Sale temps pour les klums
« Toi non plus ?
- Nagoi.
- Même pas une toute petite tarte de rien du tout ?
- Nagoi. Les klums ne valent rien en ce moment. »
Le juge hocha la tête avec fatalisme en indiquant la table sous la tente derrière lui. Une table qui ne portait, malgré l’heure déjà avancée de l’après-midi, qu’une seule maigre tarte. « Je ne suis pas vraiment surpris. Mais j’espérais que toi, au moins… »
Kirun secoua la tête encore une fois : « Nagoi. Les klums sont… » Elle chercha un mot adéquat, sans vraiment en trouver. « Mal conformés. Ils ne résonnent pas bien quand on les cueille. Ça ne vaut rien de cueillir un klum qui n’a pas le bon son… »
Le juge soupira une nouvelle fois et abandonna la partie : « Je sais, je sais. Enfin, je suppose que ça veut dire que Zlit a au moins une chance de gagner cette année. »
La cuisinière jeta un œil à la tarte solitaire, ouvrit la bouche et hésita. Ça ne se faisait pas de dénigrer un concurrent, même si Zlit ne méritait absolument pas de gagner. Mais en l’occurrence, ce n’était pas ça qui la dérangeait le plus. Finalement, elle se décida en essayant de garder un ton aussi neutre que possible : « Vous allez tous y goûter en même temps ? »
Le juge eut un sourire ironique : « Ne t’inquiète pas. Un candidat qui dit qu’il n’y a pas de bons klums, on aurait pu l’ignorer. Là, on ne prendra pas de risques. »
Kirun hocha la tête, soulagée. Sur un vague salut, elle quitta ensuite la tente, laissant le juge du concours de tartes aux klums à ses pensées moroses, peu désireuse de discuter avec lui des causes possibles de l’état de la récolte. Elle ne devinait que trop bien ce qui pouvait perturber ainsi les Rêves. Elle sentit un frisson la parcourir, et se força à ramener son attention à la Fête en cours.
Elle avait l’impression que l’ambiance n’était pas tout à fait aussi… festive que d’habitude. Probablement un effet de ses cauchemars à répétition, mais… Il lui semblait quand même que les ra étaient plus tendus, moins joyeux qu’à l’accoutumée. Un peu moins décontractés, un peu plus prompts à chercher la bagarre.
Il y avait des histoires qui disaient que les Sources apparaissaient en réponse au malaise des ra. Une façon pour le Khanat, ou le Monde des Rêves allez savoir, d’exprimer à haute voix les tensions de ceux qui le peuplaient et le Rêvaient. Une façon aussi, à travers les combats de source, de fournir un exutoire pour régler ces conflits ouvertement. Peut-être que c’était la cause de certaines fenra, oui. Mais en regardant la foule de Celifet, Kirun se demandait quand même si ce n’était pas plutôt l’inverse, et si ce n’était pas la fenra qui perturbait les ra au point de les rendre irritables.
La cuisinière soupira une nouvelle fois et reprit sa déambulation entre les tentes et les étals des camelots, mais le cœur n’y était pas. C’est sans doute pourquoi elle ne se rendit pas compte tout de suite que le détachement traditionnel de la Légion comportait davantage que le recruteur et les cinq ou six Légionnaires habituels. En fait, il fallut qu’elle bute presque sur deux d’entre eux, en armure réglementaire même si leur casque restait pour l’instant accroché à leur ceinture, pour réaliser qu’ils étaient là. Et encore, ce fut surtout parce que, à sa grande surprise, elle reconnut l’un d’entre eux : « Isnat ?!
- coi Kirun.
- Mais qu’est-ce que tu fais là ? »
Le Légionnaire écarta les bras, mettant en valeur son armure : « Comme tu vois. Je suis en service.
- En service ? En service pourquoi ? Et Cancan est avec toi ?
- Non. Cancan a été affecté ailleurs. Et je suis de service d’ordre, disons. »
L’autre Légionnaire avait légèrement froncé les sourcils au cours de l’échange, mais il lança un lourd regard d’avertissement à son condisciple en entendant la dernière phrase. Regard qu’Isnat saisit parfaitement, mais qui le fit surtout sourire, avec une étincelle qui renvoya instantanément Kirun au souvenir de l’incorrigible chenapan qu’il avait été pendant des décennies.
« Quoi ? Ça sert à rien de lui mentir. Elle sait toujours quand on lui ment. Crois-moi. Je l’sais, j’ai essayé pendant des années.
