Khaganat assume le féminin
Chronique de Zatalyz
Lors de la fondation de Khaganat, il y avait dans nos rangs une majorité de féministes acharnées. Dont la plupart étaient des hommes, du moins du genre assigné mâle, mais enfin, ça ne veut pas dire grand-chose.
Et puis, ces derniers temps, il y a pas mal de débats sur l'écriture épicène, dans la sphère libriste et même publique.
Ça y est, vous avez déjà mal à la tête ? Vous sentez que ça va être gonflant ? Ne fuyez pas tout de suite … en fait, on s'amuse bien. Pour la faire courte : nous assumons publiquement que le genre dominant, dans Khaganat, soit le féminin. Donc, le féminin l'emporte. Toujours. Et maintenant, c'est officiel.
Un peu d'histoire Khanatienne
Dans l'équipe de départ, je ne peux pas vous dire combien il y avait d'hommes, de femmes et d'autres. Non seulement la question ne nous intéressait pas particulièrement (il s'agissait de personnes avant tout), mais en plus certaines ne se laissaient pas définir facilement. Comme souvent dans ce genre de cas, ce n'était pas les femmes cisgenres les plus vindicatives sur les histoires de lutte des genres.
Faut que je vous dise, en tant que femme assimilée cisgenre : à la base, ces histoires, je m'en fous. Je sais bien que je peux taper dans les bourses du premier patriarche trop agressif. Bref. Les autres se sont chargées de me faire la leçon sur l'importance de renverser un peu les rôles.
Il faut avouer que j'y ai pris goût. En partie parce qu'une femme qui se pare d'attributs masculins, ça me parle bien, et que je suis ravie d'être la dominante du coin. En partie, surtout, parce que j'aime ce regard différent que cela amène à porter sur ce qui est devenu banal1).
La proportion de femmes (cis, trans, fluides, etc.) a évolué au fil du temps sur Khaganat, ainsi que certains discours parfois un peu agressifs, mais la majorité reste très majoritairement féministe, en particulier du côté des hommes cisgenres, ce qui ne manque jamais de me surprendre. Les personnes les plus motivées à défendre l'égalité des genres, voire même à accepter une inversion des rôles, étaient souvent celles qui avaient le plus à “perdre” : ces bons vieux mâles.
Lirria avait posé la règle suivante : sur Khanat, le genre dominant est le féminin. Comme on ne refuse rien à Lirria, la règle est restée, mais plus ou moins appliquée suivant le moment et l'endroit et avec bien moins de rigueur après son départ.
Depuis quelque temps et en dehors de notre cercle khantique, l'écriture épicène s'invite ici et là ; elle est bien actée chez Framasoft, par exemple. Elle ouvre régulièrement sujet à troll sur Linuxfr. L'écriture épicène est une forme de transformation de la langue française qui tente de rendre les formulations neutres, ni masculin ni féminin. Je trouve la démarche intéressante, mais elle est aussi critiquée dans le sens où elle réinvente la langue française : toucher au langage, c'est toucher à l'identité. Après mon premier réflexe consistant à dire “haaaan c'est moche, et ce n'est pas français”, après un certain temps à voir les arguments des unes et des autres, à écouter les réticences, les blessures, ainsi qu'à me renseigner sur l'évolution de notre langue, je me suis dit que le débat devait être amené sur Khaganat, vu notre culture particulière.
Le déclencheur a été les RMLL 2017 : parmi le matériel de stand, nous voulions faire une petite affiche accrocheuse dans l'esprit “Créez votre MMORPG !” Les formules marketing, c'est typiquement le moment où on se retrouve à chicaner sur un mot, sur le fait qu'on utilise un nom, un adverbe ou un verbe et autres subtilités à l'impact pas forcément certain. Ici, la formule de base ne plaisait pas à tout le monde, car ce qui compte c'est moins de créer le MMORPG lui-même, que de se réapproprier l'acte de création dans un sens très large. Et puis nous ne souhaitions pas utiliser un impératif : nous fonctionnons selon le principe de la libre action, ce n'est pas pour faire croire dès l'accroche que quelqu'un va vous dire quoi faire. D'arguties en capillotractions, nous en sommes arrivées à “Et si vous deveniez créateur de votre MMORPG ?” Ce qui est une assez bonne formule, ça nous convenait pas mal, sauf… sauf ce mot. “Créateur”. Seuls les mâles seraient invités à créer ? L'écriture épicène a tenté de s'inviter, mais “créat-eur-rice” sur une accroche de stand, c'était vraiment trop… trop tout, pour une première. La vieille règle a alors ressurgi : “Sur Khanat, on a dit que le féminin primait. Na.” “Et si vous deveniez créatrice de votre MMORPG ?”, cela sonne bien, ça reste (relativement) du français traditionnel, et puis de toute façon la création est avant tout un acte féminin - oui, il y a eu déjà un peu de troll à ce stade de la réflexion.
