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Traîtrise

Note : Ce texte est le second épisode de la chronique Poussière de rêve

Texte

Concentrée devant le miroir magique du coffret Taki'Nux, la reine rouge s'adonnait en secret à son péché mignon dans l'une des plus secrètes cellules de la crypte. Elle jouait avec “Traitrise”, un ghost qui satisfaisait son obsession du rangement ritualisé. Des formes dénommées affectueusement “rats”, qu'elle attifait de noms des membres de la police des rêves, étaient amoureusement attirées vers le bas. Elle les retournait, les manipulait puis les emboitait d'un mouvement jubilatoire, jusqu'à atteindre le point culminant, former une trame, une ligne parfaite, dont elle observait distraitement l'inéluctable annihilation en poursuivant son œuvre. Parfois son œil avide s'attardait sur un vide, espace indicible appelant silencieusement à être comblé par ses soins pour finalement disparaître en ineffable extase.

Le bruit de l'artefact zbasu la ramena soudain à la réalité, provoquant chez elle une tension inhabituelle. Son sang se glaça alors qu'elle observa l'invraisemblable : l'imprimante prédictive zbasu se mettre en fonction et cracher son improbable rapport sur les causalités. D'une main tremblante elle ramassa les cartes perforées à peine éjectées par l'imprimante puis s'élança dans le dédale de couloirs menant à la salle rouge.

En y entrant, elle évita soigneusement de croiser leurs regards et demanda immédiatement au technicien implanté :
« Où est-elle ? ».
Le visage déjà livide de ce dernier pâlit alors qu'il bégayait une réponse :
« elle a disparu, plus aucun capteur mémoriel n'enregistre sa présence, je tente d'invoquer.. ».
Elle lui coupa immédiatement la parole :
« Elle l'a donc fait, elle l'a osé, elle a traversé la porte … ».
Elle ne put s'empêcher de frissonner lorsque la voix androgyne du valet noir cisela l'air de mots aux formes anguleuses, puis laissa le silence s'insinuer dans chaque recoin de la salle du conseil :
« Nous vous avions prévenu, il y a des limites que mêmes les puissances ne peuvent franchir ».
Un éclair de rage traversa la reine rouge, une farouche envie de balayer cette fratrie figée dans leurs modèles de pensées binaires, incapables de rêveries créatrices. Un fugace instant la tentation fut grande de basculer chez …, mais elle se reprit déposant au vu de tous le rapport sur les causalités holistiques sachant pourtant que le pire était à venir.

La peur lui tiraillait le ventre. l'As gris qui s'était emparé des cartes du rapport les retournait une par une, les étalant au centre de la table. Le jeu qui se dévoilait ainsi était sans appel. La précision mécanique et froide des gestes de l'As gris faisait un contre-point à l'effroi qu'elle sentait s'insinuer sous tous les pores de sa peau. Des entrelacs de droites arrondies, des courbes aux lignes brisées se jumelaient sous leurs yeux. Les lignes révélaient peu à peu un avenir causal nouveau, dévoilait…

La reine rouge frappa du poing sur la table, brisant le délicat agencement de cartes :
« Il a changé ! Comment cela se peut-il ? ».
Le Roi d’heure repris de sa voix d'infatué corrigeant une élève dissipée :
« L’effet quantique zbasu est déterministe. la précision de la mesure d’un paramètre entraîne une incertitude sur les autres paramètres. C’est la raison du flou du passé, de son indétermination. Cela est intrinsèquement lié à notre mesure du futur. L'incertitude du passé garantit l’invariabilité de notre avenir. Celui-ci ne peut changer. »

La reine rouge fixa le roi d’heure des yeux forçant le silence. Qui pouvait imaginer le maelström d’émotions antagonistes qui menaçaient d’exploser sous ses traits impassibles. Laisser transparaître une infime parcelle en ce lieu lui serait fatal. Pourtant sa peur refluait peu à peu. Une horreur sereine la remplaçait, celle de la condamnée devant l’inévitable. Elle avait brouillé les cartes, réussi à focaliser leur attention sur cette impossibilité. Une impossibilité qui pourtant scellait son destin.

