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Réveil

Premiers pas

J’ai ouvert les yeux dans une petite chambre toute sobre. Je me sentais bien, tranquille. J’ai tourné la tête, croisé le regard d’une jeune femme à mon chevet qui m’a souri. Je lui ai souri en retour.

Et pendant de longues secondes, l’étrangeté de la scène ne m’est pas apparue.
-Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? m’a demandé la demoiselle.

J’allais répondre “bien”, mais un mot m’a soudain fait réfléchir. Aujourd’hui ? Cela voulait dire qu’il y avait eu un “hier”, peut-être même “avant-hier”. À quoi ces autres journées avaient-elles ressemblé ? Où étais-je, avant d'être ici ?

J'ai repoussé le drap, je me suis redressée, et j'ai commencé à examiner soigneusement mon environnement. Un lieu anonyme, trop propre, pas vraiment habité. Soigné mais sans âme. Pas de tableau sur les murs, de fleur au chevet, rien de personnel. Et cette jeune personne, dont le visage ne me disait rien, qui me regardait calmement.

Je ne me sentais pas inquiète, mais je savais à présent que quelque chose manquait. Quelque chose de très important. J'ai fini par demander :
-Où suis-je ?

Elle a souri, comme ravie de la question. Puis elle m'a répondu et la façon dont elle parlait m'a donné l'impression d'un laïus mille fois répété.
-Vous êtes au Dispensaire de la Compagnie des Brumes, qui se situe au nord de Central. Nous vous avons trouvé il y a quelques jours en bordure des Brumes, inconsciente. Ne vous inquiétez pas si pour le moment, vous ne vous souvenez pas de grand chose. Les souvenirs vont sans doute vous revenir peu à peu. Nous allons vous aider à retrouver vos repères dans les jours qui viennent. Je suis Caeth, infirmière, honorée d'avoir assisté à votre réveil.

Je l'ai regardée fixement. Comment pouvait-elle savoir que ma mémoire était vide, alors que moi même, quelques minutes plus tôt, je l'ignorais encore ? Pourtant mon questionnement était paresseux, comme un vieux réflexe de vigilance qui luttait contre la sensation familière que tout était normal, à sa place.

C'était le plus… étrange. J'aurais du me poser des questions, lui poser des questions, à elle ; m'inquiéter de ce que j'avais perdu, chercher à savoir ce que c'était. Consciemment, je savais tout ça. Et en même temps, c'était comme une scène mille fois répétée, les réponses à ces questions ne m'intéressaient pas. Vaguement, je me suis dit que j'avais peut-être été droguée, tout en étant persuadée que ce n'était pas le cas.

Je me suis étirée et tout ce que j'ai trouvé à lui demander, c'est quel était le programme. Elle a paru amusée, un peu étonnée de ma réaction. Un bon point pour moi, je n'étais pas devenue trop prévisible.

Cette pensée là s'est imposée à la réaction de l'infirmière, puis s'est enfuie en me laissant perplexe. J'étais quelqu'un qui ne souhaitait pas être prévisible ? Pourquoi ?

L'infirmière m'expliquait pendant ce temps le fonctionnement du centre. Visiblement ces “Brumes” recrachaient de nombreux rats amnésiques et le Dispensaire se chargeait de les aider à retrouver leur repère.
-Du moins c'est ainsi que ça se passait autrefois, mais avec la Grande Marée, il y a eu beaucoup moins d'Oublieux… et il n'y a plus nulle part où aller. L'endroit est cependant agréable, en attendant que les Brumes refluent.
-C'est à dire ?
-Oh, vous allez avoir le temps d'apprendre toutes ces histoires… Rien ne presse jamais ici ! Venez, que je vous fasse visiter les lieux, et vous présenter aux gens. Au fait, quel est votre nom ?

J'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose… et ma voix s'est bloquée. Quel était mon nom ? J'ai enfin senti la panique gratter un peu à la porte. Mon nom… je ne pouvais quand même pas avoir oublié ça ?
J'ai passé quelques syllabes dans ma tête, cherchant ce qui pouvait résonner, puis j'ai secoué la tête :
-Désolé. Je ne m'en souviens pas.
-Ce n'est pas très grave. Il va peut-être vous revenir, et sinon, vous en choisirez un !

