Pendo des Brumes
Je regardais les ra s’agiter dans tous les sens. Cette affaire allait être impossible à étouffer. Certes, tout le monde réagissait de la meilleure façon qui soit : les Automates préservaient les indices et le corps (pour ce qui restait à conserver), la Légion d’Airain repoussait les nobles outrés, les Pacificateurs avaient dépêché leurs enquêteurs aussi rapidement que possible. Je vis enfin la Reine Rouge arriver. Somptueuse dans sa robe écarlate, le port royal, elle traversait la foule qui s’ouvrait devant elle.
Elle s’arrêta près de moi, sans un regard pour ce qui restait du corps derrière le cordon des Automates. Je n’arrivais pas à cacher mon malaise et la Reine décida d’en profiter. D’une voix ferme, elle demanda :
-Que s’est-il passé pour en arriver là ?
Je ne pus empêcher mes yeux de glisser sur la foule. Trop de monde… Mon adversaire nota cet aveu de faiblesse sans rien dire. Il fallait que je réponde.
-Il faut faire sortir ces gens.
J’étais incapable de penser à mieux. Mon esprit tournait en boucle : comment éviter les fuites ? Déjà, je sentais la Volonté de la Ville s’éparpiller, les peurs des ras ramper dans les tréfonds de l’Infra…
La voix cassante de la Reine me ramena au moment présent :
-Ce n’était pas une réponse à ma question.
Ce n’était vraiment pas le moment de jouer à ça, pourtant. L’heure était grave. Ces maudits petits jeux de cour ne m’avaient jamais semblé plus insupportables. Mais c’était le dernier moment souhaitable pour craquer ; à sa façon, elle venait de me le rappeler. Je laissais une partie de ma colère s’exprimer :
-Servez-vous de vos yeux. C’est votre travail de voir comment les sortilèges de protection ont pu être débordés.
Elle blêmit sous l’outrage, ce qui me revigora un peu.
-Nous avons tous du travail pour gérer cette crise. Je vous suggère de ne pas perdre de temps en questions oiseuses et de vous y mettre.
Je la plantais là pour aller distribuer mes propres ordres. Tout le palais avait été fermé, plus rien ne pouvait sortir. Sauf les nouvelles. Bloquer les koms dans Natca était extraordinairement difficile et il y avait toujours un chaman plus malin que les autres pour décider de voir si, par hasard, il ne pourrait pas appeler ses amis à travers une de ses transes. Je savais que les fuites avaient déjà eu lieu ; mon travail consistait à les réduire, puis à les orienter dans une autre direction.
Les voix murmuraient dans la Ville :
-…le Khan est mort…
-… il ne revient pas, le revif ne marche pas…
-… Les Brumes vont nous détruire…
-… Ils ont raison, ils peuvent leur commander…
Ces dernières rumeurs m’énervaient plus que les autres. Les Brumes, les Brumes ! Elles avaient bon dos, les Brumes ! J’allais anéantir tous ces adeptes miteux de l’improbable ; cela faisait trop longtemps que je les laissais vivre.
La Police des Rêves comme la Crypte avait sous-estimé le pouvoir de cette secte obscure. Quelques cycles auparavant, ce n’était qu’une bande de drogués abrutis, incapables de faire des phrases cohérentes. Je revoyais nettement le dossier sur leurs activités, le tampon “inoffensif” soigneusement apposé. Je me demandais à présent s’ils n’avaient pas infiltré la bureaucratie, dans tous les services. Ma négligence avait causé la perte d’un Khan. Et quel Khan…
Ces moments de doutes étaient détestables. Ce n’était pas la première fois qu’un Khan mourrait. Un autre était prêt à prendre sa place, dès que l’histoire serait rectifiée. Mais dans ces cas-là, c’était à la Police des Rêves de tout arranger. Or la mort du Khan perturbait tous les Automates ; la Ville tremblait sur ses fondations. C’était encore plus grave dans cet Éon, les Artificiels avaient pris tellement d’importance !
Je fouillais mes souvenirs à la recherche de cas similaires. Je finis par conclure que la crise était sans précédent.
Ha, on voulait jouer avec les Brumes ? On pensait ne pas avoir à suivre les règles du jeu ?
J’entendais Courtoisie faire son travail à l’arrière-plan. Il y a des choses qui ne changent jamais ; ces petits riens qui montrent que le Khanat continue ses cycles. La mort du Khan rédempteur était spectaculaire, unique, mais des Khans étaient morts à chaque Éons. Seulement, d’habitude, on pouvait plus facilement effacer les erreurs.
Je sortis un petit miroir d’obsidienne de ma poche, que je laissais se fracasser au sol. Le choc combiné aux glyphes dont il était gravé le fit exploser en une myriade de petites étoiles noires, tandis que le lirium qu’il contenait s’échappait dans un petit tourbillon, réagissant avec les restes de Brumes qui trainaient alentour. Personne ne les voyait, elles n’étaient que des vapeurs inoffensives, mais elles étaient là, avides d’en avoir un peu plus.