Mais acter publiquement cette règle n'était pas anodin. Nous avons imprimé notre affichette, nous sommes allées aux RMLL comme ça, pour ma part un peu terrorisée à l'idée de tomber sur un troll bien velu qui relèverait la formule, mes compagnons de stand bien plus tranquilles (c'est là qu'on sent le privilège de genre : pourquoi la seule femme du groupe était aussi la seule inquiète des réactions ?).
Je m'inquiétais vraiment pour rien : nous n'avons eu AUCUNE remarque sur le sujet en 3 jours de présence, malgré un afflux régulier, des gens vraiment intéressants et intéressés et de longues discussions sur divers sujets. À tel point que j'ai fini par demander à un ami du stand d'à côté : “Dis … c'est normal que personne ne dise rien ? Tu as vu qu'on avait écrit créatrice et pas créateur ?”.
Sa réponse a été éblouissante, à l'image du personnage :
- Si si. J'ai vu, j'ai tiqué quelques secondes, et puis j'ai réfléchi, et je me suis dit “Ben oui, bien sûr, pourquoi pas ? Cela a du sens”. Il n'y avait donc rien à en dire.
De retour des RMLL, j'ai donc décidé de reposer le problème autrement.
À force de fréquenter des féministes, des queers et autres gens qui remettent en cause l'ordre établi, j'ai moi-même acquis un certain goût de la remise en question. En tant que pompom-girl du groupe, c'est à dire en tant que personne régulièrement sur le devant de la scène, oserais-je assumer une position différente dans le choix de la grammaire ? Les RMLL montraient que oui. Maintenant, est-ce que Khaganat, en tant que collectif, souhaitait assumer officiellement et publiquement ce positionnement aussi ?
J'espérais une soirée troll débat acharnée, mais ça a été terriblement consensuel.
Il y a bien eu une tentative timide pour défendre le masculin en tant que genre neutre dans la langue française, vite écartée (mais l'argument a été posé).
Il y a bien eu une autre tentative timide pour le langage épicène, pas assez convaincue. De la part de certaines, en fait, c'était surtout : “non, c'est trop moche, encore pire à l'oral, y'a pas moyen”. Le langage épicène dans son ensemble a été écarté, ce qui n'empêche pas certaines formulations d'être acceptées et utilisables, telles que “bonjour à toutes et à tous”, tant que cela n'alourdit pas trop la prose.
Mais sinon le consensus a été : “le féminin l'emporte”. Même dans les communications officielles ? Même là. Même sur Linuxfr ? Même là ! Avec une petite note à la première occurrence de chaque texte, afin de ne pas prendre le lecteur en traître, dans la veine de la Mort de Terry Pratchett 2). L'application de la règle est parfois complexe, cela devient un jeu d'équilibriste par moment et il y a aussi des moments où ce n'est pas faisable sous peine de faire perdre trop de sens aux mots 3), mais le jeu est aussi assez amusant… et intéressant.
Assumer le féminin comme genre dominant, c'est une façon comme une autre de gratter là où ça dérange, de montrer que certaines choses de notre culture sont bonnes à remettre en question. Même si on peut faire ça en rigolant et sans se prendre trop au sérieux. Même si nous savons bien que cela, seul, ne va pas changer grand-chose à l'égalité des genres. Cependant, c'est une petite piqûre de rappel, pour se souvenir que ce que nous croyons comme allant de soi doit être surveillé. L'attention portée à quelque chose d'aussi mineur que le genre dominant d'une langue amène à ouvrir l'œil sur toutes les autres inégalités qui peuvent nous entourer ; le renversement des rôles permet de repenser sa propre place et d'ajuster ses propres comportements, de susciter des discussions qui peuvent mener à des remises en question.
Dorénavant, nos communications officielles tenteront de suivre cette règle autant que possible. Sans se prendre trop au sérieux, mais avec conviction.
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