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Un dernier verre

Sombre silhouette au masque d’albâtre et à la cape noire, Reze entra dans le bar, inspecta le lieu d’un coup d’œil puis se permit de relâcher les épaules, perdant son attitude hiératique pour une posture exprimant sa lassitude. Un éclat de rire accueillit sa transformation :
— Gaffe Reze, si ta supérieure te voit, elle va te passer un savon !

Reze haussa les épaules. Son masque ne permettait pas de savoir ce que ses traits exprimaient, mais tout dans son maintien indiquait qu’il n’en avait rien à faire. Il s’approcha du seul autre ra de l’établissement, un petit tcara à la tenue flamboyante accoudé au comptoir. Un bâton de mage était négligemment posé à côté de lui.
— C’est la pause ? Ou tu as profité d’une ombre pour fausser compagnie à tes collègues ?
— C’est la pause, Pano'kabri. C’est la pause. Le jour où je déserte, je ne viendrai pas te chercher.

Le petit mage haussa les sourcils.
— Le jour où ? C’est une prédiction ou un désir ?

Le policier des rêves fit un geste de la main comme pour chasser une mouche :
— Ne m’embête pas, ou je te rectifie un peu plus les souvenirs.

Un silence s’installa. Le mage fit mine un moment de s’intéresser à son verre, puis n’y tenant plus :
— Tu m’as déjà rectifié des souvenirs ?
— Si c’était le cas, tu sais bien que je ne pourrais pas t’en parler…

Pano'kabri soupira, vaincu :
— D’accord, j’arrête de te taquiner, tu arrêtes de faire le grand méchant. Ta journée a dû être aussi longue que la mienne.

Reze fit un geste pour montrer le bar vide :
— Comme tu le vois. Il ne reste plus grand-chose. Tout devrait être fini d’ici demain soir, du moins si tout est bon pour vous.
— Bon, bon… c’est un mot mal adapté. Tout va vraiment mal ici. Je peux comprendre la décision qui a été prise, même si je la trouve horrible. Nous avons rencontré des problèmes avec la plupart des invocations. Mais oui, c’est fait. Cette région va retourner à l’Oubli pour quelques éons dès que les cheffes donneront le signal.

Reze ne répondit rien, se contentant d’incliner le masque. Puis il passa derrière le comptoir, prit un verre et une bouteille, avant de commencer à fouiller, comme à la recherche de quelque chose. Voyant le policier retourner les tiroirs, le mage ne put retenir un sourire moqueur. Aussitôt, Reze interrompit ses recherches et se retourna vers lui :
— Tu savais que je serais là et tu les as prises ?
— Et oui, que veux-tu, tu deviens prévisible…

Avec lenteur, Reze glissa sa main sous sa cape, son regard ne quittant pas celui de Pano'kabri.

Ce dernier lui rendit son regard, sa main se tendant doucement vers son bâton, comme malgré lui.

Reze sortit une paille de sous la cape, puis la déposa dans le verre. Pano laissa distinctement échapper un soupir en ramenant sa main vers son propre verre. Le Masque d’Albâtre se mit à siroter, la paille passée par la bouche du masque.

— Pano'kabri, notre relation n’est pas forcément un problème pour nos hiérarchies… mais si tu vois mon visage, je serais obligé de t’effacer comme les autres.
— Si je cessais de jouer, Reze, je ne serais plus mage.
— Que pensais-tu que j’allais sortir ?
Une paille. Je ne suis pas douée pour les transformations, je ne retrouvais plus l’incantation qui l’aurait changée en ver de terre.

Reze frissonna :
— En parlant de vers de terre… tu as vu ceux du coin ?
— Ne m’en parle pas, l’un d’eux a boulotté un de nos démons. Ce n’était pas un démon bien costaud, mais quand même, se faire dévorer par un ver…

Le silence s’installa à nouveau entre eux, tandis qu’ils revivaient intérieurement les souvenirs de la journée qui venait de s’écouler. Encore une fois, ce fut Pano'kabri qui reprit la parole.
— Tu as souvent Effacé des régions ?

Il avait perdu son ton taquin, devenu grave à présent. Une ombre accablait son regard. Reze hésita un instant.
— Quelques fois.
— Quelques fois ? Ça arrive souvent, ce genre de chose ?
— Qu’est-ce que souvent au regard de l’éternité ? Cela arrive, c’est tout. Trop souvent à mon goût, mais pas assez pour que j’en sois blasé.

Il était difficile de savoir quelle tête Reze faisait, mais à sa voix, Pani'kabri ressentait la douleur que le policier semblait éprouver. Un instant, il eut la tentation de lui poser la main sur le bras, pour le réconforter, pour lui signifier qu’il n’était pas seul ; tentation vite refoulée face au tabou d’un tel contact. À la place, il demanda :
— C’était pareil, la dernière fois ?
— Oui et non. Ce n’est jamais pareil. Ce qui s’est passé ici donnera lieu à des analyses, puis avec l’aide de la Crypte, nous mettrons en place de quoi détecter ce genre de phénomènes, ce qui fait que ça ne se reproduira pas avant des éons, avant que nous ayons tous oublié ce qui nous a menés ici aujourd’hui. Il n’y a pas deux fois la même erreur. Et pourtant, c’est toujours la même histoire.

Reze se perdit un instant dans son cauchemar intérieur, sirotant son verre.

— Oui, la même histoire… C’est l’histoire de ra, qui pensent trouver quelque chose, ou parfois même qui ne pensent à rien. Ces ra vivent et transmettent leur vision du monde, sans se rendre compte que cette dernière contient en germe leur propre destruction. Lorsque la destruction devient visible, nous intervenons et nous combattons le néant par le néant. Nous accomplissons leur rêve, Pano'kabri, leur rêve ultime, celui en germe de tous les autres, à la base de toutes leurs déviations. Nous l’accomplissons, en limitant sa portée, afin que le reste du Khanat puisse exister, que les autres ra puissent vivre. Le néant est la base de leur rêve et nous les anéantissons.

Il soupira :
— Je ne m’y ferai jamais. C’est sans doute parce que je ne m’y fais pas que je ne monte pas en grade et que je ne suis jamais parti à la retraite… Parce qu’au fond de moi, derrière ce masque, Pano'kabri, je reste un ra. Je suis loyal au Khanat, j’agis pour son bien, je suis convaincu de la nécessité de ce que nous faisons aussi, mais je n’aime pas ça. Il me reste cette capacité de rêver d’un monde où la destruction n’est pas nécessaire ; ce rêve-là alimentera les limites de la destruction.

Pendant un instant, seul s'entendit le bruit de la paille contre le verre vide.

— Et toi, tu as souvent participé à l’effacement d’une région ?
— C’est ma première fois, je crois bien. J’aimerais dire que je m’en souviendrais… mais j’en doute. J’ai l’intuition qu’il ne restera pas beaucoup de témoins, que ce soit parmi les mages de la Crypte ou la police des Rêves.

Reze hocha la tête en signe d’assentiment. Le mage sentit un frisson de peur le parcourir, avant d’éprouver un certain soulagement :
— Dans un sens, j’ai le rôle le plus facile. Je fais ce qu’on attend de moi, je corrige quelques paramètres, et demain soir, je pourrai dormir, sans mauvais rêve, avec uniquement le sentiment d’un travail bien fait. Ce que j’ai aidé à accomplir ici… ce n’était pas facile, même si, comme toi, je pense que c’était juste.

Il joua avec son verre vide un instant, puis sans croiser le regard de son ami :
— Oui, je suis heureux de savoir que l’Oubli me sera accordé pour cette fois-ci.

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