Les bonra de neige
La tempête était passée, laissant, comme il se devait, un épais manteau de neige sur les Plaines.
Quelques flocons voletaient encore dans l’air lorsque les ra émergèrent sous la lueur de Zabr.
La nuit était tombée, mais la neige reflétait la lumière venue du ciel, et chacun pouvait admirer à loisir le paysage ainsi métamorphosé.
Enfin… certains admiraient.
La plupart de ceux qui étaient sortis s’étaient déjà élancés dans la neige qui leur arrivait à mi-cuisse, et chahutaient ou échangeaient des volées de boule de neige.
Les rires et les cris d’indignation plus ou moins réalistes résonnaient entre les bâtiments chapeautés de blanc.
Bien emmitouflée dans son manteau, Kirun souriait à la bonne humeur ambiante et inspirait à pleins poumons l’air froid et sec qui avait succédé à la tempête.
Elle repéra du coin de l’œil deux tcara de l’équipe de Rin qui hésitaient à la porte de l’un des silos. On ne voyait jamais de neige à ratmidju. Et même à culno, ce n’était pas un phénomène si fréquent que ça en dehors des montagnes : ils n’étaient probablement pas les seuls pour qui l’épisode climatique constituait une première.
Mais plusieurs de leurs collègues prirent les choses en main… C’est-à-dire qu’ils les soulevèrent sans ménagement et les balancèrent directement dans une congère avec force éclats de rire.
Pour les y rejoindre ensuite avec divers sauts plus ou moins acrobatiques sous les encouragements ou les sifflements de leurs camarades.
Derrière elle, la cuisinière entendit l’intendant qui pataugeait dans la neige.
Lui aussi avait enfilé une tenue chaude, mais il grommela à l’exubérance de ses employés.
« S’ils se blessent, il ne faudra pas qu’ils viennent réclamer d’être payés pour leurs jours de récupération. »
Kirun lui coula un regard en biais : « Arrêtez de grogner et profitez-en. Ce n’est pas comme si ça nous mettait vraiment en retard sur les récoltes, et ça fait du bien à tout le monde de s’amuser. Vous devriez vraiment essayer un jour, vous savez… »
L’intendant releva le nez, prenant soudain un air très hautain : « Les ra de mon importance ne s’amusent pas, voyons. »
La cuisinière éclata de rire et battit des mains : « Oh, magnifique ! Vous le faites très bien ! »
L’intendant sourit largement en réponse : « Je savais que ça vous plairait. » Il jeta un dernier regard aux acrobates et se retourna vers Kirun : « Et vous ? Vous ne jouez pas ? »
La cuisinière secoua la tête, les yeux toujours rieurs : « Moi, je suis davantage dans la contemplation. L’observation. » Elle leva les yeux vers Zabr.
« Par exemple, là, il y a Isnat qui soupèse une superbe boule de neige pour vous la balancer sur la tête. »
Elle se tut, le visage toujours tourné vers le ciel. L’intendant la regarda peut-être une seconde avant d’élever la voix sans se retourner : « A ta place, je trouverais une autre cible, Isnat ! »
Une exclamation de dépit étouffée lui répondit, et Kirun et l’intendant échangèrent un sourire, avant que la cuisinière ne se retourne et ne se fraye un chemin entre les bâtiments.
L’intendant la suivit, et ils rejoignirent bientôt un groupe de ra de la cuisine, occupés à construire un bonra de neige. Un énorme bonra de neige.
A côté, plusieurs ouvriers agricoles avaient formé deux équipes et faisaient la même chose. Une quatrième équipe, de la maintenance essentiellement, soit avait commencé bien après les autres, soit était beaucoup moins efficace, car leur bonra était nettement moins avancé.
Visiblement, il y avait de la compétition dans l’air. Même si la question des critères pour désigner le vainqueur était encore un peu floue.
L’une des équipes agricoles finit rapidement d’empiler et de sculpter grossièrement son bonra, et plusieurs de ses membres filèrent – aussi vite qu’ils le pouvaient dans l’épaisse couche de neige – jusqu’aux bâtiments pour récupérer de quoi le décorer, tandis que leurs collègues fignolaient la sculpture des détails.
