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Un nouvel Horizon

J’aurais aimé pouvoir dire que je me souviens du jour et de l’heure, de ce que je faisais à ce moment-là, mais non.

Quelques semaines auparavant, nous batifolions, nos vies semblaient éternelles, nos jeux sans fin. Et puis l’annonce est tombée. Nos existences ont basculé.

J’ai pleuré longuement. Même si je savais que ce n’était pas la fin, ça en avait le goût. Certes, les Brumes finiraient un jour par nous recracher, mais ce ne serait plus “nous”. Les siècles auraient passé, nos jeux auraient été interrompus et ne pourraient pas reprendre de la même façon. Nous ne pouvions même pas croire que nous serions les mêmes. C’était la fin d’un monde. Ça faisait mal.

Je maudissais les puissants qui avaient osé faillir à leur mission. N’étaient-ils pas censés nous protéger, veiller à notre bonheur ? Pourquoi n’avaient-ils pas sonné les trompettes du rassemblement plus tôt, pourquoi ne nous avoir rien dit, et nous laisser seuls face à l’inéluctable ? Comme toujours, seul le silence répondait à nos angoisses.

Je savourais les derniers jours avant le déferlement des Brumes comme une alcoolique accrochée à ses dernières bouteilles. Chaque nuit, j’errais à la recherche des amis qui restaient, ceux qui n’avaient pas fui avant le coup de semonce final. Certains avaient préféré aller au-devant de leur fin, s’étaient eux-mêmes jetés dans les Brumes.

Une de ces nuits, elle vint me rejoindre. Elle me prit dans ses bras, me berça longuement. Nous parlions de tout, de rien, mais surtout de notre déception, de notre tristesse à voir ce monde mourir. Je ne saurais dire qui de nous deux aborda le sujet. L’idée n’était pas neuve, plus d’une fois nous avions parlé de partir en quête de la Grotte des Réalités, ce lieu mythique où le monde peut être façonné. Mais jusque là, ce n’était qu’une vague idée, une chimère amusante. Nous n’avions aucune idée de comment nous y rendre, où elle pouvait se trouver, et même si elle existait.

Ce soir-là, ses traits de runzatra s’animèrent d’une farouche détermination.

“Puisque le Khan nous abandonne, puisque nulle institution du Khanat n’arrive à prendre la bonne décision, et puisque nous, nous pensons savoir quoi faire… alors faisons-le ! Nous leur avons envoyé nos rapports, ces dernières années, qui se sont perdus dans les dédales de l’administration… arrêtons de croire que le salut viendra d’en haut. Allons-y. Rêvons ! Rêvons si grand qu’un Khanat flamboyant naitra, pour des millénaires !”

Je la regardais avec tendresse, tandis que l’espoir renaissait dans mon âme :
“Rêver… oui… Mais il faudra des artisans pour construire le renouveau. Une volonté inébranlable, aussi, pour porter ce rêve jusqu’au sortir du lirri'a. J’espère que tu rêveras de moi, que je puisse savourer ce monde un jour… mais je ne servirais à rien dans tout ça.
-À rien ? Crois-tu que quelques sorts empruntés à la Crypte suffiront à créer le monde ?
-Je ne sais rien faire, en dehors de raconter des histoires, des contes pour enfants.
-Des contes, il en faudra… Ils seront essentiels. Les mages, on en trouvera toujours ; mais ceux qui font la matière des rêves, les conteurs, les rêveurs, les vrais, ceux-là sont rares.”

Elle me tendit la main, et je la pris.

Nous partîmes dans la nuit, retrouver un ami qui travaillait comme stagiaire à la Bibliothèque. Puis, soir après soir, nous avons rassemblé quelques ras. Peu de monde, car nous ne savions pas où nous allions : mais au fil du temps, chacun d’eux se révéla avoir une clé permettant d’accéder à cette mythique Grotte des Réalités.

Alors, nuit après nuit, nous avons rêvé. Rêvé tant et plus, tandis que les Brumes nous enveloppaient, tandis que tant d’autres disparaissaient. Nous avons rêvé si fort, que les senteurs d’un nouveau Khanat ont commencé à nous parvenir. Nous nous tenions la main, essayant de ne pas lâcher, malgré l’attrait des Brumes qui se faisait sentir jusque dans le Monde des Rêves.

Certains de nos compagnons ont lâché en cours de route. Parfois, à l’extrême limite de ma vision, je crois distinguer leurs silhouettes. Nous avons aussi trouvé quelques autres ras en route, errant dans le Monde du Rêve. Il me semble que nous n’avons plus foulé la réalité depuis des Éons ; mais nous ne quitterons ce monde qu’après avoir trouvé la Grotte des Réalités, avoir relancé la vie sur le Khanat. Et le Khanat que nous fonderons sera celui de la lutte contre les Brumes. Nous les ferons reculer si loin que leur souvenir s’effacera.

J’ai souvent une pensée émue pour l’Ancien Monde. Il continue d’habiter mon cœur. Peut-être que quelque part, il survit aussi… je l’espère. Peut-être… l’idée est saugrenue, mais j’imagine des rangées de Khanat, comme des étoiles dans le ciel, chacun brillant de ses propres feux…

En cours de route, elle a lâché ma main. Tout au long du chemin, elle a changé, comme j’ai dû moi-même changer, comme chacun a changé, remodelé par la puissance des Rêves. Puis elle a lâché. J’ai cru que ce n’était que pour mieux assurer sa prise ensuite, mais sa main n’est jamais revenue dans la mienne.

Je ne désespère pas. J’entends parfois ses mots dans le vent : “Rêvez, c’est tout ce qui compte”. Non, je ne désespère pas ; mais alors pourquoi je pleure ?

Elle reviendra, c’est sûr. Un jour.

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