Coup de brosse
Le personnel de cuisine profitait du calme de l’après-midi et faisait la pause. Attablés ou appuyés à divers meubles, les ra devisaient paisiblement en buvant une chope, un verre ou une tasse de leur boisson préférée – du moins, de celle des boissons autorisées sur le lieu de travail qui avait leur faveur du moment.
L’ambiance était bonne enfant et détendue, et la conversation en était venue à tourner autour des résultats calamiteux qu’avait obtenus l’un des aides lorsqu’il avait tenté de se lancer dans le tatouage numérique.
Il racontait les méandres et errances de sa formation avec beaucoup d’humour et d’autodérision, et même s’il avait probablement souffert réellement en abandonnant cette voie, il appréciait visiblement les marques de sympathie de ses collègues… et en rajoutait dans la description des horreurs qu’il avait créées.
Kirun goûtait la tranquillité de l’atmosphère autant que le contenu de sa chope, et souriait sans mot dire en écoutant les aventures des uns et des autres.
Un mouvement attira son attention : un groupe de ra venait d’entrer dans la grande salle, et elle les identifia rapidement comme les peintres qui rafraîchissaient les couleurs des bâtiments extérieurs.
L’hiver avait été rude, et le printemps avait connu quelques belles averses de grêle. La peinture des bâtiments, qui datait de plus de deux décennies, avait donc commencé à cloquer et peler par plaques.
Cela n’aurait pas été si grave si la peinture de l’ancien propriétaire n’avait pas été un rouge cramoisi, et si la peinture actuelle n’avait pas été un jaune pâle… On avait l’impression que les bâtiments saignaient de mille blessures, et l’intendant n’avait pas eu trop de mal à obtenir les fonds pour faire repeindre l’ensemble en urgence.
Croisant son regard, la plupart des ouvriers saluèrent poliment Kirun, et elle répondit d’un hochement de tête tout aussi courtois, tout en vérifiant par habitude qu’il y avait assez de nourriture sur les dessertes.
Le groupe de désherbeurs qui était rentré un peu plus tôt avait bien entamé les réserves, mais pas suffisamment pour justifier un réapprovisionnement.
Elle reporta donc son attention sur la conversation en cours, qui avait bifurqué sur une analyse comparée des mérites esthétiques des divers journaliers et journalières arrivés récemment. Dont quelques uns des peintres, d’ailleurs.
Un fracas métallique interrompit brusquement tout le monde.
Kirun se retourna en sursaut comme les autres pour voir un désherbeur se jeter violemment sur un des peintres. Tous deux roulèrent à terre, bientôt suivis par quelques uns de leurs collègues respectifs. Plus quelques chaises.
Ceux qui ne participaient pas à la bagarre s’écartaient prudemment, emportant leur assiette au passage, ou formaient un cercle en encourageant leurs collègues.
Kirun posa sa chope sur la table, attrapa un balai et un seau contre le mur le plus proche et se dirigea droit vers les combattants. Si on pouvait appeler cette mêlée informe un combat. Même les gamins de Sovrok avaient probablement plus de technique…
Elle fendit sans ménagement le cercle de spectateurs, plantant le manche de son balai dans les côtes ou l’estomac des plus proches, qui se trouvaient être aussi – peut-être pas par hasard – certains des plus virulents.
Puis elle balança son seau d’eau sur le fatras de ra au sol.
Derrière elle, ses aides, qui connaissaient la technique, complétèrent l’inondation avec quelques seaux supplémentaires.
« Ca suffit ! »
Elle n’avait pas parlé très fort, mais ajoutés à l’irruption de l’eau et au balai, ces deux mots suffirent à écarter et réduire au silence les spectateurs, et à calmer la majorité des adversaires.
Les deux premiers belligérants continuaient de régler leurs comptes au milieu du fouillis de membres, mais leurs voisins commençaient à retrouver la notion du monde qui les entourait.
Kirun observa encore un instant la mêlée, et asséna quelques bons coups de balai sur les têtes qui ne comprenaient pas assez vite. Et le manche n’était pas forcément pire que les brins.
« Debout ! Les peintres là, et les désherbeurs là ! Toi, toi, et toi, aidez-les à se relever. »
Le balai accompagnait les ordres, ajoutant à la ponctuation des phrases. Et les ra désignés se dépêchèrent d’obéir, relevant et séparant leurs compagnons. Même ceux qui n’avaient pas pris part à la rixe avaient l’air penaud et gêné.
