Quand on Oublie les bonnes manières...
La porte du bureau de l’intendant était ouverte lorsque Kirun arriva, et deux ra étaient déjà à l’intérieur, en train de discuter avec l’occupant légitime des lieux.
Un ra dans la tenue neutre, simple et confortable, que la Compagnie des Brumes fournissait systématiquement aux Oublieux qu’elle recueillait. Et ce qui ressemblait bien à un Compagnon du Dispensaire.
La cuisinière fronça les sourcils.
Les Oublieux n’étaient pas rares dans les Plaines. Natca n’était pas très loin, et la région était assez sûre, même en passant par culno. Et puis, les exploitations proposaient pléthore d’activités sans grande qualification, qui convenaient parfaitement à un ra sans souvenir ou compétence particulière.
Toutes raisons qui expliquaient que nombre d’Oublieux, en quittant l’enceinte protectrice du Dispensaire, venaient trouver un premier emploi dans la région.
Mais il était nettement plus inhabituel qu’un Compagnon suive une de ses ouailles.
Elle hésita à toquer discrètement au chambranle pour signaler sa présence, mais l’intendant lui adressa un léger signe de tête pour indiquer qu’il l’avait vue.
Elle s’installa donc contre le mur, à côté de la porte, pour patienter, en se demandant ce qu’il pouvait bien lui vouloir.
Ce n’était probablement pas pour une de leurs joutes verbales rituelles au sujet d’une de ses commandes plus ou moins fantaisistes.
Il y avait eu un je-ne-sais-quoi dans la convocation… Sans compter qu’elle savait pertinemment que sa dernière commande en date ne contenait aucune provocation susceptible de déclencher ce genre de divertissements.
La prochaine, c’était autre chose, mais l’intendant ne pouvait pas le savoir. Normalement.
Pour l’instant, il était surtout en train d’expliquer qu’il n’avait besoin de personne.
Kirun le connaissait assez bien pour entendre la patience exagérée dans son ton, et elle sourit toute seule.
La fin de l’automne n’était pas la bonne saison pour embaucher des journaliers.
La plupart des champs étaient au repos, et les saisonniers suffisaient largement pour l’activité en cours.
Et ceux qui n’étaient pas dehors nettoyaient et rangeaient, ou préparaient la prochaine saison.
En fait, pendant tout l’hiver, l’essentiel du travail allait se concentrer sur l’entretien et la maintenance des machines. Et il avait besoin de ra qualifiés et expérimentés pour ça. Qu’il avait déjà en nombre tout à fait suffisant, merci bien.
C’était sans doute son discours standard de saison, et il se lassait peut-être de le répéter. Mais la cuisinière commençait à soupçonner une animosité certaine envers l’un ou l’autre de ses interlocuteurs.
Elle tenta de se caler plus confortablement contre le mur et de se retenir de grommeler.
L’intendant connaissait parfaitement son franc-parler et son mépris pour tout ce qui relevait des conventions comme le rang ou la position sociale. Et il avait pris la fâcheuse habitude d’user et abuser des réflexes de sa subordonnée quand il voulait contrarier, voire provoquer, quelqu’un sans se mettre en première ligne.
Ça ne gênait pas particulièrement Kirun, dans la mesure où il l’avait toujours soutenue après l’avoir balancée tête la première dans la fosse aux njebe.
Mais là, la préparation du diner avait commencé, et elle avait mieux à faire que se prêter à ses petits jeux.
Dans le bureau, une nouvelle voix s’élevait maintenant, sur un ton horriblement poli, voire doucereux. Le Compagnon sans doute.
Qui expliquait qu’il comprenait parfaitement, mais qu’il n’était pas venu pour demander un emploi salarié pour son protégé.
En fait, certains indices laissaient supposer que celui-ci avait eu une activité agricole avant son passage par les Brumes, et la Compagnie estimait que pratiquer des gestes familiers ou se retrouver dans un contexte qui lui avait été habituel, pouvait favoriser sa récupération mémorielle.
Et si la saison signifiait que le personnel de l’exploitation disposait d’un peu plus de temps pour l’encadrer, il ne pouvait que remercier le hasard qui lui procurait cette chance.
Toujours appuyée contre son mur, Kirun se redressa en grinçant des dents. Pour qui il se prenait, ce Créateur ? Cet espèce de symbiotique qui…
La cuisinière se reprit. Bon. La plupart des Créateurs qui s’investissaient dans le Dispensaire étaient probablement réellement dévoués aux Oublieux dont ils avaient la charge, et prenaient sûrement leur mission à cœur.
