Le Chant des Jaufan
Xedrif, la Mécène
Ce petit ouvrage est une compilation de récits d’un même événement vu par différentes ra, dont moi-même – pour cette introduction – qui en suis l’instigatrice et la mécène. Sans aller jusqu’à remonter aux confins de ma mémoire, je pense pouvoir dire que j’ai toujours vécu de façon très confortable, ce qui m’a permis de prolonger mes études longues et variées à l’InfrA par des expéditions de recherche botanique et zoologique, ma curiosité dépassant outrageusement mes largesses financières. Je me suis bien gardée de me spécialiser dans quelque domaine que ce soit et ai préféré explorer en surface une large palette de domaines.
Parmi tout ce qui m’a fasciné, j’ai été surprise du peu d’études faites sur les jaufan, ces animaux mi-aquatiques, mi-aériens vivant du côté de l’Archipel Perdu. Il semblait pourtant y avoir un intérêt assez fort, des rumeurs de Jaufanra ayant été évoquées, mais jamais sourcées, et aucun nom ou aucune époque précise n’a jamais été mentionnée à ce sujet dans mes recherches. J’ai donc décidé de monter une expédition afin d’avancer sur le sujet, à tout le moins pour étudier ces créatures qui semblent à la fois fascinantes et méconnues, leur comportement habituel semblant les éloigner des ra dans la majorité des situations.
Pour que les expérimentations avancent concrètement, je décidai de faire appel à Skevei, une Runzatra rencontrée à l’InfrA à plusieurs reprises, particulièrement intéressée par les évolutions pré-ratiques de diverses espèces, notamment les pendo. Elle a accepté tout de suite mon offre vu les moyens que je promettais de déployer, notamment l’utilisation d’un aéronef privé plutôt qu’un bateau qui risquait de trop l’incommoder. Après quelques heures de réflexions et discussions, nous décidâmes de commencer les études à un niveau basique, à savoir l’étude comportementale et sociologique des jaufan, et notamment leur communication, le but étant de pouvoir orienter par la suite les expériences sur la communication ratique plutôt que d’essayer d’observer un revif – ce qui causerait invariablement des décès définitifs d’un certain nombre d’individus.
C’est ainsi que j’entrai en contact avec Fridar, une grande Quetzara non-binaire au plumage flamboyant, réputée pour ses expéditions, son aéronef « le Sutjimbol » ayant emmené des aventurières dans les coins les plus reculés du Khanat. L’appareil, unique en son genre, était aménagé spécifiquement pour héberger une dizaine de personnes ainsi que du matériel, il est équipé d’une bulle d’observation sous la carlingue permettant d’avoir une excellente vue sur ce qui se passe aux alentours ; il était aussi très maniable et réactif. Je laissai le soin à la capitaine de recruter un équipage approprié pour l’expédition, qui partirait d’Hoslet. Iel choisit un nombre restreint de ra de confiance : Ma’enge connaissait déjà très bien l’aéronef, ayant effectué plusieurs voyages à s’occuper de la salle des machines et de toute la technique en général, et Ku’itcu promettait d’être à la fois attentionnée au confort des passagères et capable de prendre des décisions opportunes pour aider lors des expérimentations si le besoin s’en faisait sentir.
J’entrai aussi en contact avec mon ami voltigeur Vu’etig que je savais pouvoir convaincre sans difficulté : cet Ophidra maîtrisait assurément l’art des acrobaties sur ruban de tissu, suspendu à plusieurs mètres de hauteur, maîtrisant chaque muscle sous sa peau écailleuse afin d’offrir un spectacle aérien mêlant danse et voltige. Il fut emballé par l’idée de pouvoir offrir ses services à la science et pas seulement pour le plaisir des yeux, et passa du temps à étudier le peu d’observations disponibles de jaufan afin de s’en inspirer : le ruban pourrait tout à fait être utilisé comme simulacre de voile pour peu qu’on en fasse fabriquer un qui soit un peu plus largue qu’habituellement. Cela demanda quelques essais auprès de diveres marchandes de Natca pour trouver le tissu qui avait à la fois les bonnes couleurs, afin de s’apparenter aux ailes des jaufan, et la résistance et l’élasticité qui permettraient à Vu’etig d’être à l’aise et en sécurité lors de sa prestation.
Au départ d’Hoslet, Ku’itcu me signala qu’une ra s’était discrètement installée à bord, derrière le stockage de matériel ; elle semblait plus en fuite que dangereuse, aussi je décidai de la laisser se joindre à nous pour ne pas retarder le départ, espérant qu’elle puisse se montrer utile à notre compagnie par la suite. Après tout, le Sutjimbol était bien assez grand pour héberger tout le monde, et les réserves de vivres étaient largement suffisantes pour tenir plusieurs semaines de toute façon. L’avenir m’a donné raison, Pa’anin s’étant montrée très pragmatique pour toutes sortes de missions plus tard, une fois l’Archipel Perdu atteint pour préparer les expérimentations suivantes.
