Rêve en Cage
Madre'o reprenait péniblement son souffle, affalée contre un roc qui lui endolorissait les côtes. Après encore quelques instants à ralentir sa respiration et son rythme cardiaque, elle prit une grande goulée d'air, l'expira lentement, puis ouvrit les yeux. Elle eut un court instant de panique le temps que son cerveau lui rappelle pourquoi elle n'avait perçu aucun changement : elle était dans le noir complet, au fond d'une grotte, après avoir fui, accompagnée de Capku'e, à travers une immense caverne habitée par une colonie de volbatci. D'ailleurs elle fut rassurée de l'entendre respirer lui aussi, à quelque distance d'elle.
Les quatre amies avaient fait un rapide plan d'urgence et s'étaient séparées en deux groupes : Vi'ocli et Toixanri feraient diversion et prendraient la fuite pendant que Madre'o et Capku'e traverseraient aussi discrètement que possible la caverne pour atteindre le petit boyau qui leur permettrait de s'enfoncer au cœur du Rocher pour découvrir ses mystères. Les cris que Madre'o avait entendus laissaient à penser que tout ne s'était pas passé pour le mieux pour leurs deux comparses, mais elle et Capku'e s'en étaient sorties vivantes, du moins jusque là. Leur traversée avait commencé par une infiltration aussi discrète que possible entre les recdi, mais les volbatci étaient tellement nombreuses qu'elles avaient fini par les remarquer, elles aussi. S'en était suivi une course effrénée dans l'obscurité vers le boyau qui était devenu leur unique objectif, à la seule lumière de la torche de Vi'ocli à l'autre bout de la caverne. Toutes deux se firent mordre et griffer à plusieurs reprises, laissant échapper des cris de douleur et de rage, se cognant aux rochers, tombant et se relevant au plus vite. Après quelques mètres d'escalade, Capku'e avait même attrapé en plein vol une volbatci téméraire par le cou et l'avait secouée jusqu'à ce qu'elle cesse de bouger. Mais elles avaient fini par y arriver, continuant à avancer aussi loin que possible dans le boyau avant de s'effondrer de fatigue, espérant être assez loin du danger.
Madre'o chercha sa lampe krili, la cacha dans ses mains pour éviter de s'éblouir et l'alluma ; la faible luminosité, rouge à travers sa main, lui permit de voir la silouette de Capku'e, assis contre une paroi. Il tenait encore à la main le cadavre de la volbatci. Il dut sentir le regard de Madre'o car il la jeta d'un geste désinvolte derrière un rocher. Madre'o dirigea sa lampe dans une autre direction et libéra plus de lumière. Elle n'eut aucun mal à trouver par quel côté elles étaient arrivées, le sol boueux de la grotte humide laissant apparaître des traces de leur déroute, quelques taches de sang se diluant peu à peu dans leurs pas. Elle prit le temps de s'assurer que tout était calme et qu'elles n'étaient pas suivies, puis elle s'approcha de son compagnon.
« Comment te sens-tu ?
– Comme un scoui qui commence à comprendre le sens du mot “danger” après un coup de balai qui est passé suffisamment près pour sentir les brins de paille, et qui n'a pas raté deux de ses congénères. » finit-il sur un ton lugubre. « Et toi ?
– J'ai besoin de me reposer encore un peu, ça devrait être plus facile pour moi maintenant que je sais qu'on est en sécurité. Je vais éteindre la lampe pour le moment et essayer de faire un petit somme si tu veux bien. Ensuite on cherchera un endroit plus confortable pour se soigner, on en a toutes les deux besoin »
Capku'e acquiesça, puis l'obscurité reprit ses droits. Madre'o sortit une fine couverture de son sac à dos et s'enroula dedans, laissant son compagnon assis contre sa paroi. Elle ne dormit pas sur le sol dur, mais elle n'en avait de toute façon pas l'intention. Elle avait surtout besoin de se remettre de ses émotions – elles n'étaient pas passées loin d'un Revif très douloureux, ce qui aurait fortement entaché ses plans – et de réfléchir à la suite. Et puis ça lui allait bien qu'il se morfonde un peu dans son coin, elle pourrait certainement utiliser l'impatience de ce grand costaud à un moment ou à un autre. Elle avait bien profité de l'urgence pour que ce soit lui qui vienne avec elle plutôt que Vi'ocli, qui avait certes plus de charme de son point de vue, mais ce n'était pas important ; Capku'e résisterait probablement plus longtemps, et elle avait besoin de ce temps supplémentaire.
Après un temps bien difficile à évaluer dans leur condition, les deux exploratrices décidèrent de grignoter un peu et de se remettre en marche, Madre'o passant devant avec sa lampe. Le passage, bien qu'irrégulier, était assez large pour que même Capku'e puisse avancer confortablement, sans baisser la tête ni marcher de côté. Les roches semblaient changer de couleur à chaque virage, à chaque pente ou volée de marches. Des traces d'habitations étaient visibles par endroit, ici un recoin aménagé d'étagères en bois pourri, là des restes d'un feu, avec une grille en métal éventrée à côté ; elle virent des objets du quotidien, mais rien qui semblait très récent ou au contraire très ancien, simplement des histoires banales qui avaient marqué ce couloir sans fin.
