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Le poids d’un Masque

Il faut être idiot pour vouloir subir le poids d’un masque.

C’est ce que je me répétais en boucle, tout en faisant des petits signes de tête et des vagues mouvements de la main pour saluer les ra qui m’entouraient. Instinctivement, je leur souriais aussi, ce qui était totalement stupide : personne ne pouvait voir ma bouche. De tous les masques à porter, j’avais évidemment le plus pénible. Au moins la Reine Rouge montrait l’incarnat de ses lèvres, elle. Quelle était la crétine qui avait fabriqué le mien ? Probablement moi, ou du moins une version de Moi, dans un Éon tellement vieux que je l’avais oublié.

Ce n’était pas une bonne soirée. Un de ces moments où le poids de ma propre bêtise me pesait encore plus que ce fichu costume encombrant et ce masque qui me tirait les cervicales. J’aurais bien demandé à une artisane de revoir l’ensemble, mais je n’osais pas affronter le scandale que cela créerait. On en a rectifié pour moins que ça. Et puis en dehors de mon inconfort physique et de mon envie radicale d’être ailleurs, cette soirée n’était pas siiii mauvaise. Les ra se congratulaient, se tiraient dans les pattes, complotaient et ragotaient, comme n’importe quel soir à la Cour. Étaient-elles conscientes que le moindre écho de leurs désirs était épié par cette peste de Bonpha ? Pour ce que j’en savais, elle était sans doute aussi à peser le poids de mon âme (et du masque) dans sa balance métaphysique.

Efface-moi si tu l’oses. Grognasse.

Cette petite rebuffade et le délicieux frisson qui l’accompagnait me remonta le moral pendant quelques minutes. La Gladiatrice en train de me conter ses ennuyeux exploits crut que je lui prêtais une oreille attentive, alors que j’étais simplement à savourer ma petite (et ridicule) pensée injurieuse. Bonpha savait très bien ce que je pensais des masques dans leur ensemble, du poids du mien en particulier, et de son évident manque de coopération à mon égard. Elle n’était malheureusement pas du genre à s’offusquer suffisamment pour quelques mots. Ou plutôt : elle me le ferait probablement payer, d’une façon ou d’une autre, mais elle me mènerait aussi la vie dure sans ça. Alors autant penser librement : grognaaaaaasse ! Ça soulageait, et rien d’autre ne comptait. Je laissais échapper un petit soupir de satisfaction, qui fut compris comme un anoblissement de la ra qui me causait. Une idiote de plus à se pavaner avec un titre, ça n’allait pas bouleverser le Khanat.

On pourrait croire que je suis un peu méprisant. Ce n’est pas complètement faux. Je développe avec le temps une certaine lassitude face à la répétition sempiternelle des mêmes stupidités. Mais celui que je maudis le plus, dans le concours du plus crétin des ra, ça reste moi. Pourquoi, mais pourquoi ai-je voulu ce satané masque ?

J’étais comme la plupart des idiotes qui gravitent à la Cour ce soir. Avide de fastes, de reconnaissance, de gloire. Certain que plus j’irais haut, plus je brillerais. Ça, pour briller, je brille. Tout le monde me regarde. Il y a quelques siècles, j’aurais été prêt à tout pour faire cet effet. Rectification : j’ai tout fait pour l’avoir.

C’est complètement surfait. Bien moins satisfaisant que je ne l’espérais, et même carrément détestable. Sans doute parce que ce n’est pas comme JE voulais. Mais rien à faire, impossible de tordre les lois pour qu’elles obéissent à mes désirs. Mes vrais désirs. Et maintenant je regarde ces crétines autour de moi, qui se pavanent dans des robes luxueuses, qui poursuivent un rêve qui n’est pas vraiment différent de celui que j’avais, et je ne peux m’empêcher de jalouser la chance qu’elles ont. Elles n’ont pas encore compris qu’elles sont engluées dans des toiles d’araignées si denses que le pire qui pourrait leur arriver, ce serait que leur rêve soit exaucé. J’aimerais bien retrouver cette innocence, mais avec la sagesse de m’arrêter avant d’aller trop loin. Aucune chance que ça arrive.