La première expérience fut une réussite partielle, notre scientifique ayant conclu à une possibilité non négligeable de trouver des jaufan pré-ratiques vu les interactions observées. Par contre, Vu’etig ayant été blessé lors de ses acrobaties par un gros poisson, nous dûmes interrompre l’opération en cours de route. Cela nous obligea à rejoindre l’Archipel Perdu plus rapidement que prévu afin de panser les plaies de Vu’etig, mais ce fut l’occasion de réfléchir à la suite, qui promettait d’être très intéressante. Mais c’est une autre histoire, aussi, je termine ici celle-ci et laisse la place aux autres parties prenantes… La plupart des participantes savaient que ce genre de contribution serait potentiellement demandée, les autres ont suffisamment apprécié ma générosité pour se prêter au jeu de bon cœur (ou alors les traces de leurs observations ont été retrouvées plus tard, notamment par Pa’anin qui a su se montrer brillante sur ce point). Les différentes versions peuvent ainsi être lues dans l’ordre de votre choix, ce qui rend chaque lecture de l’ouvrage presque unique. Puissiez-vous, chères lectrices, en tirer ce qui vous fera rêver aussi grand et beau que ce que le Khan lui-même peut faire !
Vu’etig, l’artiste
Ma respiration est lente et régulière, mes yeux fermés pourraient laisser croire que je me suis assoupi, s’il y avait eu quiconque pour me voir. Mais je suis seul avec moi-même depuis que Ku’itcu s’est assuré que j’étais prêt ; je revois défiler dans ma tête les images des jaufan dansant dans le vent et les vagues au gré des courants et contre-courants, que Skevei et moi avons longuement regardées.
Je perçois à travers mes paupières la luminosité du signal du départ : le sutjimbol est a priori stabilisé au-dessus d’un banc de jaufan, et je vais bientôt entrer en action. J’appuie sur le bouton d’ouverture de la trappe et, pendant qu’elle s’ouvre dans un souffle, troublant le silence qui s’était installé depuis la coupure des moteurs de l’aéronef, je revérifie une ultime fois que le tissu est bien arrimé à l’anneau de sécurité du treuil, comme je l’ai toujours fait depuis que j’ai commencé à voltiger.
Je regarde en contrebas et me laisse bercer par le rythme des vagues un instant, afin de bien danser avec elles. J’entrevois en contrebas les ailes de la douzaine de jaufan ; elles paraissent minuscules depuis mon perchoir à une vingtaine de mètres au-dessus d’elles. Je sais que le tissu est calibré pour moi, et je m’enroule soigneusement dedans, bandant mes muscles en prévision de l’effort à venir. Je me jette dans l’ouverture béante de la coque de l’appareil.
Le tissu se déroule tour après tour et je tombe au ralenti, maîtrisant ma vitesse en tourbillonnant entre le vaisseau et les vagues. Arrivé à mi-hauteur, je freine pour commencer ma chorégraphie à bonne distance, pour ne pas effrayer les jaufan. Elles ne m’ont pas encore remarqué apparemment, du moins j’en ai l’impression. Je m’étire, m’enroule le ruban autour des bras et fais claquer cette voile au vent, annonçant ma présence aux animaux bigarés.
Le petit groupe semble un peu méfiant dans un premier temps, les « cheveux » dressés sur la tête. Leurs ailes vertes et bleues frétillent, créant un vrombissement couvrant le bruit des vagues. Je tourne lentement au-dessus des créatures, tentant de les apaiser par des mouvements calmes et envoûtants, jusqu’à ce qu’elles montrent plus de curiosité que de crainte, faisant travailler mes abdominaux, mes bras et mes jambes dans un déferlement d’énergie lent mais bien présent.
Je me permets, au cours de mes acrobaties, de descendre petit à petit de quelques mètres supplémentaires, profitant de lents mouvements de mes ailes de ruban pour me dérouler d’un tour de plus, puis encore un, d’un coup de bassin. Je me garde de trop risquer de les effrayer à cette distance, Skevei m’ayant mis en garde contre le liquide particulièrement irritant que les jaufan projettent avec leurs cheveux : ma peau écailleuse est quelque peu protégée contre une petite projection, mais pas plus ; mes yeux, quant à eux, y seraient probablement très sensibles.