Leurs déambulations les amenèrent à un embranchement : un couloir remontait en pente douce, tandis qu'une salle semblait s'ouvrir à elles sur la gauche. Elles optèrent pour la seconde solution et découvrirent ce qui aurait pu héberger un petit lanzu. L'air était étrangement très sec, malgré un écoulement goutte à goutte presque obsédant par son irrégularité ; un courant d'air chaud en provenance d'un tout petit boyau était certainement la source de cette sécheresse incongrue au cœur de la roche. L'endroit sembla idéal à Madre'o, il y avait même des ustensiles de cuisine et du stockage de nourriture déshydratée pour préparer un repas plus consistant, ainsi qu'un matelas confortable et de quoi soigner leurs plaies, bref, un excellent point de chute pour se reposer quelques heures avant de mettre son plan à exécution. Parmi les objets laissés par les précédentes habitantes, il y avait même un tambourin dont la peau tendue était certainement issue d'une aile de volbatci ; cet accessoire chamanique lui sembla tout à fait approprié à l'ambiance qu'elle souhaitait donner à sa petite scène.
Pendant que de la nourriture était en cours de réhydratation dans une casserole d'eau à feu doux, Madre'o s'occupa des blessures les plus marquées de Capku'e : une morsure qui menaçait de s'infecter au mollet droit et une profonde griffure à l'épaule du même côté l'obligèrent à déployer des merveilles de délicatesse pour nettoyer avant de bander son compagnon de voyage, puis de douceur pour faire pénétrer de l'onguent sur un gros hématome à la hanche opposée. En ce qui la concernait, elle avait une entaille peu profonde mais assez longue en travers de la poitrine, ce qui lui demanda de se déshabiller pour se faire désinfecter ; cela ne la gêna pas mais troubla quelque peu l'infirmier improvisé qui tentait en rougissant de ne pas trop voir ni toucher le corps dénudé de son amie, tout en faisant ce qu'il avait à faire, ce qui n'était pas une mince affaire.
Le repas fut réconfortant après ces aventures ; elles avaient clairement besoin d'énergie pour pouvoir continuer à avancer, aussi ne laissèrent-elles pas une miette ni une goutte pour le moindre bog qui passerait derrière elles. Elles s'installèrent ensuite sur le matelas pour se reposer. Madre'o se lova contre son compagnon, profitant de sa chaleur. Celui-ci l'entoura de ses bras musclés – trop à son goût, mais elle avait décidé de se donner les moyens d'arriver à ses fins. Quelques caresses furent suffisantes pour déclencher le tourbillon de douceur et d'excitation qui leur permettrait d'oublier un peu leur douleur, puis de dormir sereinement et profondément malgré les conditions déroutantes pour elles, notamment l'isolement.
Lorsqu'elle se réveilla, elle s'assura que son compagnon d'ébats dormait encore profondément, se leva discrètement et prépara les boissons pour le petit déjeuner avec un peu de cakla en poudre trouvé bien à l'abri dans une boîte hermétique logée dans un tiroir poussiéreux. Voilà qui serait idéal pour masquer la petite amertume du contenu de la fiole qu'elle vida dans la tasse de Capku'e. Avec ça, son réveil serait de courte durée, puis il dormirait pendant très longtemps. Plusieurs années vu sa carrure, et si tout se passait selon ses prévisions ; plusieurs années avec un ra qui rêverait rien que pour elle. Enfin, un de plus, il y en avait déjà deux autres, s'ils étaient toujours en sommeil – cela faisait déjà près d'un an pour le premier, il ne faudrait pas qu'elle tarde à trouver le quatrième et dernier, sous peine de devoir en trouver un autre.
Madre'o avala le contenu de sa propre boisson – sans le supplément issu de la fiole évidemment – et s'approcha du colosse endormi avec la tasse de cakla chaud ; elle l'embrassa dans le cou et lui offrit son sourire le plus charmeur, auquel il répondit avec tendresse. Après quelques cajoleries de plus, il but sa boisson et la prit dans ses bras. Elle savait qu'il suffirait de quelques minutes avant qu'il ne s'endorme, aussi se fit-elle aussi démonstrative que possible, l'embrassant langoureusement tout en frappant un rythme de plus en plus lent sur le tambourin qu'elle avait placé juste à côté du lit ; il fallait qu'il l'ait dans la peau, que ses rêves pour elle soient forts, pleins d'énergie, qu'il plonge dans le sommeil sans le moindre doute sur ses intentions.
Une fois Capku'e à nouveau profondément endormi au rythme du tambourin devenu extrêmement lent, installé confortablement sur le matelas et protégé de la fraîcheur par quelques couvertures, elle approcha le matelas et son chargement du point d'eau puis relia une bande de tissu spongieux du petit bassin d'eau fraiche à la bouche du dormeur, afin qu'il ne se déshydrate pas trop vide ; elle récupéra ensuite ses affaires et entreprit de continuer l'exploration du réseau de cavernes, éclairée par sa lampe krili, sans un regard pour sa victime. En suivant les courants d'air, elle arriverait bien à retrouver une sortie plus sereine que l'entrée des volbatci. Elle devrait rapidement se rêver une autre couleur de cheveux, et cela lui semblait déjà plus facile ; peut-être que ce troisième rêveur l'aidait déjà. Il lui faudrait aussi un autre cognomen. Dommage, elle l'aimait bien, Madre'o. Mais c'était important que le prochain soit le bon, il resterait peut-être dans les mémoires pour longtemps si ses prévisions étaient justes, au moment où elle aurait son quatrième rêveur. En tout cas, elle était impatiente de le trouver et d'en finir avec cette fuite en avant qui commençait à lui peser. Elle s'engagea dans le couloir d'un pas décidé, un sourire au coin des lèvres.