Divagations urbaines
Lisse, lissé, lisse, toujours lisse, complètement lisse…comme à chaque passage, comme elle a toujours été, comme elle le sera toujours. Rien qui dérange, rien qui dépasse. Des automates d'entretien à la Polcie invisible, l'ordre est conservé au cœur de Natca.
Ce dei encore, comme presque chaque dei depuis plusieurs jeftu, après en avoir terminé de mes obligations à la mi-journée avec l'Administration Khantique, je prends l'Intra-urbain. Autour de 12h, je descends les trois étages de l'aile de gestion du centre postal. Toujours la même station o'adminpostkhan au bord de la Place du Khanat. Pas de besoin de regarder l'identifiant du vaisseau arrivant à quai, probablement toujours le même.
Je monte par l'avant-dernière porte proche de l'accès au quai de la rame panoramique pour éviter le flot de badauds sans aller trop loin. Je m'avachis sur le siège à côté de l'ouverture côté fenêtre et baisse la tête. Je pousse un long soupir. Inutile de les regarder, je les connais déjà, les ai-je croisés ou pas.
Le glissement de début d'ascension se fait entendre après la tonalité de fermeture des portes, le vaisseau rejoint le réseau au sommet du niveau 1, au dessus du dernier étage. Ayant pris sa place, le vaisseau démarre sur le chemin de force, j'entends son léger bruissement caractéristique un peu étouffé par l'isolation de la rame.
Un peu moins de tension. Une sensation de soulagement. Je peux lever la tête.
L'Intra-urbain file au-dessus des Administrations vers le Palais des Nobles. Je vois par la vitre à ma droite les toits variés des diverses administrations, mélange de plans d'architectes aussi nombreux que les bâtiments sont similaires en vision. Et ils ont l'air très nombreux les plans d'architectes… Des tours hexagonales dans le plus pur cadre zbasu, des longueurs inégales mais toutes ressemblantes, toutes au mêmes rapports proportionnels. Des dômes-bulles géodésiques de verre blanc émergent ici et là à intervalle régulier sur les toits-terrasses ou en extension sur l'un des flancs. Les tours acquièrent un peu de personnalité grâce aux entrelacs de motifs géométriques mêlant des gradations de rouge, noir et blanc aux nuances grises de la pierre.
Un début de sensation d'apaisement. Vue de plus loin, de plus haut. L'ensemble pourrait presque m'être agréable.
J'ai le temps de dégager mes cheveux de mon visage et tourner la tête pour apercevoir brièvement au loin la Place du Khanat lorsque le vaisseau quitte le quartier pour parcourir le Palais des Nobles. Sans vue cette fois : essentiellement via les tunnels. Les Nobles aiment montrer leur faste à une distance confortable. Avant de pénétrer dans la roche, la vue panoramique laisse apparaître, derrière des façades débordant de magnificence toujours dans le plus pur cadre zbasu, les demeures nobliaudes. Elle s'adonnent à plus de diversités selon l'origine de leur propriétaire. Ici des toitures caractéristiques des maisons de la haute du Delta, là une tour typique du pont bâti de Vault, là-bas des résidences similaires à quelques-uns des manoirs d'Ameldosh ou Hoslet mais d'une toute autre dimension. La bourgeoisie m'écœure mais cette diversité, contenue et bien à l'abri derrière ses murs, m'arrache par la force un début de sourire.
Le véhicule rentre dans le tunnel. Des lueurs sans origine visible éclairent l'intérieur de la rame, colorant légèrement chaque élément d'une teinte tirant vers le carmin. Les parois du tunnel elles-mêmes sont parsemées d'une myriade de points lumineux scintillant formant des constellations polygonales, amalgames complexes d'hexagones, donnant à l'ensemble une allure mystique.
Quelques minutes plus tard, Concorde apparaît à la sortie du tunnel. L'Intra-urbain rescendant d'abord de sa hauteur pour suivre un chemin de force à hauteur du premier étage du quartier puis s'arrête à la station correspondante. De ma vue sur le quai, je regarde le ressac des foules entrantes et sortantes. Les piaillements d'un Quetzara bousculé ou le sifflement d'une Ophidra malmenée par les jeux d'épaules se mêlent au brouhaha ambiant de cette station fréquentée. Un début d'angoisse. Je rabat ma capuche, ferme les yeux et baisse à nouveau la tête en laissant tomber mes cheveux devant mon visage, le temps de laisser les gens rentrer et l'intra-urbain repartir.
Déjà une demi-année. Combien de ces rondes presque chaque soir ? Ça n'a pas commencé immédiatement bien sûr. Il y a d'abord eu le coup dur de la réception de l'ordre de mutation. Je quittais Ameldosh le cœur lourd comme tout ucikara quittant le culno. J'avais malgré tout espoir de découvrir quelque chose de nouveau qui puisse être exaltant. Et puis j'aime mon métier, les rouages confortable de l'administration offrent cette forme de sécurité apaisante de journées stables sans poids sur la tête. Je ne connaissais pas encore le cœur de Natca. L'excitation que provoquaient mes espoirs s'est bien vite tarie. Aussi étendue que pouvait être Natca, son atmosphère souterraine demeurait écrasante. L'absence de ciel, l'absence des astres. Les lumières artificielles et la brève alternance de luminosité ne les compensaient pas. Le vent tantôt chaud, tantôt froid sur mon visage. Les courants d'air issus des multiples galeries environnantes ne remplaçaient pas ces sensations. Soixante jeftu plus tard, me voici là.
