Trempette du soir
« Eh, Kirun ! Attends-moi ! »
L’interpelée se retourna pour voir Galm sortir d’un tunnel latéral. Elle s’arrêta et attendit qu’il la rejoigne en souriant. C’était pavdei et, comme tous les pavdei, les chefs d’équipe allaient aux bains.
Bien sûr, ils pouvaient y aller n’importe quand, et ne s’en privaient pas. Et tous étaient aussi des employés permanents, avec un appartement attitré où ils avaient accès à tout le nécessaire pour se laver en privé s’ils le souhaitaient. Mais les bains étaient un endroit convivial, où les barrières hiérarchiques tendaient à s’effacer, et les responsables d’équipe avaient donc pris l’habitude de s’y relayer de façon plus ou moins informelle un soir par jeftu. Quiconque avait envie ou besoin de parler de choses à un responsable, mais en dehors du travail, avait de grandes chances de réussite ce soir-là.
La cuisinière salua son collègue lorsqu’il arriva à son niveau, et ils se dirigèrent vers les bains en discutant paisiblement. Arrivés à la porte des vestiaires, ils se séparèrent cependant. Même si l’exploitation n’était pas très grande, elle pouvait tout de même se permettre des antichambres séparées. En tant que runzatra, et même s’il penchait nettement vers la masculinité, Galm entra donc chez les neutres, tandis que Kirun poussait la porte du côté féminin.
D’autres ra étaient là, en train de se rhabiller, et elle échangea quelques vagues signes de tête en silence, avant de se débarrasser rapidement de ses vêtements et d’empoigner son nécessaire de toilette. Dans la pièce suivante se trouvaient déjà Ceppers et Cem en train de se récurer, mais celles-ci ne lui prêtèrent aucune attention, et Kirun ne tenta pas non plus d’engager la conversation. Le bassin était un lieu de sociabilité, dédié à la détente et aux conversations parfois légères, et parfois plus profondes, mais toujours feutrées. Les étapes préliminaires étaient juste utilitaires, et chacun s’en acquittait consciencieusement mais sans délai superflu.
Kirun finit de se frotter et se rinça, puis enfila sa tenue de bain. Elle avait entendu dire que certains des grands bains de Natca avaient des bassins séparés par genre, et que la nudité y était autorisée. Elle trouvait le principe un peu limitant. Pourquoi se priver de la conversation des ra des deux autres genres pour des questions de pudeur ? Surtout que des relations comme celle de Ceppers et Cem n’avaient rien de rare, et que la séparation des genres ne réglait rien dans ce cas-là. La cuisinière soupçonnait plutôt les Nobles et puissants de Natca de trouver ainsi de petits arrangements avec les tenanciers des bains. Il n’y avait probablement pas des orgies à tous les coins des bassins de Courtoisie, mais quand même. Kirun secoua la tête avec irritation et mit sévèrement fin à son train de réflexions. Elle était là pour se détendre, pas pour ratiociner, et elle passa donc dans la grande salle et se dirigea vers le bassin.
Il était tard, mais une bonne quinzaine de ra trempaient encore dans l’eau. Deux d’entre eux se laissaient flotter à la surface, et dérivaient lentement vers l’extrémité opposée où le courant se déversait vers l’aval, et les profondeurs techniques où l’eau serait récupérée, filtrée, nettoyée, et réchauffée avant d’être renvoyée à l’amont du bassin. Ils n’allaient d’ailleurs pas tarder à croiser Cem et Ceppers qui, elles, remontaient tranquillement le courant à leur rencontre, en longues brasses coulées.
Les autres s’étaient regroupés, à environ un tiers de la longueur, sur les gradins qui courraient le long de la piscine, et permettaient de s’immerger plus ou moins profondément, tout en restant assis confortablement. Galm se dirigeait déjà vers eux, mais Kirun préférait commencer par un bain plus chaud et visa donc l’extrémité où l’eau presque brûlante sortait d’un long tunnel avant de rejoindre le bassin par une série de minuscules cascades. Leur gazouillis rieur était le contrepoint parfait aux voix légères qui provenaient du groupe, et la cuisinière soupira d’aise en entrant dans l’eau. Ça ne valait pas un bon bain de soleil à culno, mais c’était ce qu’elle trouvait de plus approchant dans les profondeurs de ratmidju. Le ra qui avait eu cette idée aurait mérité de voir son nom perdurer dans les Éons des Éons.
Elle s’allongea entièrement dans l’eau, et se laissa à son tour porter vers l’aval, les yeux fermés, savourant les caresses des légers remous le long de son corps. Lorsqu’elle releva la tête, elle était presque arrivée au niveau du groupe. Elle se remit donc sur le ventre et les rejoignit en quelques vigoureux mouvements.
Ceppers et Cem l’avaient précédée, tout comme Galm, et la discussion du moment tournait, tout naturellement, autour du printemps qui arrivait, et surtout de qui allait rester et qui allait partir à la prochaine fête. Kirun sourit, il n’y aurait sans doute pas de problème à régler ce soir.
