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La mort de Lityo

On ne l’aurait pas deviné en la regardant, mais Kirun était contrariée.

Pour les habitués de la cuisine, qu’ils y travaillent ou qu’ils y passent plus ou moins discrètement se servir sur les grandes tables chargées de nourriture, elle était égale à elle-même : tantôt parfaitement immobile, comme endormie debout, écoutant dans le vague, et tantôt brusque tourbillon fondant sur l’un ou l’autre de ses aides pour épicer une préparation, tendre un plat à propos, rattraper une louche qui tombait, ou récupérer une marmite avant qu’elle n’attache.

Aux nouveaux venus qui s’étonnaient qu’elle ne semble rien faire d’autre que des tâches subalternes, et encore seulement par intermittence, les anciens chuchotaient précipitamment de se taire.
Kirun ne faisait peut-être rien, mais c’était un rien qui faisait toute la différence.

Certes elle ne semblait jamais mettre elle-même la main à la pâte – à part pour la tarte aux klum, mais ça, c’était pour les fêtes, mieux valait ne pas en abuser autrement – et elle ne parlait pas beaucoup plus.
Mais quand elle était là, malgré l’apparent désordre, la cuisine tournait ; il y avait toujours quelque chose à manger pour tout le monde ; et ce quelque chose vous calait un ra jusqu’à la fin de sa journée de travail de façon délicieuse.
Ça n’avait l’air de rien comme ça, mais pour des ra qui passaient leurs journées à trimer dans les champs, surtout pour ceux qui n’avaient pas l’habitude du grand air, un mauvais goût dans la bouche ou un ventre vide à mi-chemin, ça vous gâchait une journée.

Kirun n’était certainement pas la raison pour laquelle les journaliers choisissaient de venir travailler ici. Non. Mais elle faisait partie de ces petites choses qui les aidaient à rester une saison complète, le temps de gagner de quoi se payer un véritable entraînement dans l’Arène ou un équipement correct, alors qu’ils n’avaient pas espéré tenir plus de quelques jeftu en arrivant.

Mais aujourd’hui, elle était contrariée.
Et elle ne parvenait pas à déterminer ce qui la contrariait ainsi. Ce qui, bien sûr, ne faisait qu’augmenter d’autant sa contrariété…

Elle avait tenté de se concentrer sur son travail, pour faire disparaître ce sentiment. D’habitude, ça marchait plutôt bien.
Mais pas aujourd’hui.
Jusqu’à présent, elle avait réussi à faire illusion, mais elle n’était pas dupe : elle sentait que quelque chose coinçait, que ce ne serait pas aussi bon que les autres jours, que ses aides avaient plus de mal à tenir le rythme.

Heureusement, le coup de feu du matin se passa sans encombre. Les équipes partirent dans les champs, et il ne resta plus que les ra affectés aux installations de stockage, de conditionnement et d’expédition, et ceux de la maintenance. Et quelques brasseurs de paperasse, aussi.
Ils avaient des horaires nettement plus étalés, voire complètement décalés, et avaient tendance à venir picorer tout au long de la journée, voire de la nuit.
La cuisine pouvait souffler et passer sur un rythme plus lent en attendant la prochaine ruée, au retour des équipes de l’extérieur : en fin de journée, quand la nuit tomberait.

Kirun observa un moment encore son environnement d’un œil distrait, mais le cœur n’y était pas. Elle soupira intérieurement et se retourna pour sortir.
Autant remonter à la surface. Peut-être que Culno lui serait plus profitable et lui laisserait enfin trouver d’où venait ce sentiment désagréable qui la tenaillait depuis son réveil.

Elle salua d’un geste de tête, en passant, le ra qui nettoyait la table des viandes.
Il lui rendit son salut : en cas de besoin, il l’appellerait sur son kom, mais pour le reste, l’équipe des cuisines savait ce qu’elle avait à faire. Essentiellement du nettoyage, et tenir les différents plats au chaud. Ou au frais, d’ailleurs.

Elle s’engagea dans le couloir le plus direct vers la surface, toujours plongée dans le bouillonnement informe de ses émotions, quand elle réalisa qu’elle avait croisé un ra qui semblait vouloir lui parler. Elle se figea un instant. Elle n’allait jamais trouver ce qui clochait si elle devait tout le temps s’interrompre, mais…
L’intuition qui l’avait arrêtée se volatilisa sans laisser de traces quand le ra, derrière elle, demanda d’une voix hésitante « Kirun-ra ? ».
Elle se força à garder un visage neutre pour se retourner et lui faire face : « Oui ? »

Un tcara. Interfacé. Il lui disait vaguement quelque chose.
Un saisonnier qu’elle avait dû apercevoir à la fête du printemps quelques jours auparavant. Ou peut-être plutôt à la fête d’automne l’année d’avant. Une relation de Sikh. Ou de Lityo, peut-être bien.
Penser à Lityo éveilla quelque chose en elle, et elle détailla le visiteur avec plus d’attention.

Il n’avait pas belle allure. On aurait même dit qu’il sortait d’une bagarre d’ivrognes, avec ses vêtements déchirés et sa posture un brin tordue, comme si certaines parties de son anatomie le faisaient souffrir.
Il se tortilla un peu – pas beaucoup, il devait vraiment avoir pris une bonne raclée – et passa la langue sur les lèvres – fendues – avant d’oser se lancer enfin. « Je suis un ami de Lityo. Je… Nous… Enfin… Il a… Mais voilà… Et… »

Kirun observa son malaise manifeste en silence, laissant la certitude grandir en elle. Le ra ouvrit encore deux ou trois fois la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il avait l’air complètement paniqué maintenant.