La sentence ne se fit pas attendre. Elle tomba aussitôt comme un couperet. Cette fois la voix de l’As Gris donna l’impression que chaque mot prononcé s’enflammait avant de suinter dans l’espace au dessus de leur tête : « Le futur ne laisse aucun place à une reine rouge. »

Brutalement, dans un spasme de souffrance Xunno'i émerge à la conscience. En pleine confusion et sentiment d’urgence elle reprend, muscle après muscle, le contrôle de son corps. Un à un, elle traque, réinitialise, désactive les asservissements endommagés, les archétypes comportementaux pétrifiés de la reine rouge. Ses pupilles tentent d’accommoder. Son esprit embrasse alors la scène prenant la mesure de la situation. Des chaises crissent, des regards se croisent, de bustes s’inclinent légèrement, d’autres regards se dérobent à elle. Sous ses yeux les cartes du jeu sont redistribuées. Le pouvoir de la reine rouge se désagrège comme un château de cartes. Un réagencement du centre de décision s’opère par la recomposition des cartes maîtresses autour du nouveau centre de gravité : l’As Gris.

Une bouffée d’émotions menace soudain de l’emporter. Elle peine à assimiler entièrement la personnita de la reine rouge. Des boucles réflexes comportementales qu’elle n’arrive toujours pas à discriminer de ses émotions la plongent dans des états de confusion mentale. Le déclenchement du mode panic suivi de l’effondrement de la personnita est survenu dans le pire des lieux possibles. Ses rêves secrets se retrouvent exposés au cœur du dispositif le plus contrôlé de la crypte. Xunno'i concentre ses pensées sur une image anodine. Elle tente de relancer la strate externe de la personnita reine rouge. Il lui faut absolument continuer à masquer ses desseins à l’œil de zbasu. La routine provoque un tremblement incontrôlé de sa joue gauche. D’abord effrayée, Xunno'i respire à nouveau. Les autres cartes ont assimilé ce tic à une simple manifestation de la défaite de la reine rouge. Dans l’urgence elle finit par assembler une ligne élémentaire de pare-feu et reconstitue la façade émotionnelle de la personnita.

Xunno’i souffle mentalement. Elle dispose enfin d’un court répit face aux démons de sécurité zbasu. Il lui faut croire que ses derniers instants de confusion seront mis sur le compte de la déroute de la reine rouge par les algorithmes d’audit. Au travers des filtres de pensées de la personnita élémentaire, Xunno’i tente frénétiquement de décortiquer les attitudes des membres du conseil : le contentement du roi d’heure qui croit son heure arrivée, l’agacement du valet noir au regard de la nouvelle position de l’As, l’attentisme de… Accablée, Xunno’i abandonne cette voie d’investigation sans issue. Angoissée à l’idée que son pare-feu lâche prise en ce lieu, elle essaye de raccorder dans l’urgence les boucles cognitives, de corriger les strates comportementales en déroute de la reine rouge. En même temps elle explore fébrilement sa mémoire récente à la recherche des pièces manquantes du puzzle. Comment la situation a-t-elle pu dégénérer à ce point ? Mais ses pensées dérivent dangereusement vers le passé, vers une contrée fleurie à la limite des frontières, loin de cette sombre et effrayante machinerie à broyer les âmes. Tandis qu’elle se démène avec acharnement à comprendre, des scènes affleurent à la surface de sa mémoire. Un doigt qui se tend à travers les brumes ; des yeux qui se regardent ; un sourire qui chantonne une promesse inavouée ; une pensée qui éclot, puis le doigt ramenant un papillon féerique qui s’envole, virevolte dans une poésie de couleurs. Des pans entiers de sa mémoire resurgissent, des images d’un rêve. Oh Illion, mais pourquoi as-tu traversé la porte ? A quoi rêves-tu là-bas ? Pourquoi le…

Soudain la reine rouge éclata d’un rire tonitruant. Cette hilarité provoqua une onde de confusion qui se propagea de carte en carte. L’éclat de rire chamboulait l’équilibre des forces de la salle rouge. Xunno’i lâche un cri de souffrance muette lorsque la nouvelle boucle cognitive qu’elle vient de relancer mutile sa conscience. Une idée a ressurgi du tréfond de sa mémoire. La dernière pièce du puzzle s’est enfin assemblée. Xunno’i libère la personnita restaurée et augmentée de cette connaissance. Rationnellement elle comprend le mécanisme d‘effacement derrière la reine rouge, l’écrasement de ses affects propres par les processus cognitifs de la personnita. Mais son moi s‘agrippe, sa conscience résiste farouchement aux boucles d’asservissement, à cette petite mort programmée. Elle veut être, elle veut voir…