Elle s’assit avec les autres, de l’eau jusqu’aux épaules, et les écouta d’une oreille en regardant l’eau cascader au bout du bassin. Le personnel de la cuisine tendait à une certaine stabilité, en général. Selim déciderait sûrement bientôt de tenter sa chance ailleurs, puisque ses perspectives de promotion étaient nulles tant qu’elle restait là. Et qu’elle avait bien l’intention de rester là encore un moment. Mais il ne sauterait pas encore le pas cette année. Et le seul autre qui risquait de partir un jour prochain ne préviendrait probablement pas à l’avance. Ou alors, avec le même préavis que pour son arrivée…
La cuisinière laissait ses pensées s’éparpiller comme les feuilles sur l’eau du Tsari’e, quand elle fut rappelée brusquement à l’instant présent par la voix rieuse de Ceppers.
« Alors Kirun ! Tu vas laisser Al’i gagner le concours de tartes cette année ? »
Elle tourna la tête avec une grimace indignée qui ne masquait pas complètement son sourire :
« Et puis quoi encore ! S’il veut la victoire, il devra la mériter. Sinon, elle ne vaut rien.
- Ah, je comprends tout. C’est pour son bien que tu le bats à plate couture année après année…
- Bien sûr. Tu ne pensais quand même pas que c’était par plaisir que je gagnais à chaque fois ? »
L’attitude pleine de fausse componction de Kirun vint à bout du sérieux de ceux qui n’avaient pas déjà éclaté de rire à la remarque ironique de Ceppers, et tout le bassin fut bientôt rempli de l’hilarité des ra.
Lorsque le groupe reprit enfin un peu de contenance, l’un des ouvriers qui étaient là fronça pourtant les sourcils.
« Dites, pourquoi tout le monde l’appelle Al’i, si son cognomen c’est Al’i Gaal’i ? »
Les plus anciens de l’exploitation échangèrent des regards en souriant. Finalement, Cem fit signe à Kirun : « Vas-y. Après tout, c’est un peu de ta faute.
- Ma faute, ma faute… Tu ne l’aimais pas beaucoup non plus, l’autre. Enfin. »
Elle se tourna vers l’ouvrier, se cala confortablement sur son gradin et commença à expliquer :
« Son cognomen complet, c’est Neal’i Al’i Sia’li Lodeval’i Al’i Gaal’i. »
L’ouvrier ouvrit de grands yeux : « Ils aiment les al’i dans sa tribu. »
Tandis qu’un autre laissait échapper un sifflement : « Ça fait pas mal de relations, ça. »
Kirun sourit : « C’est un nom très respecté là d’où il vient, oui. » Mais son humeur s’assombrit lorsqu’elle enchaîna : « Par contre, s’il a autant de cmedu’a, c’est parce qu’il y a eu un fenra juste avant sa cérémonie du nom, et que plusieurs membres de sa tribu ne sont pas revenus. C’est donc lui qui s’est retrouvé chargé de perpétuer leur mémoire et leurs qualités. » Elle secoua la tête pour chasser la tristesse.
« Bref. Al’i, c’est le cognomen du seul cmedu’a qu’il ait connu, et comme ils se font mutuellement honneur, il l’a conservé dans son nom court. Quand il s’est présenté au concours de tarte pour la première fois, il s’est inscrit d’ailleurs comme “Al’i Gaal’i”. Ce qui, en soi, ne posait pas de problème.
Par contre, à l’époque, on avait un responsable d’équipe ici, celui qu’a remplacé Furzaim, qui s’appelait je ne sais plus quoi Gaal’i. »
Ceppers intervint : « Meskal’i Gaal’i.
- Meska’li. Go’i. Ki’e. Je ne pense pas qu’ils étaient de la même tribu, parce que Gaal’i était un Oublieux. Mais par contre, quand j’ai commencé à… fréquenter Al’i… Ça m’embêtait d’avoir deux Gaal’i dans mon entourage. »
Les ra attroupés rirent doucement. La liaison de Kirun et Al’i était bien connue. Ceppers intervint à nouveau :
« Surtout que tu ne t’entendais pas plus que ça avec l’autre Gaal’i.
- Ce n’est pas que je ne m’entendais pas. C’est qu’il ne m’intéressait pas, c’est tout.
- C’est pas comme ça que lui l’a pris.
- Ça, c’est son problème. Mais bon, tout ça pour dire que j’ai commencé à appeler Ali’… Al’i. Ce qui lui convenait. Et même quand l’autre Gaal’i est parti, c’est resté. Au moins ici, parce que je crois que dans son exploitation, tout le monde l’appelle Gaal’i quand même. Enfin, voilà toute l’histoire. »
Les ra hochèrent la tête en souriant.
« Donc on ne fera pas de gaffe en l’appelant Gaal’i. »
Kirun secoua la tête en souriant également : « Nago’i.
- Et il n’est pas prêt de gagner le concours de tarte.
- Même pas en Rêve… »
Le rire des ra couvrit le bruit des cascades. Les bains étaient vraiment un moment privilégié : personne n’aurait imaginé la cuisinière plaisanter comme ça à proximité de ses fourneaux.