Une journée ordinaire
L’après-midi était calme.
Kirun entra tranquillement dans la cuisine en portant les carafes de tcay vides qu’elle avait récupérées ici et là dans les différents services. En échange de carafes pleines, bien sûr.
Elle vérifia par habitude que tout se passait bien, mais il n’y avait que trois ra attablés dans un coin, qui avaient visiblement fini de manger depuis un moment : ils faisaient la pause et discutaient en profitant de l’ambiance chaleureuse du lieu.
Elle rejoignit ceux de ses aides qui assuraient le minimum de service au cas où un ra aurait eu envie d’une collation en dehors des horaires normaux.
Ils levèrent la tête, mais elle leur fit signe de ne pas s’occuper d’elle, et entreprit de laver les carafes.
Kirun sourit.
Elle se sentait toujours bien dans la cuisine.
Elle aimait la préparation tôt le matin, quand ses ra se réveillaient, plus ou moins vite, plus ou moins bien, au rythme des activités qui leur étaient assignées.
Quand l’équipe se reconstituait, quand la sensation d’appartenir à un tout grandissait jusqu’à sembler remplir toute la pièce.
Elle aimait l’instant comme suspendu, la parenthèse où tous se retrouvaient pour déjeuner avant la ruée des ouvriers agricoles qui partaient aux champs.
Ce dernier moment où ils avaient la cuisine – presque – rien que pour eux, ce petit morceau de calme savouré avant la frénésie du service.
Elle aimait aussi l’activité fiévreuse du déjeuner ; les ra et les plats qui s’entrecroisaient sans ordre apparent ; les bruits, les odeurs, les mouvements qui se mélangeaient, se frottaient, se télescopaient et pourtant résonnaient à l’unisson ; le défi sans cesse renouvelé de nourrir tout ce petit monde sans coup férir.
Et puis, elle aimait le nettoyage et le rangement qui suivaient, quand le reste du personnel quittait la cuisine et que celle-ci revenait progressivement à ses légitimes occupants.
Ceux-ci pouvaient alors décompresser, et il n’était pas rare de voir les éponges voler au lieu de gratter, ou les balais balayer des ra plutôt que le sol, le tout au milieu des rires et de la bonne humeur.
Kirun entreprit de sécher les carafes, perdue dans ses pensées.
Elle n’allait certainement pas avouer qu’elle éprouvait un bien-être certain quand elle balayait – il y avait déjà bien assez de plaisanteries sur ses rapports avec son balai. Même si c’était effectivement le cas.
Pour la énième fois, elle se demanda vaguement si elle n’aurait pas dû éviter de se trouver en contact avec ces instruments. Le naturel reprenait trop vite le dessus quand elle en avait un entre les mains. Mais c’était une vieille inquiétude, sans plus guère de force, et elle la chassa distraitement.
Ses yeux passèrent sur ses aides : elle aimait aussi la pause, la vraie, celle qui suivait le nettoyage, et où selon la saison et l’envie de chacun, ils faisaient autre chose. Ensemble ou séparément.
Aujourd’hui, c’était séparément : chacun était parti vaquer à ses occupations, et même les ra de garde étaient concentrés sur leur interface – quand ils en avaient une – ou sur le terminal de la cuisine.
Mais bientôt, tout le monde reviendrait pour le goûter : il était parfois court, mais il y avait toujours un goûter avant d’attaquer la préparation du repas du soir.
Kirun n’aurait pas su mettre de mots dessus, mais au-delà du fait de manger, c’était important de se retrouver. De reformer le tout qu’était l’équipe de la cuisine.
Parce que la préparation du soir était très différente de celle du matin : tout le monde était réveillé, et on attaquait tout de suite à fond.
En plus, les retours des ouvriers étaient davantage échelonnés que leur départ, tout comme le passage des travailleurs qui ne quittaient pas les locaux de l’exploitation. Ce qui signifiait que la séparation entre la préparation et le service du repas n’était pas nette. La première continuait alors que le second avait déjà débuté.
Le soir commençait par un sprint suivi d’une course de fond. Alors que le matin commençait doucement pour se finir sur le pic du repas.
Le soir, on n’avait pas le temps de reprendre ses marques.
Kirun rangea les carafes, et alla vérifier ce qu’il restait comme tcay. Il faudrait bien refaire encore un remplissage de carafes avant le repas du soir.
Et après le repas… Il y aurait, encore, un peu de nettoyage. Histoire de laisser la cuisine propre pour le lendemain et un nouveau jour.
Là encore, ça n’aurait rien à voir avec la même activité le matin : tout le monde se dépêcherait de terminer pour pouvoir rentrer chez lui.
Et la cuisine plongerait ensuite dans un calme précaire, rompu de temps en temps par la visite d’une équipe de la maintenance ou des expéditions, ces services qui ne vivaient pas au rythme des jours de culno.
Kirun embrassa la vaste cuisine du regard, avec un sourire satisfait et petit soupir de contentement.
Oui. Elle aimait vraiment cet endroit.
Plus encore que son appartement, là-bas, dans les tunnels d’habitation, c’était ici chez elle.