La reine rouge se cala contre le dossier du fauteuil, parcourant l’assemblée des présents. Elle observait avec délectation le doute et l’incertitude s’installer. Elle sentait la peur naître chez ceux qui avaient trop vite retourné leur carte, le soulagement des attentistes toujours en course, les questions informulées…

Le Dix de Der sentit son pouls s'accélérer. Il tourna son masque vers les membres de la fratrie, cherchant l'origine de cette sensation. Tous le fixaient, suivant en cela le regard enjoué de la reine rouge.
« Qu’en est-il du dormeur ? »
Le Dix de Der resta un moment interloqué devant l’incongruité de la question. Ses implants analytiques classifiaient déjà toutes les informations sur le légendaire premier Khan. Son département était en charge de la sécurité démonique du bunker du dormeur. Pourtant Il ignorait toujours la raison de sa mise en state, du figement des processus cognitifs du dormeur par les puissances. Le Dix de Der était pourtant convaincu d’une chose : le formidable dispositif de sécurité n’était pas dirigé vers une menace extérieure. Furieusement, il se mit à compulser les quelques lignes anodines de la biographie classifiée du premier Khan. Il redoutait de devoir prendre position dans une bataille de pouvoir dont les tenants lui échappaient :

  « Issu d’une contrée à la limite des frontières, Le premier khan 
  au nom poétique de ****** se distingua très tôt par sa formidable 
  capacité à raconter l’histoire. Au sein même du palais de Vai’A’Tua 
  sa verve fixait les mythes, insufflait la vie aux ******. Sa 
  volonté de conter projetait l’imaginaire collectif vers un futur... »

La reine rouge enchaîna immédiatement sur sa valse de déstabilisation, elle savait qu’elle ne pouvait laisser les cartes pousser plus avant leurs réflexions. Son apparente assurance lui avait redonné un semblant de pouvoir. Le moment délicat approchait, Elle retourna de nouvelles cartes du rapport sur la table, craignant que ces courbes démentent ses affirmations :

« Les lignes causales ne sont même pas encore complètement stabilisées. Qu’est ce qui vous fait croire que votre pouvoir perdurerait ? L’inaltérabilité du futur est une constante de notre univers, du pouvoir des puissances et pourtant elle…une puissance vient d’infléchir sa direction, pourquoi s’arrêterait-elle à la reine rouge ? »

La reine rouge ménagea ses effets quelques instants, laissant le doute ronger ces cartes avides de pouvoir. Elle venait de frapper au cœur de leurs peurs primales

« Chaque instant est vital, on ne peut laisser le futur se figer dans un équilibre qui nous serait défavorable. Nous ne pouvons même plus prendre le risque de le laisser redevenir immuable. Il faut stabiliser des éléments du passé, rendre son incertitude à la mesure de l’avenir. » La reine rouge pointa le Dix de Der : « Retirez les sécurités du bunker au dormeur, qu’il revienne à la vie et reprenne son œuvre d’écriture, de fixation du passé »

Xunno’i supporte avec stoïcisme l’écrasement des derniers éléments de sa personnalité. La dernière boucle d’asservissement achève le travail d’amputation de ses émotions, mutile avec la précision d’un scalpel ses rêves. Pourtant un sourire transparaît. Il flotte encore quelques temps enveloppant une pensée hérétique, une pensée laknée en ce lieu : le futur n’est plus immuable, l’incertitude règne à nouveau, il existe enfin une chance pour que …

D’un mouvement froid et assuré d’automate, la reine rouge se releva et se dirigea vers la sortie. En arrivant devant la porte elle se retourna et lança à l’As Gris d’une voix sèche et sans appel : « Je veux un rapport et en temps réel de ce que fera Bon-Pha dès qu’elle repassera la porte, mais surtout du dormeur. »

Une étincelle d’émotion apparut cependant derrière ses pupilles alors qu’elle se dirigeait vers la plus secrète cellule de la crypte, reprendre son jeu favori, s'adonner clandestinement à son péché mignon « traîtrise ».

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