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Avec des amis pareils...

Avec l’aisance née d’une longue habitude, le ra se cala le fauteuil renversé sur le haut du dos, l’équilibra, et entama une série de pompes. Plier. Toucher le nez par terre. Relever. Plier. Toucher le nez par terre. Relever… Ce n’était pas ce qu’on faisait de plus orthodoxe comme équipement de musculation, mais c’était le propre des bons soldats que de savoir tirer le meilleur parti de ce qu’ils avaient sous la main. Et c’était toujours mieux que d’avoir un dékarque instructeur assis entre les omoplates, et qui marquait la cadence en vous flanquant des coups sur la tête. Dani sourit à ce souvenir, sans ralentir le rythme. Les instructeurs de la Légion croyaient aux vertus d’un entraînement rigoureux et, les premières saisons passées, la plupart des légionnaires adhéraient fermement à ce principe.

Dans son cas, il devait bien reconnaître qu’il y trouvait un avantage supplémentaire. Les exercices familiers, même adaptés pour tenir compte de son environnement, lui permettaient de garder le contact avec ce qu’il était au fond. De ne pas se fondre complètement dans le rôle d’aide de cuisine que Kirun lui faisait endosser. C’était le moment où il pouvait remettre son esprit au travail avec les réflexes de cette partie de sa vie qu’il considérait comme normale. Avant que la cuisinière ne le surprenne en flagrant délit d’espionnage, et ne l’envoie chez l’intendant, ça avait même été le seul moment où il s’autorisait à penser autrement qu’en commis obéissant.

L’intendant.
Que voilà un ra fascinant. Même ici, dans cette exploitation des Plaines d’Astharie, il faisait montre d’une connaissance des arcanes politiciens que bien des membres de la Cour auraient pu lui envier. Ou du moins, qui ne l’aurait pas fait paraître déplacé parmi eux. Et il n’avait absolument aucun scrupule à utiliser les compétences de ses employés, même quand elles ne figuraient pas sur leur fiche de poste. Il avait donc complètement ignoré l’indiscrétion initiale de son subordonné, à peine mentionné en passant qu’il valait mieux ne pas contrarier ou sous-estimer la cuisinière, et immédiatement mis son subordonné du moment à contribution pour passer en revue les possibilités à partir des éléments glanés par Kirun lors de sa conversation avec Rin. Et bien sûr, il l’avait reconvoqué deux jours plus tard, quand Rin s’était finalement décidé à lui confier le détail du problème… Ainsi qu’à de nombreuses reprises par la suite.

Ils avaient beaucoup réfléchi, tous les deux. Argumenté, émis et rejeté des hypothèses, tenté d’estimer les forces en présence à partir des souvenirs de Dani et des informations de l’intendant. Celui-ci avait lancé plusieurs enquêtes discrètes, et avait récolté en retour un certain nombre d’indices et de preuves indirectes. Des éléments qu’il n’aurait sans doute pas remarqués s’il n’avait pas su où, et quoi, chercher.

Mais même si tout cela avait accrédité la thèse d’un complot véritable dirigé contre les exploitations du kagnivo dans cette partie des Plaines, cela n’avait certainement pas été suffisant pour être certain de l’adversaire. Encore moins pour lancer des accusations. Et, au fur et à mesure que l’automne avait approché, et avec lui le risque que des travaux soient déclenchés dans les tunnels du tramway et bloquent l’expédition des récoltes au pire moment, Dani et l’intendant avaient fini par se résoudre à protéger l’exploitation sur le court terme.

L’intendant avait donc laissé échapper, sur un canal sécurisé mais en présence d’au moins un interlocuteur pas tout à fait digne de confiance, juste ce qu’il fallait pour faire croire qu’il en savait bien plus que ce n’était réellement le cas. Sans se risquer à des accusations trop précises, bien sûr, qui auraient éventé le bluff. Dani avait sué sang et eau pour rédiger ce texte, et le reprendre, un nombre incalculable de fois, jusqu’à ce que tous deux soient satisfaits du résultat.
Et ils avaient guetté avec attention les réactions.

En vain.

Dani reposa le fauteuil, s’assouplit les poignets et reprit sa position initiale, sensiblement allégé. Lentement, il souleva une main, et la mit dans son dos. Il assura son équilibre, puis reprit ses pompes.

L’automne était finalement passé sans aucuns travaux dans les tunnels. Les expéditions s’étaient poursuivies sans la moindre perturbation, et Rin avait poussé un soupir de soulagement audible. Kirun, elle, était restée égale à elle-même et n’avait même pas semblé remarquer les heures supplémentaires que son aide faisait chez l’intendant. En tous cas, elle n’avait fait preuve d’aucune mansuétude le jour où il s’était à moitié endormi à la cuisine après trois nuits blanches.