Je ne pouvais qu'admirer son professionnalisme bienveillant.

Elle me fit visiter le Dispensaire, du moins une partie, car le domaine était immense. Elle me parla des longues ballades à faire plus loin. Elle me présentait aussi les gens que nous croisions : il y avait dans les couloirs et entre les bâtiments une foule hétéroclite de gens en train de discuter et s'occuper à des tâches variées. Des Archaïstes à la peau basanée côtoyant des Créateurs au teint de porcelaine, les tatouages rigoureux des Urbanistes se mêlant à des Repentis aux tenues bariolées. Un joyeux mélange des castes du Khanat. Sans avoir besoin de les chercher, les infos sur ce que je voyais s'imposaient à moi, comme si j'avais toujours su… Ce qui était sans doute le cas.

J'avais aussi une conscience aiguë des regards qui me suivaient discrètement, de l'effort que faisaient certains pour paraître enjoués et dissimuler la tension qui habitait le groupe. C'était une situation de crise, au bord de l'explosion, et je savais le voir. Sur une simple visite, j'entrevoyais les liens entre les individus, les leviers qu'il faudrait activer pour faire monter ou diminuer la pression…

Ce savoir m'effraya.

-Est-ce que quelques souvenirs vous reviennent ? s'enquit Caeth.
-Oui et non. Des bribes de connaissances, pas de vrais souvenirs.
-Le docteur nous a dit que vous étiez sans doute une “Grande Oublieuse”. Quelqu'un dont la mémoire a été complètement Effacée. On ne pourra pas savoir avant plusieurs jours… mais vous avez du passer énormément de temps dans les Brumes, elles ont du vous vider de tout.

Nous continuions à marcher, à présent dans un silence pensif.
-Désolé, se reprit-elle, ça ne doit pas sembler très amusant, présenté comme ça. Mais, parfois, les gens ne retrouvent pas de souvenirs. C'est une nouvelle vie qui démarre alors pour eux.

Nous arrivâmes à ce moment en haut de la colline, et le spectacle qui s'offrit à moi me coupa le souffle, effaçant toutes les remarques que j'aurais pu faire.

Devant nous s'étendait les Brumes.

À perte de vue, s'étendant jusqu'aux confins de l'horizon, elles tournoyaient, molles et indolentes, animées d'une vie qui leur était propre. S'étirant paresseusement sous la lumière des soleils, comme en attente. Où que je tourne mon regard, elles étaient là.

Je finis par me détourner, haletant pour reprendre ma respiration en fixant mon attention sur les bâtiments du Dispensaire et la nature qui s'étendait de ce côté. Balbutiante, je demandais :
-C'est normal qu'il y en ait autant ?

Caeth s'assit un peu plus bas sur la colline, tournant le dos aux terribles Brumes, préférant elle aussi le paysage familier de l'activité des rats. Son expression tourmentée ne me plaisait guère.
-Oui et non. Comment définir ce qui est normal ? Autrefois, le Dispensaire était loin des Brumes, il fallait marcher quelques jours pour les atteindre. Puis elles se sont mises à dévorer le paysage, avalant certaines nuit des régions entières. Tout le Khanat paniquait, les chamans dansaient sans s'arrêter, les probabilistes se perdaient dans leurs calculs, des sectes nouvelles proclamaient la fin du monde… Et le Khan, dans son palais de Vai'atu'a, restait silencieux. Nous ne savions pas où cela s'arrêterait, ni quelles régions seraient épargnées. Les gens fuyaient l'avancée des Brumes, mais pour où ? Chaque jour leur emprise se resserrait, avalant les personnes, les contrées, les animaux. Vous devez au moins vous souvenir de ça… Les Brumes prennent, et rendent quand elles le veulent.

“Un jour, les Brumes furent là, autour du dispensaire. Que dire d'autre ? Nous ne pouvions partir sans risquer un sort hasardeux. Nous nous attendions à ce que la nuit nous avale dans l'oubli. Mais les Brumes se sont arrêtées, nous isolant comme une île. Les chamans ont déclaré que c'était l'avènement d'un nouvel Éon, le lirri'a, que nous étions peut-être l'oeuf d'origine, ou que nous l'abriterions.