C’est quand même fou d’avoir officiellement tant de pouvoir, et de se retrouver avec un masque lourd et moche sur la tronche. Sans parler du reste. Vous imaginez la difficulté à draguer dans ma position ? Non, vous n’imaginez pas ; l’idée même que je puisse avoir quelques envies sexuellement explicites est inimaginable. Comme disent les légendes : “… et asexué…” Je ne suis pas asexué, je suis empêché ! Certes, il y a des Automates pour compenser, mais ça ne remplace pas une bonne partie de jambes en l’air avec une bombe qui nous aurait allumé au détour d’un couloir. On oublie la spontanéité : je ne suis pas fou au point de croire que les quelques occurrences des derniers siècles ont été dues au hasard, à une brusque et incontrôlable attirance, et autres aspects qui rendent la chose réellement plaisante. Pour quelqu’un comme moi qui ai passé une bonne partie de sa vie à se faire traiter de murbaz (une autre vie !), cette abstinence fait partie de la punition liée au masque. Un truc parmi d’autres. J’ai eu quelques occasions de tirer ma crampe ici et là, mais c’est toujours d’une complexité sans nom, avec des implications politiques qui ne valent jamais le plaisir de la nuit. Sans compter qu’avec un masque, il y a des trucs qu’on ne peut pas faire. Ce n’est pas comme si je pouvais m’en séparer pour une heure ou deux.

La dernière fois que j’ai demandé à la Reine Rouge s’il n’y avait pas un quelconque protocole pour enlever ce truc, elle m’a répondu que je n’avais pas les habilitations. Je ne sais même pas si elle s’est moquée de moi. De mon côté, j’ai essayé tout ce que je pouvais imaginer, mais rien à faire.

Autrefois, je pensais que ces masques et tout le toutim était juste pour l’esbrouffe. Quiconque est en train de remplir un rôle officiel pour le Khanat doit avoir une tenue qui gomme l’individu, parce que ce qui compte est le rôle qu’elle incarne, non la personne qu’elle est. Toutes les fonctionnaires connaissent ce leitmotiv, ainsi que la plupart des ra ; personne ne remet ça en question, en tout cas jamais sérieusement. Mais la plupart des fonctionnaires quittent leur masque, casque, ou autre tenue inconfortable à la fin de la journée. J’ai quand même le droit d’enlever les robes, une fois de retour dans ma prison dorée. Mais le masque ? Jamais.

J’ai demandé aux deux pétasses si elles étaient aussi coincées que moi. Sujet sensible. La Reine Rouge a pris son ton de maîtresse de donjon pour déclarer que je ne voulais pas la voir sans masque, et la Prêtresse a prétendu que quiconque la verrait quitter le sien serait condamné à une éternité à la Forteresse des Cauchemars. On ne peut pas dire que ce soit une réponse, même si je les soupçonne de les enlever pour s’encanailler dans les bas-fonds de Natca à l’occasion. D’accord, je ne l’imagine pas du tout, leur notion d’un bon moment n’est définitivement pas dans ce genre de loisir, mais j’aimerais bien pouvoir le faire, moi. Ma très légère consolation est de me dire qu’elles en souffrent autant que moi.

Il y a quelque temps de ça (un ou deux siècles ?), je me suis mis à la mécanique. La vie de Cour occupe bien, mais j’ai heureusement le droit de décider d’une partie de mon emploi du temps. De petits automatismes amusants à la conception de machines plus grosses, j’ai fini par réaliser un truc assez dément dans le secret de mes appartements. Et j’ai pu le tester. Une fois.

Vous pensez qu’un revif après m’être fait couper la tête m’aurait débarrassé du masque ? Même pas. J’ai rouvert les yeux sur mon lit, et avec le machin toujours collé à mon visage. Je ne sais même pas comment j’ai pu revif : j’espérais vaguement me retrouver avec les habituels choix à la RevInc, ou a minima une sortie express via les Brumes. Un revif dans son propre lit : je suis le seul ra à avoir droit à ce genre de privilège.