Une totalité de départ et un glissement de début de l'ascension me tirent de mes pensées avec un hoquet de surprise. J'avais visiblement un peu perdu le sens du temps. Le vaisseau remonte pour se préparer à se diriger vers Vocalise en longeant Courtoise côté e. Il prend de la vitesse en quittant Concorde. Divers projecteurs illuminent les alentours dans un jeu de lumières multicolores. J'ajuste l'opacité de mes verres pour en diminuer l'agression mais même ainsi en plissant les yeux les bâtiments restent invisibles au loin. Le chemin de force est ici décoré d'arches suivant l'esprit des diverses arènes du quartier. Une fois la vitesse de pointe atteinte, les lumières se transforment en brèves traînées à chaque flash, évoquant des décharges d'énergie versicolores. S'ils ne s'étaient pas déjà fait remarquer en montant à Concorde, c'est ici que les pluknai se trahissent en poussant des acclamations à la vue du spectacle.
Les lumières s'amenuisent maintenant que l'Intra-urbain atteint l'extrémité ae de Courtoisie. Le temps de rajuster mes verres et le Minaret, pivot de Vocalise, est déjà visible. Même à cette distance, il donne une impression de grandeur. Déjà les kom des pluknai et ceux mal réglés des étourdis font entendre Tcavo'a qui s'immisce partout et se mêle maintenant aux râleries des ra réglant leur kom en catastrophe sous les regards courroucés des autres passagers. Pas le temps de voir plus de détail que les imposantes résidences extérieures que le vaisseau pénètre dans un angle descendant le quartier, descendant dans l'étroit espace séparant deux immeubles.
Je descends à la gare des voyageurs après avoir ajustées mes lunettes en opacité extérieure seule. Les ra n'aiment pas ne pas savoir si on les observes mais je me sens mieux à l'idée d'être sûr de ne pas réellement croiser un regard. Je ne compte pas vraiment observer mais la foule ici et les mouvements désordonnés des arrivants de culno rend la chose peu ou prou impossible.
Je relève la tête vers le quai d'en face où un Véloce venant d'arriver ouvre dans un glissement uniforme l'ensemble de ses portes. Il s'agit de la voie dédiée à l'arrivée des Véloces du Delta. Un bref regard sur les signes lumineux sur l'un des afficheurs surplombant la voie m'indique qu'il s'agit de celui de 12h56. Détonant un peu du flot de passager descendant, un tcara se tient debout, arrêté à quelques distances de la porte. Sans un regard attentif, on croirait encore à un nouveau venu abasourdi à son arrivée à Natca mais lui…tout dans son regard reflétait le retour au foyer. Une sensation de calme et de sérénité émane de lui, observant les allées et venues bien ordonnées des voyageurs, l'architectures polygonales aux proportions parfaites du quai ou bien les mumut calibrés bien à leur place dans le coin en attente de transit. Celle-ci s'oppose en tout point à la sensation d'angoisse et d'étouffement qui m’envahit en retour. Je m'en vais avant qu'il n'aie pu m'apercevoir et rejoins le plus proche corridor.
Je traverse le dédale de couloirs que je connais maintenant par cœur pour rejoindre l'Intra-urbain direction Sovrok, ma destination finale. La voie périphérique m'a permis de relâcher le plus gros la pression, le trajet sera maintenant plus direct. Sovrok est encore le quartier où je me sens le mieux. Déjà parce que je trouve évidemment là-bas des mutés d'Ameldosh comme moi, comme je les verrai bientôt à l'“Ameldosh stasu”, la cantine pour nous tous où manger les meilleures soupes et râgouts de la Ville. Mais pas uniquement.
Sovrok est l'âme de toutes les cultures réunies à un seul endroit à Natca. Quand bien même rien à Natca n'échappe à l'architecture symétrique et polygonale si zbasu qui la caractérise, il est indéniable qu'à Sovrok, un peu de lakne se mélange dans la diversité si chamarrée des galeries parcourant le quartier et montant l'œuf central. Les ponts de pierre construits ici et là pour rejoindre l'une ou l'autre extension à divers niveaux, les échoppes avec leur toiles tendues multicolores protégeant les étals des déjections de cnovol ou de melcipni perdus, les portes de tailles, formes ou matériaux variés ou encore les escaliers tantôt étroits, tantôt larges serpentant à travers les nombreuses variations de niveaux. Les ra sautant plus ou moins discrètement de l'un à l'autre toit-terrasse pour s'éviter un long labyrinthe de rues aux pavés inégaux ou ceux faisant simplement la sieste mollement allongés presque hors de vue sur les tuiles. Ici, même à Natca, terre de la langue sacrée, on peut entendre divers dialectes des contrées sauvages balancés ici et là entre compagnons d'origine commune.
Les portes s'ouvre à Sovrok-Centrale. Je sors, quitte la gare et commence à marcher instinctivement vers “Ameldosh stasu”. Je respire à plein poumon. Je me sens mieux. Aujourd'hui, c'est à Sovrok que je me sens bien. Ma mission pour l'Administration Khantique est encore loin d'arriver à son terme. Quatre ans au total…
Je dois quitter cette boucle et trouver ma place ici.