Légionnaire dans la brume
L’enseigne du bar était un peu vieillotte. Comme tout le quartier.
Pas vraiment les bas-fonds, pas vraiment un secteur dangereux, mais pas non plus le cœur de Natca avec les riches demeures qui entouraient le palais du Khan, ni la foule bigarrée de Courtoisie.
Un coin suffisamment peu reluisant pour y être tranquille, mais pas mal famé au point d’y risquer une mauvaise rencontre. Enfin, pas trop.
La silhouette solitaire jeta un dernier coup d’œil à l’enseigne : « Au ra qui bâfre ».
Il aurait préféré « Au ra qui lampe », ou « Au ra qui trinque », mais mieux valait sans doute qu’il ne s’enivre pas trop. Sinon, autant viser tout de suite les ruelles les plus sinistres : ses chances de rentrer sans se faire remarquer à la caserne seraient à peu près équivalentes s’il se faisait agresser que s’il se saoulait…
D’un pas décidé, il entra dans le bar.
Les habitués attablés lui jetèrent un regard, puis se désintéressèrent ostensiblement de lui. Malgré la grande cape qui l’enveloppait, sa carrure était impressionnante, et il se déplaçait avec l’assurance d’un ra rompu au combat. Dans certains secteurs, il aurait quand même pu être une proie pour une bandes de malfrats un peu aventureuse, mais ici, il signifiait trop d’ennuis pour ce qu’il pourrait rapporter.
Il passa commande au barman en quelques mots brefs. Pas de politesses. Pas de fioritures. Il n’était pas d’humeur. Il paya immédiatement, et le serveur ne chercha pas plus loin.
Il emmena sa bouteille à une table vide, et s’installa dos au mur pour ruminer tout à son aise.
Consigné. Il avait été consigné. Dans ses quartiers. Lui.
Peu importait qu’il soit capable de quitter la caserne à sa guise. Ou qu’il sache se procurer d’un claquement de doigts tous les petits à-côtés dont ce foutu galonné pensait le priver.
Consigné ! Comment avait-il osé ? Et pour qui il se prenait, cette espèce d’arriviste d’officier ? Il pensait que, parce qu’il portait l’insigne d’un kagnivo en plus de ses galons, il avait tous les droits ? Qu’il pouvait consigner un ra comme lui ? Un ra qui avait servi la Légion pendant plus de 150 ans ? Un ra qui avait arpenté tout le Khanat et combattu les bandits alors que ce… ce… cet Oublieux à peine sorti du Dispensaire apprenait encore à se servir d’une fourchette ?
La bouteille se vidait rapidement au fil des ruminations rageuses du légionnaire encapuchonné.
Il gardait cependant assez de raison pour ne pas se laisser aller complètement et commander un truc vraiment fort. Et pour surveiller ce qui se passait autour de lui. A moins que ça ne soit l’expérience acquise pendant ses années de service, qui lui fit remarquer le ra qui entra peu après lui.
Comme lui, il ne tenait pas à être reconnu et s’emmitouflait dans un large manteau. Et comme lui, il passa commande sans s’embarrasser de formalités, avant d’aller s’installer dans un coin. Un coin où l’attendait déjà une autre ombre. Une ombre très douée pour se fondre dans le décor, d’ailleurs.
Le légionnaire les observa discrètement, à l’abri de sa propre capuche, en continuant de vider sa bouteille. Le coin était propice aux magouilles diverses. Pas trop de patrouilles de la Légion locale, mais juste assez pour éviter qu’un gros bonnet s’installe et vienne exiger une part de ce qui se tramait sur son territoire.
Les mêmes considérations l’avaient amené là. Sauf que lui, c’était pour rager en paix…
Il finit sa bouteille, sans cesser de surveiller le manège des deux ombres du coin de l’œil. Ce qui était plus compliqué qu’il n’y paraissait : les deux se méfiaient, et il lui fallait donc entretenir un brouhaha de pensées informes à la surface de son esprit.
C’était un vieux truc que lui avait appris un chaman, des décennies auparavant. Ça évitait qu’un ra, ou une bestiole trop sensible, vous repère. Il ne croyait pas trop aux explications d’harmoniques lakne et de résonances oniriques qui allaient avec, mais il avait remarqué le phénomène à plusieurs reprises. Et, en soldat qui tient à s’en sortir avec le minimum de dégâts, il en avait fait bon usage.
Heureusement, il n’était pas bien compliqué de vitupérer intérieurement contre cet enf*** d’officier.
N’empêche qu’il faillit rater l’échange.
Une fiole. Pas bien grande. Mais manipulée avec précaution par celui qui la reçut, comme s’il risquait de se faire mordre.
Ça, ça sentait vraiment mauvais. Du poison probablement.
Pas étonnant que les deux zigotos se fassent aussi discrets. S’ils se faisaient prendre…
Le légionnaire hésita.
S’il partait maintenant, juste après l’échange, les deux risquaient de se méfier. Et il courrait le risque de tester le contenu de la fiole malgré lui.
Mais s’il restait et que l’Œil de la Crypte suivait ces deux-là…
Les histoires qui couraient sur la Reine Rouge et sur le personnel de la Crypte étaient probablement très exagérées.
Elle ne pouvait pas tout savoir, hein. Et elle ne s’intéressait qu’aux crimes vraiment graves… Comme les empoisonnements, par exemple.