Le temps se figea.
Pour tout autre que pour les Policiers, nous venions de disparaître, laissant comme seule preuve de notre passage de la poussière d’obsidienne.
Pour nous, c’était le moment d’agir. Il fallait aller vite et agir bien, ne pas ménager notre peine. Le temps qu’accordait le miroir était limité et nous payerions plus tard un prix élevé pour cet accroc ; mais il n’y avait pas d’autre solution.
Les Brumes avaient figé les ras autour de nous, révélant les pensées comme des auras scintillantes au-dessus de leurs têtes. Les liens entre les gens apparaissaient comme des fils scintillants. Nous avions l’habitude d’observer le phénomène dans les miroirs d’obsidiennes de la forteresse, où nous pouvions les manipuler avec finesse ; mais il y avait trop à corriger ce soir pour faire dans la dentelle. Nous corrigerions les détails par la suite.
Changer les pensées d’une foule est un travail ardu, encore plus dans le palais de Va'itu'a. Cacher la mort du Khan créerait trop de distorsions, mais nous pouvions modifier la façon dont il était mort.
Nous passions entre les ras, brisant ici un lien de pensée, en redirigeant un autre, enlevant une idée d’une tête, ajoutant nos propres contes. Les ras qui étaient là avaient, plus que la moyenne impériale, les capacités de résister à nos manipulations. C’était les héros, les personnalités les plus exceptionnelles du Khanat qui se réunissaient pour faire la fête au palais ; c’est pourquoi l’Histoire que nous écrivions était aussi absurde. Ils ne pourraient qu’y croire. Il y avait suffisamment de vérité mélangée à la réécriture pour qu’ils y croient. Il y avait aussi tout ce qu’il fallait pour flatter l’ego de chacun : cela reste toujours la meilleure façon de faire avaler des couleuvres aux gens.
Le temps accordé par les Brumes touchait à sa fin. Mes troupes se retirèrent. J’eus juste le temps de me glisser dans une antichambre déserte.
Le temps reprit ses droits, et je m’écroulais.
J’écoutais avec attention les rumeurs sur les koms et ce que la Voix de la Ville murmurait :
-…le Khan est mort…
-… il ne revient pas, le revif ne marche pas…
-… Nous avons enfin réussi…
-… Nous allons enfin pouvoir vivre…
Plus de trace des Brumes dans l’esprit des ras. Plus de trace de la secte des Brumaires et de sa soi-disant toute-puissance. L’attentat qui avait enfin réussi, tout le monde s’en souvenait, était le fait de la mobilisation de ras courageux qui l’avaient empoisonné. Plus aucune trace d’un assassin solitaire qui avait convoqué les Brumes dans la salle du trône elle-même.
Il y a des ras dont il vaut mieux ne pas toucher l’esprit avec des techniques aussi brutales. Elle finit par me trouver après un long moment.
Elle semblait elle aussi épuisée, mais avait plus de force que moi pour tenir la comédie. Moqueuse, elle me demanda :
-Alors ? Plus d’Automate pour porter la Prêtresse à la Forteresse ?
Je lui fis vaguement le signe de se taire. Elle m’ignora royalement.
-Pendant que vous dormiez, la Crypte a revu toutes les mesures de protection et nettoyé la zone de tous les résidus qui traînaient.
-Et du sang ?
Elle haussa les épaules :
-Nous ne faisons que le ménage des puissances occultes. Chacun sa tâche.
Elle s’assit à côté de moi, oubliant le protocole un instant.
-Où est celui qui a fait ça ? Il peut encore nuire.
Je fis un signe négatif de la tête :
-Il ne fera plus rien avant longtemps.
-Vous l’avez…
-Non, il était déjà hors d’état de nuire à notre arrivée.
-Comment ?
Sans rien dire, je me mis à genoux devant la Reine stupéfaite, puis outrée que je pousse ses jupons. J’attrapais enfin le pendo qui s’était réfugié sous le banc où nous étions assises. Il tenta de me mordre, mais je le tenais fermement par la peau du cou.
La Reine Rouge regarda le pendo noir que je venais de faire sortir d’un air d’abord intrigué, puis une lueur mauvaise passa dans son regard. Je l’arrêtais avant qu’elle saisisse sa hache :
-Non, ce serait lui faire trop d’honneur. Il a eu la meilleure punition possible.
Elle me regarda, puis un sourire mauvais éclaira ses traits.
-J’ai toujours rêvé d’avoir un pendo de compagnie…
-Et bien vous irez en trouver un au marché. Celui-là est à celle qui l’a trouvé : moi.
La laissant dépitée, je sortis du palais, le pendo se débattant sous mon bras, un sourire satisfait sur les lèvres.
Quant à tous ceux qui virent passer la Prêtresse de la Propagande avec un animal de compagnie… ils furent victimes d’une malencontreuse amnésie.