Très vite, il ne resta plus que le peintre occupé à cogner la tête du désherbeur – qui avait eu nettement le dessous – par terre.
Sans s’embarrasser, Kirun l’étendit d’un bon coup de balai sur le crâne.
Puis, abandonnant les deux ra inconscients au sol, elle se retourna vers les deux groupes de ra incertains.
Lorsqu’elle parla, son ton était calme. Le balai n’était plus qu’un simple ustensile sur lequel elle avait posé ses mains.
« Si ma cuisine n’est pas assez bonne pour vous, vous pouvez aller manger ailleurs.
Si ma cuisine n’est pas assez propre pour vous, vous pouvez aller manger ailleurs aussi.
Si ma cuisine n’est pas assez bien pour vous, je ne vous retiens pas non plus. »
Elle s’interrompit, et les passa lentement en revue.
Derrière elle, l’un des aides revint en courant, suivi de l’un des soignants de l’exploitation.
Celui-ci jaugea rapidement la situation, mais resta en retrait, attendant que Kirun ait fini.
« Mais si vous voulez revenir manger dans ma cuisine, vous devrez trouver le moyen de vous faire pardonner vos actes, vos paroles ou votre inaction d’aujourd’hui. Et maintenant » le balai reprit soudain vie en pointant la porte « Ouste ! »
Les ra se dirigèrent lentement vers la sortie.
Certains tentèrent bien de se rebiffer, mais leurs voisins les firent taire et les poussèrent à avancer. Ce n’était pas le moment d’embêter la cuisinière.
Kirun fixa la file jusqu’à ce que le dernier soit sorti, puis elle se retourna et salua le soignant d’un sourire.
« Traumatisme crânien. Simple sur celui-ci » du doigt elle pointa le peintre « et multiple sur celui-là, avec probablement quelques belles complications », sa main indiqua le désherbeur.
Le soignant acquiesça simplement et commença à s’occuper de ses deux patients.
Kirun alla reposer son balai, tandis que le reste du personnel remettait de l’ordre dans la salle, puis elle empila quelques gâteaux sur un plateau, y ajouta les verres de tout le monde, remplissant ceux qui en avaient besoin, et ramena le tout dans la salle, sur une table qui n’avait pas été renversée.
Il ne fallut pas longtemps pour que la salle reprenne son aspect normal, et le personnel de cuisine se retrouva vite pour finir la collation interrompue en observant le soignant qui s’activait.
Personne n’aimait les bagarres, mais une bagarre à la cuisine signifiait que la pause pouvait être prolongée : personne ne viendrait avant un bon moment. Des fois que Kirun serait d’humeur à exiler quelqu’un d’autre.
En fait, la sanction pouvait paraître dérisoire. Il y avait bien des façons de se nourrir sans passer par la cuisine. Et, dans le cas des peintres par exemple, ils seraient partis vers un autre chantier bien avant de les épuiser toutes.
Mais… Mais chaque année, quelques ra se faisaient exclure de la cuisine. Et chaque année, ils faisaient des pieds et des mains pour revenir dans les bonnes grâces de la cuisinière. C’était comme ça. Même Isnat, qui était réputé pour ses blagues d’un goût douteux, avait toujours pris soin de ne pas dépasser cette limite.
Un jour, l’intendant avait posé la question à Kirun, et elle avait simplement haussé les épaules en disant que ça devait être la magie de son balai. L’intendant n’avait pas insisté.
Le soignant avait rapidement ausculté le peintre, mais il connaissait le balai de Kirun, et il préféra se concentrer sur le désherbeur, s’assombrissant à mesure que son observation se prolongeait. Il finit par se relever, et se tourner vers la cuisinière : « Je sais que vous n’aimez pas la magie de zbasu, mais il est trop près des Brumes. »
L’interpellée acquiesça simplement : « Faites ce que vous avez à faire. »
Visiblement soulagé, le soignant revint vers son patient, et se lança dans une incantation complexe.
Les ra assemblés le regardèrent faire en silence.
Le résultat n’eut rien de spectaculaire. Le sang ne disparut pas, et les blessures superficielles, moins graves, ne changèrent pas non plus. Mais le saisonnier ouvrit doucement les yeux en grimaçant : « Ouh…. ».