Les autres équipes les huèrent au passage, mais accélérèrent le rythme de leur construction.
La deuxième équipe agricole dépêcha d’ailleurs rapidement deux des siens vers les bâtiments, alors que leur bonra n’était pas encore tout à fait assemblé.
Et les équipes de la cuisine et de la maintenance, jugeant la tactique bonne, les imitèrent bientôt.
Kirun et l’intendant observaient le spectacle, et encourageaient indistinctement tous les participants. Au grand dam des cuisiniers qui protestaient qu’ils auraient du avoir un traitement de faveur de la part de leur chef.
Les ra envoyés à l’intérieur revinrent progressivement et commencèrent à orner les sculptures neigeuses de divers attributs.
Il devint vite évident que le premier bonra, le plus avancé, était un gladiateur.
Celui de la cuisine était probablement Satelare.
Celui de la maintenance… un ra indéterminé.
Quant à celui de la deuxième équipe agricole… L’intendant éclata de rire, bientôt rejoint par Kirun.
Les diverses équipes se reculèrent pour juger de l’œuvre des autres, et une polémique éclata presque aussitôt : « On avait dit “des ra célèbres” !
- Ben quoi ? Tu sais qui c’est. Donc elle est célèbre.
- Pas question !
- Si ! Tu la reconnais, donc c’est bon !
- Et mon poing dans ta tête, c’est bon ? »
L’intendant s’approcha des ra bâtisseurs : « Puis-je vous proposer de faire appel à un arbitre impartial ? »
Les ra se regardèrent. Ce n’était pas vraiment une question, en fait.
L’intendant poursuivit : « Quel était le sujet imposé pour ce concours, je vous prie ? »
Un concert de murmures et de grommellements lui répondit. Il écouta patiemment un moment : « Des ra célèbres, c’est bien ça ? »
Nouveau concert de marmonnements. Plutôt affirmatif.
« Bien. Dans ce cas… »
L’intendant s’approcha d’un pas digne et lent du premier bonra. Il le regarda sous toutes les coutures, fit tout un cirque pour examiner chaque détail sculpté dans la neige et chaque objet ajouté, avant de se reculer et de rendre son verdict : « C’est un gladiateur. Sans aucun doute possible. Maintenant, est-ce Ferbalsoi ou Priskus, là, j’avoue que je ne saurais trancher. »
L’équipe du bonra en question répondit en chœur que c’était bien Ferbalsoi, l’intendant hocha doctement la tête.
« Oui. Il y a de ça. »
Aussitôt, les équipes se remirent à échanger divers commentaires animés et imagés sur le fait qu’il avait reconnu, ou pas, le ra représenté.
L’intendant les ignora et se tourna vers le second bonra.
Il se contenta d’en faire rapidement le tour, avant d’énoncer sans hésitation : « Satelare. »
« C’est tout ? » Zenova avait l’air vexée que l’intendant ne consacre pas plus de temps à l’œuvre de la cuisine.
Mais l’intendant agita simplement la main en direction du tas de neige : « C’est évident. »
Plusieurs de ses collègues entreprirent aussitôt d’expliquer à mi-voix à Zenova que c’était tout bon, si on le reconnaissait au premier coup d’œil, et que chut voyons.
Elle se laissa convaincre tandis que l’intendant ignorait le troisième bonra pour se diriger vers celui de la maintenance.
L’équipe ainsi snobée commença à protester, mais les autres candidats les firent taire.
