La colère de Bon-Pha
Note : Ce texte constitue le premier épisode de la chronique Poussière de rêve
Épisode
Bon-pha marchait à vive allure vers le repère du Bibliothécaire. Cette fois la Crypte avait dépassé les bornes. Qu'est-ce qu'ils s'imaginaient ? Qu'ils étaient les seuls à écouter et influencer zbasu ? Qu'ils pouvaient décider seuls de l'évolution du Khanat ?
La colère enflammait la Prêtresse. Elle avait jusqu'à présent toléré les petits jeux et l'impertinence de la Reine Rouge ; après tout, ça mettait un peu de piment dans la partie. Mais il était temps de lui rappeler que certaines limites ne devaient pas être franchies.
Elle traversa les rayonnages de la Bibliothèque au pas de course, indifférente aux ombres qui s'agitaient dans ses pas et aux regards effrayés des ra dont elle croisait la route. Trouver le Gardien n'était pas toujours évident. Il avait un don pour sentir venir les ennuis et se rendre alors introuvable. Elle finit par s'arrêter, hors d'haleine, se retourner, tendre la main dans une poche d'ombre et en sortir un automate au masque sombre et terrifiant.
“Trouve-moi où il est !” cracha Bon-pha, la panique lui faisant perdre son légendaire contrôle.
L'automate repartit dans les ombres comme s'il n'avait jamais existé, puis réapparut quelques instants plus tard, murmurant quelques mots à l'oreille de la prêtresse de la propagande. Un sourire ironique éclaira le visage de cette dernière.
“Petite maligne, murmura-t-elle. Mais tu n'as pas pu tout prévoir.”
Elle repartit dans l'autre sens jusqu'à arriver à une petite cour éclairée par les soleils. Un ra était là, semblant s'endormir sur son balai. Bon-pha scruta la scène, se passant nerveusement la langue sur les lèvres. Sans ombre, elle allait être à découvert quelques temps… Mais la Crypte ne pouvait pas avoir déjà autant de pouvoir.
Elle s'approcha du ra, laissant sa garde invisible prendre possession des ombres autour du patio. Il se retourna en l'entendant approcher, souriant calmement, comme indifférent à son rang :
“C'est une belle journée, n'est-ce pas ?
-Hum. Gardien, comment vont les Rêves ?”
Il la regarda d'un air surpris. Délicatement elle lui enleva le balai qu'il tenait toujours entre ses mains, puis reprit :
“L'Art du Balai est une noble discipline, mais, comment dire… Vous pourriez l'envisager de façon plus métaphorique.
-C'est un cadeau de Xunno'i. Un excellent balai, bien équilibré.
-Ça ne m'étonne pas d'elle.”
Bon-Pha soupira. Il fallait jouer selon les Règles, car c'étaient les Règles qui maintenaient le Khanat en un seul morceau. Mais parfois elle avait une folle envie de les contourner à son tour pour Effacer ces blagues d'adolescents et rendre à zbasu sa pureté originale. Hélas elle avait aussi besoin de la Crypte… Et pour l'heure, réveiller le Gardien, encore à mi-chemin entre deux mondes.
Elle reprit d'un ton pressant :
“Gardien, les rêves… Il faut que vous me guidiez.
-Tu peux prendre le lit dans mon bureau si tu as sommeil. J'ai encore la moitié de la cour à nettoyer, cela te laisse le temps de te reposer.”
Bon-Pha s'exhorta au calme. La Reine Rouge avait embrouillé et joué avec les fils de la Réalité et la violence ne résoudrait rien. Elle avait besoin de la collaboration du Bibliothécaire, Gardien des Rêves, Maître des Clés et des Mots, qui pour l'heure ne pensait qu'à balayer sans se presser en prenant le soleil.
Mais puisqu'elle n'avait plus le choix… Elle glissa quelques mots à l'oreille du Gardien dans la langue sacrée, des mots qui ne devaient jamais être prononcés. Le vent se leva, les nuages cachèrent les soleils, et les chamans des alentours ressentirent la longue plainte du Khanat. Le Gardien cligna des yeux, et son attention se fixa soudain avec acuité sur la prêtresse, qui ne put retenir un frisson. Il lui sourit avec bonhomie, mais elle sentait le pouvoir qu'elle venait de réveiller et espérait qu'il serait bien de son côté cette fois-ci.
“Si ce que tu dit est vrai… commença-t-il. Mais tu ne m'a encore jamais menti. Combien de personnes et que te faut-il ?
-Sept, dont moi. Nous devrions suffire, du moment que nous arrivons au même endroit. Et, heu… ça n'a pas une très grande importance, mais si je pouvais garder mes vêtements ce coup-ci… C'est que j'ai quand même un statut à représenter.
-Tu ne trouve sur place que ce que tu amènes et ce que tu t'attends à trouver. Je ne suis pour rien dans cette histoire d'habits.
-Hum. Allons-y.”
Bon-Pha s'écarta tandis que le Gardien traçait avec son balai cercles et arabesques, soulevant la poussière selon des motifs complexes qui scintillaient dans l'air. Elle admira sa maîtrise de la Danse Sacrée, qui plus est exécutée au pied levé avec les moyens du bord. C'était réellement un maître.
La poussière scintilla, retomba, faisant miroiter l'air.
“Maintenant” souffla le Gardien.
Bon-Pha fit un signe à ses troupes. Six Automates de la Police des Rêves sortirent des ombres autour du patio et la rejoignirent. Puis ils passèrent ensemble la Porte des Rêves qui s'était temporairement ouverte sous l'injonction du Gardien.
La poussière finit de retomber. En sifflotant, le Gardien reprit son balayage, l'étalant consciencieusement sur toute la surface de la cour.