Kirun n’avait pas vraiment pitié de lui, mais elle voulait connaître les détails. Au moins, certains d’entre eux : « Lityo et vous êtes allés vous encanailler là où vous n’auriez pas dû, et quelqu’un a pris soin de vous expliquer que c’était une très mauvaise idée. »
Le ra parut sur le point d’exploser. Il bredouilla « Que… Comment… »

Kirun n’était pas d’humeur à expliquer ses pressentiments ni ses intuitions. Pas après la matinée qu’elle avait passée. « Où est Lityo, maintenant ? Chez Revinc ? »
Le ra fit oui de la tête. Toujours muet. Un instant, Kirun se demanda si les mots étaient coincés dans sa gorge, et s’il fallait l’attraper par les pieds et le secouer la tête en bas pour les aider à sortir. L’idée l’amusa, surtout quand elle y ajouta l’image d’une marée de mots en désordre se déversant soudainement sur ses pieds.

Elle secoua la tête, évacuant sa contrariété dans ce mouvement. Elle en avait enfin trouvé la cause. « Et je peux avoir des détails ? Pas de ce qui vous est arrivé, ça je ne veux surtout pas le savoir. Mais quand est-ce qu’il pourra reprendre son poste ? »
Le ra béa encore un instant avant de se reprendre, visiblement rassuré – un peu – par l’absence de hurlements ou d’engueulade. « Ils ont dit qu’il n’avait qu’un contrat simple. Qu'alors ils le gardaient en observation deux jours. Je ne savais pas qu’il avait un contrat. Quand ces ra l’ont balancé par-dessus la balustrade du deuxième étage et qu’il s’est écrasé en bas, j’ai bien crû qu’il allait finir dans les Brumes… »

Kirun le coupa d’un geste agacé : « Le contrat de base Revinc fait partie des avantages en nature qu’on a ici. Même s’il n’est pas censé servir pour ce genre de choses… Deux jours, hein ? Il est à Hoslet ? »
Le tcara hocha la tête, à nouveau silencieux.
« Sans argent, il va bien lui falloir un jour de plus pour revenir… »
Le ra ouvrit la bouche, mais Kirun le coupa avec impatience : « Soit vous aviez déjà tout claqué, soit ceux qui l’ont balancé ont gardé ce qu’il avait. Et après un revif, même chez Revinc, il ne pourra pas faire la route plus vite à pied. Donc pas avant pavdei prochain…
Il a de la chance, il était en congés aujourd’hui. Encore que je suppose que c’est pour ça que vous avez choisi d’y aller hier, hein. Ça aurait fait mauvais genre de rentrer à moitié soul si vite après la fête du printemps
Enfin, ça veut dire qu’il va falloir que je trouve quelqu’un pour le remplacer en cuisine d'ici son retour, et qu’il peut faire une croix sur sa paye pendant tout ce temps-là. Sans compter que l’intendant ne sera peut-être pas très content d’entendre parler de tout ça… »

Le ra avait recommencé son numéro d’ouverture et de fermeture de bouche, ne sachant visiblement plus quoi dire ou faire.
Kirun le fixa un moment : « Et votre patron, il est au courant ? Vous étiez aussi en congés aujourd’hui ? »
Le ra referma la bouche brusquement.
Kirun eut un sourire froid. « Vous feriez peut-être mieux de rentrer et de vous reposer – à fond – pour être en forme et reprendre le travail demain, vous ne croyez pas ? »
Le ra la fixa encore un instant, puis il se dirigea vers la sortie d’une démarche qui se voulait rapide et qui n’était que très raide, et visiblement assez douloureuse.

Kirun le regarda disparaître, bien plus soulagée qu’elle n’avait bien voulu le montrer.
Lityo était un bon ra, même si, comme beaucoup trop de tcara à son goût, il ne rêvait que de gladiateurs, de combats dans l’Arène, et de la gloire qu’il pourrait y acquérir.
Et, malgré ce qu’elle en avait dit, le contrat Revinc était aussi là pour couvrir ce genre d’accidents. Après tout, on était dans les plaines d’Astharie. La moitié des saisonniers, et la quasi-totalité des journaliers, venaient ici gagner de quoi poursuivre leurs rêves ailleurs. Et l’Arène et les Légions figuraient en bonne place dans la liste : ces ra avaient tendance à chercher les ennuis plus que de raison.

Certaines exploitations considéraient qu’un ra mort perdait sa place, qu’on n’allait pas attendre deux jours – ou deux Éons – que les Brumes le rendent, et qu’il était plus simple de trouver quelqu’un pour le remplacer.
Elle n’aurait pas été surprise que ce soit le cas pour… Tiens, il ne lui avait pas dit son nom… Enfin, pour l’ami de Lityo.
Mais ici, l’intendant préférait que les saisonniers restent longtemps. Ça évitait d’avoir à les remplacer et à les former.
Et aussi, bien qu’il ne s’en vante pas, d’avoir à les surveiller. Le bonus du contrat Revinc lui permettait d’être plus exigeant sur les ra qu’il embauchait.

Kirun se dirigea vers le bureau de l’intendant en songeant au cas Lityo.
À sa connaissance, c’était sa première mort. Difficile de savoir comment il réagirait. Mais s’il n’avait pas été trop traumatisé par la Douleur – avec ces fichus adeptes du code de l’honneur, c’était toujours difficile à prévoir – il partirait probablement bientôt. Cela restait un passage important dans la vie d’un ra, et cela tendait à cristalliser un certain nombre de décisions…

Personne n’aurait pu deviner, en la regardant, quels souvenirs s’étaient réveillés derrière les yeux calmes de la cuisinière.
Un éventuel témoin de la scène aurait simplement vu qu’elle allait prévenir l’intendant de l’absence momentanée d’un de ses employés.

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