Les privilèges, c’est gonflant.

Et je n’étais pas seul à mon réveil. Les deux chipies étaient là, à se crêper le chignon. Elles ont aussi confisqué ma machine. Enfin, confisqué… Connaissant leur délicatesse, j’imagine que la rouquine a balancé sa hache dessus et que la coincée a fait disparaître les débris dans les Brumes. En tout cas, depuis, je n’ai jamais réussi à refaire une machine du genre : il y a toujours des pièces qui manquent ou ma construction qui déraille avant de se lancer. Les filles n’étaient pas contentes. Elles se sont montrées terriblement polies, avec des allusions douteuses à divers sévices. Mais comme cela fait bien longtemps que je ne prête plus d’attention à leurs menaces…

Ok, ok. Je fais le fier, mais je continue à serrer des fesses quand la Reine Rouge parle de me faire “rectifier”. Quant à la Prêtresse, elle est encore plus tordue : elle a promis qu’elle ne m’Effacerait pas tant que je n’aurais pas pris la pleine mesure de mon rôle. Parfois je me dis que la seule chose qui protège les ra du sadisme et de la cruauté de ces deux-là, c’est qu’elles m’ont comme souffre-douleur.

Ce qui se passe dans le Palais Intérieur reste dans le Palais Intérieur. C’est aussi bien. Je ne suis pas fier de tous les trucs que j’ai pu faire au fil des ans, y compris cette machine, même si je continue de penser que ce n’était pas une si mauvaise idée. Pour tester, j’ai testé. Heureusement que les ra ne peuvent quitter la zone qu’en se faisant Effacer ; cela donnerait des ragots d’un très mauvais genre, sinon. Enfin, il y a UN autre moyen de quitter la zone… et c’est de porter ce masque. C’est d’ailleurs une des rares informations que les deux pétasses ont fini par lâcher (sans doute après mon revif au lit) : il suffit de trouver une autre ra assez idiote pour porter le masque, pour que ce dernier soit transmis.

Je me souviens maintenant. Bonpha m’avait sorti ça dans une période où je ne voulais plus sortir du Palais Intérieur. Comme il n’y avait plus une seule autre ra sur place à ce moment, ma seule chance de trouver une héritière était de remettre une robe d’apparat. J’avais bien essayé d’aller tout nu à la Cour, mais les Portes restaient fermées si je n’étais pas en tenue, et une fois que j’avais traversé, les routines incluses dans le Masque m’empêchaient des actions aussi amusantes. Ça aussi, dans le genre pénible… Dès que je commence à dévier un peu trop de la course prévue, hop, le masque prend le contrôle, m’assomme de souvenirs venant de temps lointains, tandis que mon corps passe en mode automatique, et le temps que je revienne à moi, j’ai oublié la connerie que je voulais faire.

Je sens bien aussi que mon esprit divague de plus en plus, à mesure que ces souvenirs me submergent, effaçant le ra que j’ai été. Je peux bien défier Bonpha de m’Effacer, mais l’Oubli me terrifie toujours autant. Je n’ai pas envie d’oublier l’idiot que j’ai été, que je suis encore. Ça serait bien que ces souvenirs puissent me servir, si je sors de ce piège.

Qu’est-ce que je ferais ? Je ne sais pas. J’irais prendre le soleil à poil sur une plage du Golfe des Merveilles, déjà. Cuire comme une crêpe, recto-verso. J’irais probablement aussi tataner des petits culs sur une fenra pas trop méchante. Et manger des fruits piqués dans un verger. Des trucs comme ça, des choses simples, des moments dont je rêve parfois. Les vivre, mais sans avoir la phase où je me réveille en transpirant dans ce fichu lit, avec ce fichu masque.

À force de rêvasser et ressasser, replié dans un coin de ma tête, laissant le masque gérer les interactions de la soirée, le temps s’est écoulé et il a été l’heure d’aller dormir. Je me suis retrouvé devant les Portes du Palais Intérieur. Une pause. Je n’ai pas envie de les passer. Ai-je rencontré quelqu’un d’intéressant ce soir-là ? Comme les autres soirs. Rien qui ne se détache. Je pourrais filer ce masque à la première venue. Mais il faudrait qu’elle l’accepte. Ça demande de trouver une certaine classe d’idiot. Comme moi.