Mais elle en avait aussi croisé quelques uns qu’elle soupçonnait fortement de tirer avantage de leur prétendu dévouement pour marquer des points dans la société de Natca.
Finalement, peut-être qu’elle allait rentrer dans le jeu de l’intendant, et que le diner allait attendre un peu…
Dans le bureau, le silence avait accueilli la tirade du Compagnon. Quand l’intendant le brisa, sa voix était glaciale.
« Nous ne sommes pas une institution caritative. Et nous n’avons pas vocation à héberger, nourrir et former tous ceux dont vous voulez vous débarrasser.
C’est votre tache. Votre mission. Comme vous vous plaisez d’ailleurs à le répéter à chacune de vos campagnes de récolte de dons. »
Le Compagnon tenta de réparer les dégâts, d’un ton qu’il espérait sans doute conciliant :
« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il ne faut pas le prendre comme ça.
- Je le prends comme je veux !
Aider les Oublieux c’est votre travail. Faites-le correctement. Ou ne le faites pas. Mais ne vous pavanez pas partout en prétendant servir ceux que les Brumes ont abandonnés sur leurs rives et en faisant faire tout le boulot par les autres.
Si vous me laissez les enregistrements habituels pour votre ra, je les mettrai avec les autres, au cas où quelqu’un d’ici le reconnaitrait.
Mais pour l’instant, j’ai quelqu’un d’autre qui attend son tour, alors je ne vous retiens pas… »
Ainsi convoquée, Kirun s’encadra dans l’ouverture de la porte, histoire d’ajouter un peu de poids, s’il en était besoin, au congé signifié par l’intendant.
Le Compagnon la croisa sans un regard, mais l’Oublieux, bizarrement, semblait plutôt content. Il salua poliment l’intendant – ce que n’avait pas fait le premier ra – et sourit même légèrement à la cuisinière en passant près d’elle.
L’intendant les suivit, sans doute pour s’assurer qu’ils vidaient bien les lieux au plus vite, et lui fit signe d’entrer dans son bureau tandis qu’il s’éloignait dans le couloir.
Quand il revint, Kirun avait obéi, mais elle était toujours debout :
« Vous pouviez vous asseoir, vous savez.
- Si vous m’aviez dit ce que vous attendiez de moi, j’aurais amené mon balai. Ça aurait pris moins de temps pour les faire déguerpir, et je serais déjà revenue à mon poste depuis longtemps. »
L’intendant parut surpris, puis il éclata de rire :
« Vous me prêtez une prescience que je n’ai pas. »
La cuisinière haussa un sourcil, pas complètement convaincue. L’intendant lui fit à nouveau signe de s’asseoir, et se retourna vers l’étagère derrière son bureau.
« Je ne savais pas du tout, lorsque je vous ai demandé de descendre, que ces deux… ra allaient débarquer.
En fait, j’ai reçu un message pour vous.
- Parce que vous travaillez pour la Poste, maintenant ?
- Il était dans le courrier officiel en provenance d’Hoslet. Et je me suis dit que ça vous ferait sans doute plaisir d’avoir des nouvelles d’Isnat.
- Et vous me dites que vous ne faites pas dans la prescience ? A moins que vous ne l’ayez ouvert ? »
Le ton était plus moqueur qu’accusateur, et l’intendant tendit le message en secouant la tête :
« Je ne me permettrais pas. Mais qui d’autre pourrait vous écrire de la Légion ? »
Kirun prit le message avec un dédain feint :
« Et qui vous dit que je n’ai pas un amant légionnaire ? Ou une dizaine, d’ailleurs ?
- Une dizaine ? J’en prends bonne note. »
La cuisinière ne put s’empêcher de rire au ton compassé de son supérieur.
« J’y compte bien. C’est tout ?
- Oui, c’est tout. Et merci. »
Kirun évacua les remerciements d’un haussement d’épaules, et fourra le message dans sa poche :
« A votre service. »
Puis elle reprit la direction de son domaine.
Dans le couloir, tout en marchant, elle ressortit quand même le message pour le lire.
C’était une invitation à assister à la prochaine présentation des Légions d’Hoslet qui aurait lieu – elle se livra à un rapide calcul mental sur la date – d’ici une dizaine de jeftu.
C’était le courrier standard, sans mention particulière d’émetteur, et sans message personnel.
Elle le rangea dans sa poche en souriant. Sacré Isnat…