Dani reposa brutalement sa main libre avant de s’écraser le visage par terre, et grimaça au souvenir du coup de balai qui l’avait surpris alors qu’il piquait du nez ce matin-là. La cuisinière maîtrisait beaucoup trop bien cet ustensile à son goût. Il vérifia son équilibre et ramena précautionneusement son autre main dans son dos, avant de reprendre son exercice en soufflant longuement. Un. Deux. Trois…

En fait, pour l’ensemble des occupants de l’exploitation, le seul événement notable de l’automne avait été la boule de feu provoquée par une arme magique mal maîtrisée en plein milieu du repas.

Mais cela n’avait satisfait ni Dani, ni l’intendant. Parce que celui qui avait ourdi ça était toujours là, et qu’il ne manquerait probablement pas de recommencer dès que l’occasion s’en présenterait. Et que, la prochaine fois, ils n’auraient peut-être pas autant de chance. Ils avaient tourné le problème dans tous les sens, repris chacun des éléments qu’ils avaient rassemblés, Dani avait même proposé en plaisantant à moitié de voir ce que Kirun en pensait, et l’intendant n’avait pas été loin d’accepter. Sans plus de succès.

Jusqu’à aujourd’hui.

Dani expira longuement en ramenant sa main au sol, et en se redressant péniblement. Les officiers n’étaient pas nécessairement tenus aux mêmes exercices que leurs ra, mais il se faisait un devoir, au moins une fois par jeftu, de faire la série complète. Se Rêver des muscles proéminents, c’était – relativement – facile, mais pour être certain que son corps faisait ce qu’on attendait de lui, rien ne valait la méthode éprouvée, et éprouvante, d’un entraînement régulier et complet. Il épongea le léger film de sueur sur son front, et fit rouler lentement les muscles de ses épaules et de son dos.

Pendant la pause de l’après-midi, l’équipe de la cuisine avait discuté de choses et d’autres. Comme d’habitude. C’était un moment convivial et chacun y allait généralement de sa plaisanterie, ou de son histoire glanée sur le kom. Comme celle de ce ra qui avait trouvé un trésor enfoui de façon tout à fait improbable et au moment idéal pour lui permettre de régler une dette qui devenait nettement inconfortable.

Zenova avait fait une remarque ironique sur l’enchaînement absolument incroyable d’événements qui avaient finalement permis à ce ra de trouver ce trésor. Cela avait déclenché des échanges passionnés sur la chance, l’influence de lakne, le fait qu’on ne parlait que de ceux pour qui ça marchait, ou les possibilités qu’il se soit agit d’un coup monté et que le ra ait su depuis le début où était le trésor. C’était à ce moment-là que Dani avait décroché de la conversation.

Et dès qu’il avait eu fini son service, il avait foncé chez l’intendant. Il avait à peine attendu que la porte soit fermée pour lui lancer :
« A votre avis, quelle était la probabilité que Rin, qui va dans les bureaux de l’administration centrale des transports peut-être une fois tous les cinq ou six jeftu, tombe sur un document compromettant, et qui concerne justement notre exploitation ? »
L’intendant avait penché la tête :
« Nous en avons déjà parlé, probabiliste. Et il me semble même que nous avons réglé son compte à cette “coïncidence” à l’époque. Pourquoi cela vous revient-il maintenant ?
- Un truc que j’ai entendu à la cuisine cet après-midi. »
L’intendant avait froncé les sourcils et Dani avait secoué la tête :
« Non. Ce n’était même pas Kirun. Mais je me demandais si quelqu’un n’avait pas mis ce document-là exprès pour nous aider… »

Dani se rallongea sur le dos, leva les jambes bien droites, et entreprit d’aller toucher ses pieds alternativement avec une main puis l’autre. Sans reposer le dos entre deux mouvements sinon c’était trop facile, comme le lui avait signalé plaisamment son premier instructeur.

Le froncement de sourcils de l’intendant s’était accentué tandis qu’il réfléchissait à l’idée émise par son visiteur, puis il s’était radossé dans son fauteuil :
« Allez-y. Développez. »

Dani s’était mis à faire les cents pas :
« D’accord. Nous sommes tous les deux d’accord pour dire que ce document n’était pas un leurre comme Rin l’a imaginé un moment. D’une part, c’est trop peu pour qu’on le rende public, sans parler de lancer des accusations. Si Rin avait pu en faire une copie, je ne dis pas. Et encore…
Et d’autre part, nous avons trouvé trop d’éléments pour corroborer la thèse d’une machination. Sans parler de ce silence assourdissant après votre “fuite”. »
Les deux ra avaient échangé un regard, puis Dani avait repris son va-et-vient.