Au bout d’un moment, le petit groupe semble changer de disposition, tant à la surface de l’eau qu’à mon égard. Un cercle est formé, ondulant au gré de la houle, et le vrombissement des ailes s’harmonise sur une même note grave. J’écoute attentivement, puis, après un instant d’hébétude, je suis mon impulsion et reproduis du mieux que je peux la note avec ma voix ; le son que je produis semble grotesque face a la pureté du leur, mais cela semble leur convenir, du moins telle est mon impression : elles écartent lentement le cercle tout en montant la note.
Je descends encore de quelques tours, au milieu du cercle. Je sens à la limite de mes pensées les avertissements de Skevei mais ne les écoute pas. Je suis en confiance, à suivre la note, touchant bientôt la surface de l’eau, trempant un pied, puis l’autre, devenant moi aussi une créature à la fois de l’air et de l’eau.
Soudain, Skevei et Ku’itcu en panique me hurlent en cœur de remonter au plus vite. Leurs pensées sont suffisamment urgentes pour que je m’enroule de quelques tours, mais trop tard : mon pied droit est happé par un grand poisson qui s’y accroche, broie et cisaille ma cheville.
Douleur. Je sens que je saigne.
Peur. Je risque de perdre conscience.
Étonnement. Les jaufan se sont rapprochées et tournent autour de moi à une vitesse folle, secouant leurs têtes en rythme, projetant du liquide verdâtre avec une précision redoutable dans les yeux et la bouche du poisson, mais sans me toucher.
Je sens l’étreinte se desserrer de ma cheville mais la douleur est toujours plus présente, je me vide de mes forces déjà bien entamées par ma danse aérienne. Je vérifie le nœud de sécurité autour de ma taille alors que ma vue s’assombrit, sentant le treuil me remonter lentement. J’essaie de suivre la note des jaufan entre deux hoquets de douleur avant de m’évanouir, leur chant pur et leur danse bleue encore présents dans mes rêves au goût de sang.
Skevei, la Scientifique
Objectifs
Certaines ra ayant fait mention de la possibilité de formes pré-ratiques des jaufan, une expérience pratique est menée afin d’estimer leurs capacités de communication, dans un premier temps par des moyens visuels.
Protocole
Une artiste est mandatée pour approcher, puis, éventuellement tenter de communiquer avec un groupe de janfan ; ces animaux sont réputés être fuyants en temps normal, d’après les informations récoltées auprès des pêcheurs. L’artiste utilise un ruban bleu et vert (i.e. les couleurs des ailes des jaufan) pour descendre de l’aéronef ; le ruban peut servir à imiter les ailes des jaufan si cela s’avère utile.
Observations
Après que l’aéronef a été mis en vol stationnaire libre (c’est à dire stabilisé puis moteurs coupés) au-dessus du groupe d’une douzaine de jaufan, l’Ophidra Vu’etig est descendu le long de son ruban. Il a commencé à faire des mouvements lents le temps que les animaux s’habituent à sa présence et qu’ils cessent leurs vrombissements d’ailes (fréquence f0 = 47 Hertz, harmoniques principales à 94 Hertz, 282 Hertz).
L’artiste est alors descendu plus bas, puis les jaufan se sont mises en cercle quasi-parfait, d’un rayon de 4 mètres, et ont changé de vrombissement (f0 = 200 Hz, les harmoniques mesurées sont quasiment absentes et sont peut-être du bruit lié à l’environnement et la mesure).
Vu’etig est descendu jusqu’à toucher l’eau, tout en vocalisant autant que possible la même note que les vrombissements, ne prenant pas en compte mes avertissements (rayon du cercle 12 mètres).
Le groupe de jaufan a changé de comportement, tournant de façon plus resserrée (cercle de rayon 8 mètres, vitesse linéaire estimée à environ 10 mètres par seconde, le moyen de propulsion restant à identifier, le mode de déplacement habituel grâce au vent ne permettant pas une telle célérité) tout en changeant de note les vrombissements (f0 = 823 Hertz, harmonique unique ). Les jaufan ont pulvérisé du liquide irritant sur le poisson (apparemment sans toucher l’artiste) jusqu’à ce qu’il lâche sa proie. La précision des jets est impressionnante au vu de la distance et de la vitesse des créatures.
J’ai alors demandé l’activation du treuil de remontée afin de mettre fin à l’expérience pour prendre soin de Vu’etig pendant que les jaufan reprenaient leurs positions (plus aléatoires a priori) et que l’aéronef reprenait un peu d’altitude.
Analyse
Suite à cette expérience, il semble que les jaufan pourraient être douées de communication par des moyens de positionnement entre elles ainsi que par les fréquences de leurs vrombissements d’ailes. Ces points demandent toutefois à être validés par une série d’expériences utilisant des générateurs fréquentiels sonores d’une part, et des éléments visuels à position contrôlée d’autre part.