Cette fois-ci, le légionnaire dut retenir le juron qui lui était monté aux lèvres. On ne pouvait même plus être tranquille pour pester après un officier un peu trop tatillon. Foutus empoisonneurs.
Avant qu’il ne se soit décidé, la seconde silhouette se releva, et sortit du bar.
La première, celle qui était déjà là avant, sembla s’enfoncer un peu plus dans les ombres. Se fondre en elles, comme si elle n’avait jamais existé.
Le légionnaire fixa sa bouteille. Se concentrant sur les reflets des quelques gouttes de condensation sur les flancs. Pas n’importe quel empoisonneur, en plus.
Il fit signe au serveur de lui remettre la même chose, et vida sa bouteille en se récitant tous les griefs qu’il avait contre son officier. Et contre quelques autres pour faire bonne mesure.
Qui que soit cette ombre, si jamais elle s’intéressait à lui, il devait absolument passer pour ce qu’il était : un soldat qui avait fait le mur pour boire un coup et râler après ses chefs. Rien d’autre.
Lorsqu’il se releva, il s’abstint soigneusement de regarder l’endroit où avait été assise l’ombre.
Il sortit du bar presque comme il y était entré : droit, solide, costaud, plein d’assurance, et un peu ivre. Mais pas trop. Comme si de rien n’était, il prit la direction de la caserne, forçant son esprit à ressasser les griefs qu’il avait contre son officier.
Personne ne savait exactement ce dont étaient capables les Brumaires…. Non, il ne fallait pas penser leur nom. Même pas ça. Pas ici. Pas maintenant.
Le trajet lui parut durer une éternité.
Même lorsqu’il parvint à la petite porte qui donnait sur la cambuse, il ne parvint pas à se détendre. S’attendant à tout moment à une attaque. Quelque chose.
Mais il entra sans encombre. Il referma hermétiquement la porte derrière lui, sans que cela lui procure le sentiment de sécurité auquel il s’était attendu. On ne savait pas. On disait qu’ils pouvaient faire des tas de choses impossibles et étranges. Mais on ne le disait pas trop fort. Et rarement à jeun.
Les bandits, c’était une chose. Ils voulaient leur part du gâteau, l’espérance d’une vie meilleure, ou une vengeance. C’était juste des ra. Avec des objectifs de ra.
Mais les Bru… Enfin, Eux, là… Il avait connu une ra, une symbiotique. Elle lui avait raconté des choses, un soir, alors qu’elle avait – beaucoup – trop bu. Et fumé. Il était jeune, à l’époque. Il avait crû que c’était des histoires pour faire peur aux bleus. Même quand elle avait disparu sans laisser de traces, il avait mis ça sur le compte des hasards des combats.
Mais maintenant…
Silencieusement, il rejoignit son dortoir. Se forçant à une discrétion plus grande encore qu’à l’habitude.
Quand il atteignit sa couchette, il hésita. C’était une destination prévisible. Tellement prévisible. Mais que pouvait-il faire d’autre ? Sauter sur son lit et le lacérer au cas où un assassin s’y cacherait ?
L’idée ne lui paraissait pas si stupide, en fait. Ce qui le retint, ce fut la pensée que quelqu’un capable de le repérer et d’arriver là avant lui ne serait pas forcément sensible à un coup de dague.
Il s’allongea lentement, gardant son arme à la main, prêt à tout. Du moins l’espérait-il.
Et il resta là, dans l’obscurité du dortoir, les yeux grands ouverts. Attendant. Écoutant. Guettant la moindre indication d’un intrus.
Quand le sous-off vint lever l’escouade à grand coup d’engueulades, il n’avait pas dormi, la main serrée sur le manche de sa dague.
Il se leva, un peu groggy. Vaguement surpris d’être toujours vivant. Pas vraiment rassuré pour autant.
Il suivit les autres jusqu’au réfectoire puis jusqu’au terrain d’entraînement. Ce ne fut pas une bonne journée. Il n’était pas concentré, et l’officier n’avait pas besoin qu’on lui tende des perches pour l’enfoncer davantage. Mais il ne perçut rien d’étrange. Nulle part.
Ce qui ne prouvait rien.
Au bout de plusieurs jours, il finit par retrouver un vague espoir. En tous cas, il recommença à se rebiffer contre les brimades de l’officier. Cela lui valut un certain nombre de corvées et exercices supplémentaires, qui lui occupèrent le corps et l’esprit pendant quelques jours de plus.
A la fin de l’été, quand il fut envoyé avec quelques récalcitrants renforcer les patrouilles aux frontières du Salargug, pour arrêter des bandits un peu trop entreprenants qui menaçaient les caravanes de lirium, il était à peu près convaincu de ne pas avoir été repéré. Il accueillit néanmoins l’ordre avec un soulagement qu’il s’empressa de masquer, eu égard aux grognements que la nouvelle souleva chez la plupart de ses condisciples.
Tout ce qui l’éloignait de l’ombre à la fiole était bon à prendre.
Il était donc trop loin de Natca pour entendre les rumeurs sur un soi-disant empoisonnement du Khan. Rumeurs vite étouffées, transformées, modifiées.
Et après quelques jeftu à pourchasser les bandits dans les marches du Salargug, il finit par oublier son inquiétude.
Mais jamais il ne se laissa aller à boire suffisamment pour risquer de laisser échapper ce qu’il avait vu, ce soir là, dans les ombres d’un bar de Natca. Ou ce que lui avait confié une ra disparue pour avoir trop parlé…