Le Temps, le Rêve et la Vérité
Qui peut prétendre connaître le passé ou l’avenir ? Et même, qui peut prétendre connaître le présent ? Ce que nous nommons Vérité n’est pour d’autres qu’un brouillard.
Lorsque notre regard se porte sur l’avenir, nous pouvons discerner des formes, des possibilités, déduites de ce que nous connaissons du présent et du passé. Mais notre connaissance étant nécessairement imparfaite, la qualité de nos visions sur ce qui nous attend l’est encore plus. Si je passe toutes mes nuits à la Grande Bibliothèque, je peux supposer que demain, je passerai ma nuit là-bas. Et comme je n’ai pas toujours passé mes nuits dans ce lieu, je peux supposer qu’un jour l’organisation de mes nuits change. Je peux être plus ou moins convaincu de la réalisation de mes suppositions sur l’avenir mais, quel que soit le degré de ma foi, elles resteront possibilités jusqu’à ce que j’arrive à l’instant de leur réalisation.
Peut-on prétendre mieux connaître son présent ? Assurément, nous savons un peu plus de choses sur lui, car étant en train de le vivre, nous sommes justement en train de “réaliser”. Nous sommes à chaque instant sur la croisée des chemins entre chaque avenir, et chacun de nos gestes nous mène à réaliser une possibilité, tout en amenant les autres à l’oubli. Mais nous ne connaissons de notre présent qu’un petit morceau, celui qui nous appartient dans sa subjectivité ; nous ne connaissons pas tout ce qui se passe dans l’univers. Nous ne pouvons même pas être conscientes de toutes les possibilités que nos actions font naître et mourir.
Quant au passé… Certaines croient que le passé est figé, vaste champ de possibilités que nous avons suivi par un unique chemin, pour nous retrouver à aujourd’hui. Mais quand on l’observe, on se rend compte que le passé lui-même est fluctuant, animé de ses propres courants, prenant un visage différent à mesure que l’on prend conscience de son ignorance. Demandez à deux personnes de vous raconter le même évènement survenu la semaine précédente : chacune aura vu quelque chose de plus ou moins différent. Interrogez-les après un an, dix ans, cinquante ans : à chaque fois l’évènement sera différent. Tentez à présent de reconstruire ce qui a pu se passer des siècles dans le passé… les fragments que vous trouverez, aussi précis soient-ils, ne seront qu’un éclairage sur une possibilité du passé. Quelque chose qui a peut-être eu lieu. Car pour une même destination, les chemins sont souvent nombreux.
Alors, comment prétendre qu’une chose est vraie et une autre fausse ? Où est la réalité dans le champ des possibles ?
C’est là où se pose notre regard que s’incarne la réalité. Sitôt qu’il se détourne, cela redevient possibilité. Réalité individuelle lorsqu’elle n’est vue que d’un individu isolé, bien vite perçu comme fou par celles qui unissent leur regard dans la même direction, donnant corps à une réalité qu’elles veulent commune. La Vérité devient alors le choix du plus grand nombre, tolérant plus ou moins les innombrables vérités qui la côtoient, fruits d’autres groupes d’individus regardant un peu à côté ou dans une autre direction.
Ce serait déjà complexe sans les altérations subtiles que connaît notre monde. Au confluent d’énergies modelant ce qui devrait être inaltérable, la réalité est encore plus délicate à saisir pour qui la cherche. On peut parler de magie, de physique, de dieux ou de simulation de vie, peu importe, un fait demeure : dans notre monde, il faut se battre pour que la réalité ne soit pas encore plus fluctuante.
Certaines jouent de ces possibilités, d’autres tentent de stabiliser l’environnement. Une tempête magique peut dévaster en un jour les efforts des unes ; l’intervention de la Police des Rêves faire disparaître le travail des autres le lendemain.
A-t-on besoin de savoir tout ça pour vivre, être heureuse, et réaliser ses rêves ? Non. Nombre de Ra vivent leurs vies, ignorantes des changements qui s’opèrent autour d’elles, satisfaites de se laisser aller à l’oubli régulier des incarnations précédentes des autres possibilités. Elles se laissent porter par le flot, comme des oiseaux à la surface de l’eau.
Et d’autres choisissent de comprendre, de savoir, de remonter le courant ou de le descendre plus rapidement puis, un jour, de le guider, de le prévoir, de l’influencer.
Chacun de ces choix est valable. Chacun de ces choix peut mener des vies à naître ou à disparaître. Et parce que l’existence, finalement, reste la cohabitation de milliers de regards, chacun de ces choix fabrique notre monde, jour après jour.
Enregistrement retrouvé dans les archives de l'Infra.