« Maintenant, si on considère le mal que nous avons eu à trouver ces confirmations. Et le fait que, même en sachant où regarder, et même en sachant à l’avance quand nous allions lâcher le morceau, nous n’avons pas réussi à savoir qui était derrière tout ça. Ça veut dire que c’est quelqu’un de très doué. »
Il avait levé la main comme si l’intendant allait l’interrompre :
« Je sais, nous en avons déjà parlé aussi.
- A de multiples reprises. » avait confirmé l’intendant sotto vocce.
« Et je suis d’accord que tout le monde peut faire des erreurs. Mais voyons les choses dans l’autre sens. Imaginons que quelqu’un ait été au courant, et ait décidé de faire capoter leur plan. Il peut le faire directement. Ou il peut s’arranger pour que quelqu’un s’en charge à sa place.
- Ça fait beaucoup de “si”…
- Pas tant que ça… »

Dani avait inspiré un grand coup avant de se lancer.
« J’y ai pas mal réfléchi pendant mon service, ce soir. Vous vous souvenez des suspects probables que nous avions identifiés ? »
Il avait attendu le lent hochement de tête de l’intendant pour reprendre :
« Il y avait deux maisons mineures alliées à m… au kagnivo qui gère Hoslet. Nous les avons éliminées en considérant que celui-ci n’avait aucun intérêt à mettre ainsi en danger ses rentrées d’argent, et surtout son image.
- Vous voulez remettre en doute vos conclusions ?
- Non. Ce que je remets en doute, c’est que le kefalé ait été au courant. Du moins, au début… »

Dani laissa sa tête et ses épaules retomber sur le sol en souriant. Il n’avait pas eu si souvent que ça l’occasion de surprendre l’intendant. Il s’autorisa même une minute d’immobilité reposante avant d’attaquer sa série d’assouplissements.

La surprise de l’intendant n’avait cependant pas duré longtemps, et il s’était vite repris.
« Vous pensez qu’il l’a découvert et que, plutôt que de risquer de se fâcher avec ses alliés, il s’est débrouillé pour que leur plan échoue “naturellement”.
- En un mot comme en cent, oui.
- Je suppose que vous savez mieux que moi ce dont il est capable… Mais je crains que ça ne me pose la question du “pourquoi nous”… »
L’intendant avait croisé le regard de Dani et celui-ci s’était autorisé à grimacer. Il ne pouvait pas vraiment en vouloir à l’intendant.
« Je ne peux pas vous garantir qu’il n’ait pas envisagé que j’intervienne. Je peux seulement vous assurer que je n’ai reçu aucune information ou consigne. »

L’intendant avait accepté ses demi-excuses distraitement en pianotant sur son accoudoir, déjà replongé dans ses réflexions :
« Je pense que vous pourriez bien avoir raison. En fait, ça expliquerait pourquoi nous avons si opportunément découvert qu’il y avait des ra pas tout à fait fiables sur ce canal… Avec le recul, c’est même une explication parfaite pour bien des choses… Reste à savoir maintenant si le kefalé autorisera ses alliés à recommencer ce genre de manigances… »

Dani avait prudemment gardé le silence, et l’intendant avait fini par relever la tête, visiblement satisfait des conclusions auxquelles il était parvenu :
« Quand vous croiserez le ra qui nous a ainsi aidés, félicitez-le de ma part s’il-vous-plaît. Il est remarquablement doué. Mais vous pourrez peut-être aussi lui signaler, gentiment hein, qu’il a grillé la couverture du ra que votre kagnivo a eu tant de mal à placer dans mon service administratif… »
Dani avait hoché la tête et, surtout, il n’avait pas commenté sur le fait que, oui, il avait une très bonne idée de qui avait pu être chargé de régler une situation aussi tordue. Au moment où il sortait, l’intendant l’avait hélé :
« Et merci à vous, Ridan’i Polkur’i Fremden’i Sarvazin’i Deton’i Zelezin’i. Même si c’est un plaisir de discuter avec vous, j’espère que vous pourrez reprendre rapidement vos fonctions à Hoslet. Ce kastron a besoin de vous. »

Dani termina ses exercices physiques et attrapa ce qu’il lui fallait pour aller aux bains, toujours plongé dans ses réflexions. La remarque de l’intendant le troublait plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Au-delà du compliment personnel, il lui semblait distinguer une certaine critique des méthodes de son kagnivo en général, et du kefalé en particulier. Mais l’intendant connaissait parfaitement les méandres et chausse-trappes de la politique : il n’aurait pas dû être choqué par ce genre de pratiques. Qu’est-ce qu’il avait discerné exactement ?

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