Le deuil
Derrière moi la mer grondait ; plus loin encore, on entendait le crépitement des Brumes sur l'eau. En face de moi, l'assemblée hétéroclite me regardait d'un air grave. Je tentais de fixer les yeux sur ma feuille de discours. Je n'étais pas sûre d'arriver à la fin si je croisais leurs regards. Je sentais dans mon ventre le caillou lourd de la culpabilité ; et même si j'essayais de me convaincre qu'avec ou sans moi, son choix aurait été le même, je ne pouvais me dépêtrer de ce sentiment de n'avoir pas fait tout ce qu'il fallait. Sentant les larmes monter de nouveau à mes yeux, je décidais d'attaquer ce foutu texte, de me raccrocher à ces mots mal écrits plutôt que de me laisser noyer à mon tour. En finir au plus vite avec tout ça, passer à autre chose, essayer de recommencer à vivre.
“Si nous sommes réunis ici aujourd'hui…”
Je serrais les dents, restant un instant silencieuse, luttant contre la colère face à ces mots absurdes. Est-ce que je n'aurais pas pu faire mieux ? Ce discours pitoyable, qu'on devait retrouver à chaque occasion similaire dans la bouche de prêtres et de parents sans imagination… Mais la personne que nous honorions ici valait bien mieux que ça. Ses mots avaient fait vivre le Khanat ; sans eux, nous ne serions que des Brumes échouées, des rêves à peine esquissés. À travers ma rage, un sanglot pointa, aussi pitoyable que les mots de ma feuille. Je me hâtais de reprendre ma lecture.
“Si nous sommes réunis ici aujourd'hui, c'est pour dire adieu à un être cher, à quelqu'un qui a marqué nos vies, les a changées à tout jamais, souvent pour le meilleur.
Nous caressons tous ici l'espoir de voir revenir un jour cette personne. Chaque jour qui passe, je m'attends à voir sa silhouette monter la colline, puis s’asseoir à nos côtés dans l'herbe, comme si de rien n'était. Lancer un morceau de dentelle à notre petit monstre, faire un jeu de mot, rire comme si de rien n'était. Chaque soir, lorsque vient l'heure pour chacun d'aller dormir, je regarde la pendule au mur, je compte silencieusement les minutes, avant de finalement me lever à mon tour.
Mais les saisons passent et son absence prend plus de place. Nul ici ne l'a signalé depuis de nombreuses lunes. Vient un moment où il faut accepter que les Brumes ne rendent pas tout ce qu'elles prennent sous la même forme. Peut-être qu'un jour, l'un de nous recroisera son sourire au détour d'une table de jeu… Qu'un autre entendra son rire en écho dans la montagne… Qu'au fil des Éons, quelqu'un lui ressemblant prendra place parmi nous. Mais aujourd'hui, il faut nous résoudre à son absence, et continuer d'avancer malgré cela.
Pour certains d'entre vous, ce n'est qu'un nom ; mais sachez que ce nom a façonné le monde dans lequel nous marchons ; que sans ce nom, nous ne serions pas là aujourd'hui.
Pour moi, c'est bien plus qu'un nom.”
Je repris mon souffle, luttant contre les sanglots qui menaçaient à nouveau. Quelle idée d'écrire, et surtout, de lire cela.
“Pour moi, c'est un morceau de mon âme. La personne avec qui j'ai partagé plus de larmes et de joies que n'importe qui. C'est un peu de mon inspiration et de mon courage qui a pris le large avec son départ.”
J'ai fait mon serment à l'Empire, et je ne cèderai pas aux Brumes. Mais parfois, elles m'appellent avec force. Cela, bien sûr, je ne pouvais pas le dire aux ras rassemblés ici ; mais je le pensais si fort que la plupart devaient le savoir…
“Mais il faut continuer à avancer dans l’Éon. Nous avons déjà bravé de nombreuses difficultés, avec et sans sa présence ; il nous faut à présent continuer, pour honorer sa mémoire, pour que son Rêve ne s'éteigne pas avec sa disparition.”
Je pris le petit coffret à mes pieds. À l'intérieur, quelques feuillets que je n'avais pas pu sauver de la censure. Tout ce que j'avais réussi à sauver, je l'avais fait ; mais je savais que ce que ce coffre contenait n'appartenait qu'à… Que tant que certains sortilèges n'auraient pas été dénoués, nous ne pouvions les laisser dans le Khanat. Et la clé de ces sorts ne nous appartenait pas. C'était aussi tout ce que nous avions pour représenter la perte que nous subissions. Comme symbole de sa disparition, je jetais le coffret dans la mer qui grondait au pied de la falaise.
“Va, et rejoins les lèvres qui t'ont prononcé.
Rejoins l'âme qui t'a chanté.
Rejoins les mains qui t'ont façonné.
Retrouve qui t'a créé.”
Puis je me retournais vers mon public :
“Ici nous honorerons l'œuvre que tu as laissée, ici nous continuerons ton ouvrage.”
J'inclinais enfin la tête, marquant le début de la prière silencieuse que nous adressions au delà des flots. Je laissais enfin quelques larmes rouler sur mes joues ; cette fichue cérémonie trouvait sa fin et je n'aurai pas besoin de continuer à garder la tête haute dans les heures qui suivraient.