à traiter : il lança donc quelques consignes sur son kom pour qu’on lui apporte le stock de bandages et de pommades de l’exploitation, tandis que ses collègues le rejoignaient.
Et il envoya aussi s’asseoir tous ceux qui avaient soigné par magie.

Kirun l’écoutait d’une oreille distraite, mais elle sourit quand même en l’entendant grommeler qu’il avait bien assez de travail sans devoir s’occuper d’une bande de ra même pas capables de se rendre compte qu’ils avaient atteints leurs limites, et voulez-vous tous aller au moins un peu plus loin plutôt que de risquer de vous effondrer sur les blessés, merci bien.

Autour de la cuisinière, le chaos faisait place lentement à un semblant d’ordre tandis que les soignants faisaient le tri entre les blessés qui auraient besoin d’un passage à l’infirmerie, ceux qui pouvaient être soignés sur place – mais pas dans les décombres, voyons, trouvez leur au moins un bout de sol sans débris – et les secouristes qui étaient juste épuisés.
Kirun fixa le corps jusqu’à ce que celui-ci, sans esprit pour le Rêver et assurer sa cohésion, se délite et s’efface dans les Brumes.
A sa place, il ne resta plus qu’une épée.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » L’intendant venait aux nouvelles.
Mais il avait suffisamment de bon sens pour ne pas importuner les secouristes et il s’était donc dirigé droit vers la cuisinière – du moins, autant que le permettaient le mobilier renversé et les blessés étendus – et avait parlé relativement bas. Kirun était probablement la seule à l’avoir entendu.
Du menton, elle désigna l’épée en silence, et l’intendant suivit son regard.
Il fronça les sourcils : « Magique ?
- Très vraisemblablement. Ma question c’est plutôt de savoir ce que son malheureux propriétaire a fait pour déclencher une boule de feu pareille. »
L’intendant regarda les blessés : « Qui est-ce ?
- Aucune idée. Le corps était trop carbonisé. Il faudrait contacter RevInc à Hoslet mais, même s’ils l’ont déjà récupéré, et en espérant que ce soit bien à Hoslet, il faudra probablement un moment pour qu’il ou elle soit en état de nous répondre. »

L’intendant grimaça en réalisant que le propriétaire n’était pas parmi les blessés.
Kirun continua, les yeux toujours posés sur l’arme : « Je dirais que c’est probablement quelqu’un de l’équipe de Tianji, si j’en juge par les autres occupants de la tablée.
Probablement quelqu’un qui s’est laissé tenter par le camelot de la dernière Fête. Et qui a oublié de demander, ou de retenir, les consignes qui allaient avec son acquisition. »
Elle ajouta dans un grommellement :
« Manipuler une arme magique sans savoir exactement où et comment s’en servir. Mais qu’est-ce qui lui a pris… »
L’intendant hocha la tête en silence, et fixa lui aussi l’épée comme si elle pouvait le mordre.
Ce qui était un peu le cas : quoi qu’en disent les maîtres qui fabriquaient et enchantaient ces armes, leur maniement requérait plus qu’un minimum de compétences, aussi bien en combat qu’en magie.
L’apprenti enthousiaste qui voudrait se prendre pour un héros avec ce genre d’objet risquait bien de voir toute sa puissance se retourner contre lui.
Comme venait de le démontrer amplement le malheureux ra carbonisé.

« On ne peut pas la laisser là. »
Kirun renifla avec ironie : « Je vous en prie, ramassez-là. Je serai ravie de la voir quitter ma cuisine.
- Vous ne pourriez pas, je ne sais pas » – l’intendant fit un geste vague avec les mains – « la mettre dehors à coups de balai ?
- Un balai contre une épée ? Vous me flattez. »
La réponse était franchement sarcastique et l’intendant regarda la cuisinière d’un air mauvais, mais celle-ci ne quittait pas l’épée des yeux :
Il se retourna donc pour scruter les ra présents dans la cuisine.

Maintenant que le pire était passé, tous les regards étaient tournés, plus ou moins discrètement, vers les deux responsables.
L’intendant était fier du fait qu’il connaissait bien ses employés. Mais il devait bien reconnaître que la manipulation d’armes magiques inconnues ne faisait pas partie des compétences qu’il demandait à ses saisonniers.
Et il connaissait quand même nettement moins bien les journaliers.

Derrière lui, Kirun murmura : « Pour ce que ça vaut, je doute qu’il lui reste beaucoup de magie. En tous cas, rien de perceptible pour l’instant.
Le problème n’est donc pas tant de trouver un combattant compétent que de savoir où la stocker et comment s’assurer qu’elle ne recommencera pas quand son propriétaire viendra la récupérer.
- Je pensais au coffre de mon bureau. »
Le sourire de la cuisinière était perceptible dans sa voix : « Vous avez prévu de changer la décoration prochainement ? »

L’intendant l’ignora.
Il y avait bien un ra qui avait probablement les compétences requises, mais il hésitait à l’appeler. Même s’il n’avait pris aucun engagement envers lui, il préférait éviter d’attirer l’attention générale sur son passé.
« Dani ! Un seau d’eau et un balai, pe’u ! » Kirun n’avait pas parlé fort mais, comme toujours, sa voix portait bien dans la cuisine.
L’aide se précipita avec ce qu’on lui demandait. Il posa le seau près de la cuisinière, et lui tendit le balai, qu’elle prit sans le regarder, toujours intensément concentrée sur l’épée.
Sans ouvrir la bouche, et l’intendant faillit sursauter quand il réalisa ce qu’elle faisait, elle ajouta :
« Je dirais que ce truc est déchargé pour l’instant, et qu’on peut donc le manipuler sans trop de risque. Tu es d’accord ?
- Difficile d’être catégorique sans savoir exactement qui l’a fabriquée et enchantée, mais je dirais la même chose. Tu veux que je la ramasse ?
- Après t’être réfréné de soigner au-delà de ce que la plupart des ra peuvent faire ? Ce serait du gâchis.
Et puis, il faut bien que je soigne mon image. »

Dani effaça rapidement le sourire qui lui était venu aux lèvres et repartit en direction de la cuisine.
Du pouce, Kirun pointa par-dessus son épaule : « Allez ouste. Allez ouvrir le coffre de votre bureau, et laissez moi faire mon numéro. »
L’intendant hocha la tête, et suivit l’aide.

Sous le regard intense des ra assemblés, qui reculèrent quand même prudemment vers les murs autant qu’ils le pouvaient, elle s’approcha de l’épée et passa les poils du balai dans le motif compliqué de la garde.
Elle manœuvra le manche avec précaution, jusqu’à réussir à coincer quelques brins, puis elle souleva lentement l’arme à distance prudente.
Elle la plongea ainsi dans le seau d’eau – avec une absence de vapeur assez décevante – puis elle décoinça le balai, ramassa le seau, et se dirigea avec un luxe de précautions pas tout à fait feint vers le tunnel qui conduisait vers le bureau de l’intendant.

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