Échange
Kirun s’arrêta au bord du chemin et observa le spadzura, toujours immobile dans le champ. Ses jeunes feuilles bruissaient doucement au vent de printemps, et ses branches se balançaient dans le souffle léger. Autour de lui, les herbes folles dansaient à leur propre rythme sous la brise. Une mèche s’était échappée du chignon de Kirun et lui chatouillait le nez : elle la ramena à sa place d’un geste distrait sans quitter l’étrange arbuste des yeux.
Ce n’était pas la première fois, et de loin, qu’elle passait à proximité du champ depuis que le ra végétal avait choisi de s’installer là. D’habitude, elle se contentait d’un salut poli et d’un « coi » et poursuivaient sa route. Parfois, elle regardait un peu mieux, au cas où une nouvelle bouture serait apparue, mais elle n’avait pas encore vu quoi que ce soit de bizarre dépasser de la jachère. Et elle ne pénétrait que rarement dans le champ. Un peu parce qu’elle ne savait pa trop comment se comporter en présence d’un spadzura endormi, mais surtout parce qu’elle se sentait idiote de parler à un inconnu qui ne lui répondait pas. Découvrir d’autres choses à travers les ra qu’on croisait, échanger, partager, c’était agréable. Parler dans le vide, beaucoup moins.
Aujourd’hui, pourtant, elle entra dans la friche sur une impulsion. Elle leva la main lentement en arrivant à l’arbuste et passa un doigt léger sur la feuille duveteuse qui ornait l’extrémité d’un rameau, à peu près à hauteur de son visage. Doucement, elle le salua : « coi la’ei spadzura ».
Kirun n’avait pas vraiment eu l’intention de s’arrêter. Encore moins de venir parler au ra silencieux. Elle avait juste eu envie de faire une promenade et de profiter de l’air printanier pour se changer les idées et retrouver le goût du Khanat. L’ambiance était de plus en plus lourde depuis l’annonce officielle de l’existence d’une fenra, et l’appel général à la trouver. Elle résistait de son mieux à l’inquiétude générale, et luttait pour maintenir une certaine normalité dans sa cuisine, mais elle sentait bien qu’elle perdait pied.
Et maintenant qu’elle était là, elle ne se voyait pas laisser le ra dans l’ignorance.
« Je ne sais pas pourquoi tu es venu ici, spadzura. J’espère que tu as trouvé ce que tu cherchais. Mais tu dois savoir qu’une grosse fenra s’est réveillée. »
La cuisinière s’arrêta, la gorge nouée. Là-bas, à l’exploitation, elle faisait bonne figure devant son équipe, et devant tous les ra qui passaient par la cuisine, mais l’inquiétude n’était jamais loin. Et puis, ça réveillait des souvenirs d’une époque qu’elle aurait aimé oublier. Elle se força à poursuivre.
« Il y a des recherches à grande échelle mais on ne l’a pas encore trouvée. Et les conséquences se font sentir un peu partout et jusqu’ici. Je ne sais pas si tu peux m’entendre. Ni si tu voudras te réveiller. Mais je me suis dit qu’il fallait au moins te prévenir. Peut-être que ça changera tes plans. Ou pas… »
Le silence retomba sans que Kirun réussisse à déterminer si le spadzura l’avait entendue. Ni si l’information avait éveillé quelque chose en lui. Elle attendit encore une minute et puis elle soupira. Peut-être, au fond, qu’elle n’était venue que pour calmer ses propres angoisses en vidant son sac. Sauf que, maintenant, elle s’en voulait d’avoir peut-être inutilement inquiété le spadzura. Peut-être qu’il ne pouvait pas sortir de sa transe mais que l’information allait le stresser. Peut-être que la région de Celifet continuerait d’être épargnée et qu’elle l’avait interrompu dans quelque chose d’important pour rien. Peut-être…
Le vent agita doucement la branche qu’elle avait touchée en arrivant, et la feuille lui chatouilla le bout du nez. La sensation inattendue lui arracha un sourire.
Peut-être que ce n’était que le vent. Mais elle se sentait mieux.
« Ki’e la’ei spadzura. Que tes rêves soient beaux et à l’abri de la fenra. »
Elle s’inclina doucement puis ressortit du champ sans se retourner. Le spadzura ferait ce qu’il voudrait. Ou ce qu’il pourrait. Au moins avait-il les mêmes informations que les autres ra de la région.