“Ça nous fait une belle jambe, de savoir que le Khan va sans doute naître parmi nous, conclut-elle, amère. Depuis le temps, il faudrait peut-être qu'il se décide à faire quelque chose !
-Combien de temps ? soufflais-je en redoutant la réponse.
-Cela fera dix ans dans un mois, à quelques jours près. Peut-être plus, si les Brumes ont parfois déferlé sur nous et sont reparties en nous faisant oublier leur présence… on ne peut pas savoir. Dix ans de vécus, cela au moins j'en suis sûre…

Cela faisait beaucoup de choses à absorber. Certaines des choses dont elle me parlait réveillaient des connaissances, pour d'autres je sentais les questions s'accumuler. Le Vai'atu'a m'avait évoqué un palais souterrain aux immenses colonnades, mais le Khan et ce qu'il était… le chef de l'empire, certes, mais je sentais que je devais savoir quelque chose de vital sur lui, quelque chose qui donnait la clef de ce “lirri'a”.

Une douleur fulgurante me traversa et je sentis les muscles de mon visage se figer. Caeth réagit immédiatement, me prenant les mains et murmurant d'une voix apaisante :
-Ne luttez pas. Laissez venir, ne tentez pas de les retenir. Vos souvenirs reviendront s'ils le doivent, mais ne tentez pas de les forcer.

La douleur reflua, me laissant épuisée. Cela avait été si soudain… L'évocation de ce lirri'a, de ce moment d'incertitude que traversait le Khanat à chaque Éon, période de changement, de bouleversement, où les règles du monde changeaient, avait provoqué cette réaction terrible, comme si ce que cela m'avait fait perdre était une partie de mon âme. Et tandis que ces réflexions cheminaient dans mon esprit, la douleur revint, tétanisante, faisant louper des battements à mon cœur et me paralysant. Caeth reprit ses murmures apaisants. Quand la seconde crise se termina, elle me proposa de rentrer au Dispensaire et de rencontrer sans délai le médecin. Je ne pus qu'acquiescer.

Le docteur avait une petite officine dans l'un des bâtiments. Un laboratoire rempli de cornues étranges et d'alambics glougloutants le jouxtait : je reconnus le parfum familier de l'alcool et identifiais quelques pharmacopées en cours de distillation. Ou de drogues. Si ce petit monde vivait en autarcie depuis une décennie, il n'y avait rien d'étonnant à ce que le matériel médical ait été détourné à des buts plus khanatiens.

Le docteur lui-même était une Créatrice d'un certain âge, sa peau blanche plissée d'innombrables rides qui donnaient une grande profondeur à chacune de ses expressions. Elle m'examina froidement, accomplissant sa tâche avec rigueur et sans affect, me palpant et me posant des questions auxquelles j'avais bien du mal à répondre. Malgré sa neutralité, je sentais que quelque chose lui déplaisait.
-Docteur, s'il y a quelque chose que je dois savoir, autant me le dire. Je viens de me réveiller avec la mémoire vide mais pour autant je ne pense pas être une faible femme. Je serai capable de faire face à de mauvaises nouvelles. Déjà, les Brumes, c'était pas mal ! Passé le choc… Je me porte comme un charme à présent.

Elle maugréa, refusant de me répondre :
-Il est trop tôt et je me trompe certainement. Vous allez prendre le temps de vous remettre sur pied, de suivre le programme du centre. Si certains se souviennent encore des règles de ce programme… Si vous avez de nouveau une crise, si des souvenirs vous reviennent, ou même si vous commencez à rêver la nuit, revenez me voir, nous essayerons de démêler tout ça.

Je repartis vers le Centre, incertaine de mon devenir. Arrivée au bout du couloir, je me retournais : le docteur était là, et durant une seconde, avant qu'elle ne percute que je la regardais, je crus lire sur ces traits ce qui ressemblait fortement à de l'hostilité. Puis elle se détourna avec un sourire peu franc et rentra dans son officine.

Cela me glaçait. Ce docteur savait quelque chose sur moi que j'ignorais et ça n'avait pas l'air très reluisant.