- T’es d’ici ? Le xétarque a dit…
- Ouais, ben le xétarque a dit mais il n’a pas fait ce qu’il fallait pour vérifier. J’ai grandi ici, et c’est dans mon dossier. Il n’avait qu’à lire. S’il croit que j’ai coupé les ponts parce que je n’appelle pas la famille par kom pour donner des nouvelles tous les jeftu. Ou parce que je ne rentre pas passer toutes mes permissions où j’ai grandi. Ou parce que je n’envoie pas la moitié de ma solde à mon clan… Bon, il n’a pas tout à fait tort. Mais ça ne change rien : ça ne serait pas bon pour l’honneur de la Légion que tout le monde voit Kirun nous pourchasser à coups de balais. Et c’est ce qui va s’passer si on lui ment. »
Kirun n’était pas tout à fait certaine de la sincérité d’Isnat. Ou plutôt, elle le soupçonnait d’utiliser à son avantage une certaine forme de vérité pour régler un vieux compte. Ce qui était typique du chenapan qu’elle connaissait. Elle lui adressa un regard peu amène : « Et bien sûr, tu as oublié de le mentionner quand on t’a signalé ton affectation…
- Moi ? Oser remettre un ordre en question ? »
La cuisinière n’avait pas besoin du reniflement ironique de l’autre Légionnaire pour savoir qu’Isnat en rajoutait dans la grandiloquence de l’honneur bafoué. Remettre en question les ordres devait faire partie de son quotidien tout autant que lorsqu’il fréquentait sa cuisine.
« Je ne sais pas ce que tu as appris à la Légion, mais tes talents de comédien ne se sont pas améliorés, c’est certain. Quel service d’ordre ? »
Isnat reprit son sérieux et sembla un moment la jauger du regard, puis il répondit, mais avec une note de sérieux indiscutable, et d’une voix qui ne devait pas porter plus loin que le trio : « Plusieurs clans de N’Shali N’Bhali ont quitté leurs itinéraires habituels du Désert et ont rejoint les Plaines. Ils contrôlent bien leurs bêtes, mais on ne peut pas espérer que les troupeaux de branaz qui les accompagnent puissent passer au bord d’un champ de pelgru sans aucun dégât. Et quand il y a plusieurs troupeaux qui se suivent… »
Kirun hocha la tête avec une grimace. Elle n’avait pas besoin d’un dessin pour imaginer les dégâts. Et probablement aussi la réaction des exploitants du coin au bout de trois ou quatre passages.
Isnat lui rendit son regard avec sérieux : « Pour l’instant, les incidents sont restés localisés. Mais les N’Shali N’Bhali n’ont pas su, ou pas voulu dire pourquoi ils avaient quitté le Désert. »
L’autre Légionnaire intervint alors à mi-voix : « Ou alors, ça n’a pas redescendu les échelons de la hiérarchie.
- Possible aussi. Mais si d’autres groupes suivent ceux-là, ou si les premiers ne retournent pas bientôt dans le Désert, ça risque de dégénérer. Tout le monde est un peu à cran, en ce moment, et pas qu’aux Marches du Désert. » Kirun réalisa à cet instant qu’Isnat avait continué de surveiller la foule tout en parlant, et elle résista de justesse à l’impulsion de se retourner pour suivre son regard. Savoir que la tension qu’elle avait cru ressentir était réelle, et pas seulement le fruit de son imagination, ne la rassurait pas. Mais alors, pas du tout.
Elle essaya de redonner un peu de légèreté à la conversation malgré tout : « Et c’est donc toi qu’on a envoyé pour vérifier qu’il n’y aurait pas de troubles ici. Si un ra m’avait dit que je verrais le jour où ce serait toi qui maintiendrait l’ordre, je l’aurais envoyé d’urgence se faire soigner… »
Elle laissa sa phrase en suspens et fut récompensée par le grand sourire d’Isnat. Mais les yeux du Légionnaire, eux, ne souriaient pas vraiment, et il continuait de scruter la foule en même temps. C’est peut-être ce qui inquiéta le plus la cuisinière. La preuve que même le pitre facétieux qu’elle connaissait, prenait la menace au sérieux.
Isnat dut se rendre compte de son malaise car il tourna enfin son regard vers elle, et sa voix était sérieuse mais chaleureuse quand il s’exprima : « J’ai été bien formé. Et je ne suis pas seul. On y arrivera. »
Kirun se sentit bizarrement rassurée par son assurance. Oui, il y avait des ra pour gérer ce genre de choses. Des ra qui ne rêvaient que de s’illustrer dans un combat de source. Des ra qui auraient sans doute préféré l’éviter mais qui iraient se battre et souffrir, malgré tout, pour sauver leur monde. Des ra qui feraient ce qu’ils avaient à faire.
La cuisinière remercia Isnat d’un sourire : « Je compte sur toi, alors. Et tiens-toi à distance du relais de branaz si tu ne veux pas que les parents de Cancan te noient sous un flot de questions. Sa mère continue de se plaindre qu’il ne donne pas assez de nouvelles. »
Isnat leva les yeux au ciel, sans qu’il soit possible de savoir si c’était à cause du risque de noyade ou parce que l’appel que Cancan passait chaque jeftu à ses parents lui paraissait déjà plus que suffisant pour donner des nouvelles.
Après un léger salut aux deux Légionnaires, Kirun reprit sa déambulation, plus apaisée qu’elle ne l’avait été depuis bien longtemps. Non, elle ne pouvait rien directement contre la Source. Mais elle n’était pas seule. Et, tous ensemble, les ra viendraient à bout de la menace.