L’intendant reprit son numéro d’étude approfondie du bonra, comme pour le premier, mais finit par revenir vers les concurrents en secouant la tête : « J’avoue que je n’ai aucune idée. Qui est-ce ? »
Les ra de la maintenance firent la grimace, et l’intendant se tourna vers leurs adversaires : « Quelqu’un peut m’aider ? »
Tous secouèrent la tête, et l’un des propriétaires du bonra finit par avouer : « C’est le kefalé. »
L’intendant se retourna vers le bonra, et l’observa à nouveau : « J’avoue que je ne l’ai pas beaucoup fréquenté. Et ça implique que le motif bizarre sur le plastron, c’est l’emblème de son kagnivo… Mais il ne me semblait pas qu’il avait un si grand nez. Il faudrait peut-être le lui raboter, non ? »
Les ra assemblés, concurrents et spectateurs de plus en plus nombreux, éclatèrent de rire.
Et l’intendant, très content de lui, se dirigea enfin vers le troisième bonra. Il se planta devant le tas de neige sculpté, les mains sur les hanches.
« Celui-ci me pose un problème, je l’avoue. »
Il marqua une pause, prolongeant le suspense.
« Il m’évoque irrésistiblement quelqu’un, mais je ne saurais juger de sa célébrité. »
Derrière lui, la polémique rejaillit de plus belle : « Je l’avais dit ! Elle est pas célèbre !
- Il sait qui c’est ! Donc c’est bon ! »
L’intendant abandonna le bonra de neige et se tourna vers Kirun : « Qu’en pensez-vous ? Est-ce que vous êtes un ra célèbre ? »
La cuisinière jeta un regard noir à l’intendant : « J’ai le choix entre être célèbre ou donner la victoire à mon équipe. C’est bien ça ? »
L’intendant lui répondit d’un grand sourire.
Kirun renifla ironiquement et regarda le bonra de neige qui la représentait. Enfin, celui qui portait un balai.
« Il y a une vallée dans les Monts de Givre où, chaque hiver, le clan local construit une statue en neige de son chef. Et chaque printemps… enfin, chaque début d’été plutôt, la statue fond.
C’est un rappel au chef qu’il doit sa place à la volonté, ou au bon vouloir, des siens. Et que cette place ne représente rien devant la puissance du monde qui nous entoure.
Et si l’été met un peu trop de temps à venir, ou si le chef devient un peu trop pénible, le clan abat la statue à coup de boules de neiges. »
Elle s’interrompit pour regarder les quatre bonra : « L’équipe gagnante gagne quoi, au fait ? »
Les ra s’entreregardèrent, perplexes : visiblement, le fait de gagner était une récompense en soi.
« Bon. Alors, je veux bien être célèbre.
Mais comme je suis pénible – personne n’a d’objections ? » – personne n’en avait – « Bien. Donc, comme je suis pénible, je propose qu’on abatte ma statue à grands coups de boules de neige. »
Un immense éclat de rire lui répondit, et elle se baissa pour être la première à bombarder le bonra.
Elle ne fut pas assez rapide cependant, et la pauvre statue fut rapidement la cible d’une pluie de projectiles.
La bataille dégénéra d’ailleurs bientôt en combat entre ra, car on ne peut pas viser la même chose depuis toutes les directions sans risquer de rater son coup et d’atteindre un autre artilleur en face.
Kirun récupéra le balai au milieu des décombres du bonra et s’extirpa comme elle put de la tempête de neige soulevée par les combattants.
Elle rejoignit l’intendant et quelques ra qui avaient prudemment trouvé refuge un peu plus loin, les cheveux, le visage et les vêtements pleins de neige, et passablement essoufflée.
L’intendant l’accueillit d’un sourire : « Je n’avais jamais entendu parler de ce clan ni de cette tradition.
- Il y a plein de choses dont vous n’avez jamais entendu parler. » Kirun secoua ses vêtements, ses cheveux, et son balai. « Mais il fallait bien que je trouve un moyen de me débarrasser de ce truc avant le dégel. Sans compter que ça ne vaut rien aux balais de rester plantés dans la neige. »
L’intendant souriait toujours, visiblement très content de lui, et la cuisinière se détourna pour regarder la bataille qui se poursuivait.
Les autres bonra souffraient sérieusement de tirs plus ou moins volontairement ratés, au milieu des cris et des rires des ra.
Stigi se levait.
La nuit était belle.
Kirun sourit aux étoiles.