Le Dispensaire

Dans les jours qui suivirent je fis la connaissance de la plupart des rescapés que le Dispensaire accueillait. Certains étaient l'ancien personnel soignant et leur famille qui habitait ici lors de la Marée ; d'autres les Oublieux d'alors qui étaient soignés, et quelques réfugiés qui avaient été bien inspirés de venir trouver refuge ici. Enfin au fil du temps les Brumes avaient recraché en lisière du Dispensaire quelques personnes comme moi, de moins en moins au fur et à mesure que les années passaient.

Les gens de la Compagnie des Brumes avaient gérés la situation de façon remarquable, réservant les terres du parc pour les plantations et regroupant la population sur le Centre même. Mais la densité de population était trop importante, l'intimité trop dure à obtenir dans les chambres et couloirs exigus ; surtout, le manque de nouvelles têtes finissait par peser et l'équilibre de la petite communauté était toujours au bord de l'explosion. Ces gens n'avaient pas choisi de passer dix ans ensemble, il n'y avait nul endroit où partir et les querelles de voisinage étaient l'une des seules façons de se décharger un peu de l'agressivité. Sans compter tous les gens qu'ils avaient perdus, ailleurs dans le Khanat. Je m'estimais chanceuse de ne plus avoir de souvenir : je ne pouvais pas ressentir ce manque avec autant de force. Pourtant je savais que dans mes souvenirs perdus se cachaient les visages de personnes qui avaient compté pour moi. C'était un vide qui se ressentait en creux.

L'agressivité trouvait cependant une façon de s'exprimer de façon saine. Quelques combattants avaient réservé un bout de terrain pour recréer une arène. Durant la journée, ceux qui le souhaitaient venaient apprendre le noble art de la gladiature et surtout évacuer un peu la pression. Certains soirs, des matchs étaient organisés, la terre se colorant du sang des combattants qui n'épargnaient ni leur peine, ni leurs coups.

Le premier soir où j'assistais à un de ces combats, une petite fille vint s'asseoir à côté de moi. Elle devait avoir dix ou douze ans, pas plus. Ses cheveux blonds étaient tressés en natte, dans laquelle elle avait glissé quelques fleurs qui se fanaient avec la nuit. C'était la fille de Caeth, Mae, qui n'avait connu que les Brumes. -Tu ne trouves pas que c'est bizarre qu'ils se fassent autant mal ? Me demanda-t-elle, ses grand yeux scrutant attentivement mon visage.
-Ils le font pour montrer que la Douleur ne les terrasse pas, qu'ils n'en ont pas peur et peuvent la surmonter.
-Moi j'aime pas avoir mal. Je trouve ça idiot de se faire mal exprès.

Au fond de moi je ne pouvais qu'acquiescer. Pour tout l'or du monde je ne serais pas rentrée dans cette arène. Ils pratiquaient l'Art à l'ancienne : aucun coup n'était simulé ou retenu, le but étant d'encaisser la douleur et d'y survivre. Ils ne faisaient ça que pour se sentir vivre, mais dans les circonstances actuelles leur sacrifice avait peu de valeur, en dehors du côté expiation de la violence de la société. Cela ne suffisait pas à apaiser toutes les tensions, cela ne faisait pas reculer les Brumes, ni ne rendait les absents aux familles. Cela ne sauvait pas le Khanat.

Pourtant dans un avenir proche le courage de ces combattants pourrait se révéler utile. Lorsque les Brumes reflueraient, alors des Sources apparaîtraient dans tout le Khanat, secouant la Réalité nouvelle qui naîtrait à peine, et alors ces combattants décideraient du sort de l'Empire. Leur sang et leur souffrance nourriraient le sol des Sources, apaisant les fenra et permettant à la réalité de chaque zone de se stabiliser.

Je racontais tout ça à Mae, qui m'écoutait religieusement.
-Tu as déjà vu des combats de Source, toi, ou t'as oublié aussi ?

Je fermais les yeux. Ce n'était pas un souvenir à proprement parler qui me vint d'abord en mémoire, mais le goût du sang, l'ivresse du combat, la douleur et l'exultation. Fugitivement quelques images me traversèrent l'esprit. Puis la scène fut là, devant les yeux, et je la racontais à la petite fille.

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