Il tenta de bouger, essayant instinctivement de vérifier qu’il lui restait bien tous ses membres, mais le soignant lui posa une main ferme sur la poitrine pour le maintenir allongé : « Pas de ça. En tous cas, pas tant que je n’ai pas soigné le reste. »
Puis il commença à sortir divers baumes, onguents, atèles et bandages du sac qu’il avait amenés avec lui.
Observant sa fatigue évidente, Kirun fit signe à l’un de ses aides et l’envoya préparer un bon remontant.
Même si l’enchantement était loin d’avoir soigné toutes les blessures du ra, zbasu – pas plus que lakne, d’ailleurs – ne donnait rien gratuitement. Le soignant aurait bien besoin du cordial après une telle dépense d’énergie.
Le désherbeur continuait de grimacer et de gigoter. Peut-être les soins étaient-ils douloureux – après ce qu’il venait de subir, c’était probable – ou peut-être essayait-il de repérer son adversaire. Mais cela ne facilitait pas la tâche du ra qui s’activait à son chevet.
Kirun finit par poser sa chope et, sans bouger de son siège, lâcha : « Au lieu de te tortiller comme un curnu, si tu m’expliquais ce que tout ceci signifie. »
Le blessé se figea. Il ne pouvait pas voir la cuisinière dans la position où il était, mais il n’en avait pas besoin.
Le soignant grommela quelque chose entre ses dents. Visiblement, la raideur soudaine de son patient ne le satisfaisait pas plus que ses trémoussements précédents.
« C’est lui qui a commencé… »
Isnat aurait pu expliquer au ra qui gisait par terre que ce n’était pas, mais alors pas du tout, une bonne méthode de défense face à Kirun. Peut-être l’avait-il fait. Ou, plus probablement, le ra s’en rendit-il compte tout seul.
Il essaya de passer la langue sur ses lèvres fendues, et tenta une autre approche : « Quand j’étais à Jipety, » – Kirun identifia le nom d’une autre localité agricole, située près du Tsari’e – « je vivais avec une ra. Elle s’appelait Ilen.
Elle avait les cheveux verts. Et des yeux… Je me perdais dedans.
Et quand elle riait, c’était comme si les Brumes se déchiraient et que le monde devenait soudain plus lumineux.
Je n’ai jamais fait de rêves aussi beaux qu’avec elle. » Le ra s’interrompit, perdu dans ses souvenirs, jusqu’à ce que la douleur le fasse à nouveau tressaillir.
« Nous étions fou amoureux l’un de l’autre. Jusqu’à ce que ce… ce… », il se reprit juste à temps, car il n’aurait probablement pas utilisé un mot admis en société, « ce ra débarque et me la vole ! Comme ça. Juste pour s’amuser. Et qu’ils me plantent là comme une vieille cothurne toute moisie… »
Difficile de dire si les larmes qui perlaient aux yeux du ra étaient dues à la douleur présente, ou à la frustration de l’amoureux éconduit d’alors.
Kirun secoua la tête : « Et donc, tu t’es dit que tu pourrais retrouver ton bonheur passé en te faisant massacrer par celui avec qui ta dulcinée était partie il y a 40 ans. »
Certains des aides grimacèrent au ton caustique de sa voix. La cuisinière pouvait faire preuve de compassion parfois, mais on ne badinait pas impunément avec la bonne tenue de sa cuisine.
Le désherbeur resta silencieux un moment, avant de concéder : « Ça a l’air tellement stupide, dit comme ça. »
Kirun se releva en soupirant : « Ça l’est. Crois-moi. Allez, tout le monde, au boulot. On a un repas à préparer. »
Le personnel de cuisine se dépêcha de ramasser verres et miettes de gâteaux, et chacun se dirigea vers son poste.
Kirun resta encore un instant à observer le soignant qui aidait le désherbeur à s’asseoir et à s’adosser au pied d’une table, avant de s’occuper du peintre toujours inconscient.
« Tu peux te rêver un passé différent si ça t’amuse. Certains prétendent même que, pour certaines choses, c’est plus efficace que de vivre le présent ou d’essayer de rêver un avenir spécifique…
Mais, à moins que tu ne sois bien meilleur rêveur que pugiliste, je te conseillerais quand même plutôt de te concentrer sur ton futur. A commencer par savoir où tu vas manger en sortant de l’infirmerie. »
Puis, elle aussi partit prendre son poste.