Je passe les Portes. Ça ne sert à rien de faire durer ce moment : il faudra bien que j’y aille, de toute façon.

Comme toujours, je me souviens de la première fois que j’ai traversé. Le sentiment de ma propre importance qui enflait en moi alors. Qui a perduré encore longtemps. Quel idiot. Si fier d’avoir été choisi. Si fier de rentrer dans le Saint des Saints, d’être considéré comme faisant partie de l’élite absolue. Si j’avais eu deux sous de jugeote, j’aurais tourné les talons, mais j’ai passé ces Portes. Et ensuite, incapable de voir au-delà du faste de ces appartements, persuadé pendant si longtemps d’être le meilleur des ra. Un crétin, un vrai crétin, oui.

Et l’autre. À me flatter, à renforcer encore mon ego qui n’en avait pas besoin d’autant. Jusqu’au soir où il m’a proposé de prendre sa place, juste un moment, pour « voir ce que ça faisait ». Et moi, convaincu que c’était une vraie chance, que j’accédais enfin à un statut divin. Transcendance de mes fesses oui. Le vieux futé m’avait bien eu. J’ai cru que son sourire était celui de l’idiot qui fait un peu trop confiance. C’était surtout celui du maudit qui a enfin trouvé plus crétin que lui.

Pourquoi je n’ai toujours pas transmis ce masque qui me pèse tant, et tout ce qui va avec ? Cela fait quelques années maintenant que tous les soirs, je scrute les ra qui m’entourent, espérant trouver ma proie. La prison de ce corps, vivre sous la surveillance permanente de deux tarées, subir tant de contraintes et en recevoir si peu de récompense, tout ça devrait me décider. Mais j’ai beau chercher, je ne vois personne qui mérite une telle punition.

Oui, j’étais peut-être fat, arrogant et ignorant. Et je le suis encore. Mais je n’ai jamais été cruel, contrairement aux deux autres pestes. Je n’ai jamais apprécié d’infliger la souffrance à autrui, et je continue à faire des cauchemars de certaines choses qui se sont passées au Palais. Les crimes que j’ai commis justifient qu’Elles me harcèlent. Je ne suis pas prêt à me pardonner, à Oublier, et c’est forcément ce qui m’attend lorsque je l’aurais transmis.

Et puis… je suis peut-être un idiot, mais je sais aussi que je ne suis pas le plus nuisible des dirigeants. J’ai eu quelques échos à travers le Masque… peut-être que les Routines ont été mises en place après ce genre de gestion, pour éviter que des erreurs ne soient reproduites. Si je transmets le Masque et qu’au lieu d’aller à un idiot comme moi, il se colle à quelqu’un de plus futé qui trouvera comment dépasser ces protections ? Le Khanat ne mérite pas ça. Peu importe à quel point j’en souffre. Qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas par esprit de sacrifice. C’est encore un calcul égoïste : si je retrouve ma liberté, mais dans un monde gouverné par un tyran, je n’aurai pas gagné grand chose.

Je continue de me plaindre du poids de mon masque, soir après soir, dans un monologue interne avec moi-même, peut-être vaguement perçu par mes bourreaux… Mais chaque soir, quand les Portes se referment, je continue de me dire que je fais bien de ne plus accepter de ra dans le Palais Intérieur. Plus jamais.

Quelque part dans les profondeurs d’un coin secret de Ratmidju…

— Il progresse. Lentement. Mais nous ne sommes pas pressées. Il suffit pour les besoins actuels du Khanat. Tant qu’il est suffisamment investi d’ici le prochain lirri'a…
— Il reste de nombreuses Heures avant ça. Je ne doute pas qu’il y arrivera. Après tout, nous sommes là pour le guider et l’assister.

Dans les ténèbres, deux rire soyeux résonnent.

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fr/auteurs/zatalyz/divers/poids_masque.txt · Dernière modification : 2025/05/13 21:13 de Lyne

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