Le fait que le groupe ait sauvé l’artiste d’une grave blessure ou d’un revif particulièrement désagréable (peut-être une mort définitive, de leur point de vue) tend à prouver une forte cohésion de groupe, même pour un individu à peine intégré. La vie en groupe pourrait facilement impliquer de la communication, et, éventuellement, une possibilité de forme pré-ratique, même si aucune communication de type ratique ni de revif n’a pu être scientifiquement observée à ce jour.
Notes Complémentaires et Remerciements
Cette expérience n’aurait pu être possible sans la générosité de la mécène Xedrif, ainsi que tout l’équipage de l’aéronef « le Sutjimbol » dont la maîtrise technique était précise et efficace, et le service à bord impeccable. Mes pensées vont au rétablissement de la cheville de Vu’etig.
Pa’anin, la Clandestine
J’étais planquée depuis trois jeftu je pense. Il me restait encore de quoi manger pour un moment, j’avais prévu large, mais je risquais de manquer d’eau, j’avais pas pu me ravitailler à Hoslet et impossible d’accéder aux réserves de l’aéronef sans risquer de me faire choper. C’était déjà assez compliqué d’utiliser les toilettes du bord au milieu de la nuit pour avoir moins de chances qu’on me voie. Mais hors de question de boire l’eau du lave-main, j’ai essayé une fois, et c’était la dernière !
Et là, il s’est passé un truc bizarre. Déjà, ils ont coupé les moteurs alors qu’on était au milieu de rien. J’ai pensé à une panne, ce qui m’a fait paniquer un peu, et comme j’ai vu que j’y pouvais rien et que tout semblait calme, même du côté de la salle des machines, juste derrière le fourbis où je me terrais, j’ai laissé courir. Et par le hublot, que de la flotte à perte de vue, à part un bateau de pêches à quelques centaines de mètres.
A un moment, j’ai entendu une sorte de vrombissement bizarre, pas comme un moteur d’aéronef en bon état en tout cas, mais les seules paroles que j’ai perçues, c’était un encouragement à la prudence, de la part d’une Runzatra, je dirais, au moment où le vrombissement partait dans les aigus.
Ensuite, j’ai entendu et ressenti un cri de douleur d’en dessous, puis tout le monde s’est agité à bord, les moteurs sont repartis après avoir toussoté un peu. Et c’est là que la machiniste m’a vue, quand j’essayais de voir ce qu’il se passait et si je devais me préparer à me sauver et nager jusqu’au bateau. Mais non, elle m’a juste amenée jusqu’à un salon où on m’a demandé de raconter mon histoire après m’avoir filé à boire et à manger.
Alors voilà, après avoir réussi à larguer la Tcara louche qui me collait depuis Natca, je me suis enfournée dans le premier aéronef qui partait n’importe où pourvu que ce soit loin d’elle et du malade avec qui je pensais faire ma vie à la capitale (je me demande si c’est pas lui qui m’avait envoyé ce pot de colle pour qu’il me retrouve quand ça lui chante). Apparemment on est partis pour l’Archipel Perdu, ça me fera voir du pays le temps que je me change les idées, et je pourrais peut-être même me rendre utile si ça se trouve !
Fridar, la Capitaine
Je me tenais seule dans la cabine de pilotage. Comme d’habitude. J’aime la solitude. Les airs me l’offrent si facilement… Je communique le nécessaire avec Ma’enge et Ku’itcu par le kom. Tout le monde s’en porte mieux, et je m’emporte moins.
Je vis le banc de jaufan de visu de loin. C’est un bel avantage d’avoir une bonne vision et d’arriver d'en haut, quand je cherche des créatures qui regardent en bas. J’en informai Ma’enge qui baissa immédiatement le régime en attendant mes instructions, comme convenu. Je me concentrai sur les instruments et la trajectoire. La direction et la force du vent. Aucun point de repère fixe, loin de toute terre. L’estimation de l’inertie de mouvement de l’appareil. L’ajustement des gouvernails. L’attente du bon moment. Maintenant. Ma’enge coupa les moteurs complètement. Je retins mon souffle.
Une demie heure plus tard, nous étions en place juste au-dessus des jaufan, sans que j’aie eu besoin de toucher à une seule manette de plus. J’étais fière de notre équipe. Ku’itcu m’informa que l’artiste était en place. J’activai le signal du départ, il avait la main pour ouvrir la trappe dès qu’il le souhaitait. Il s’élança, je le voyais dans les miroirs d’amarrage. Je fus touchée par sa danse aérienne. Il était beau, enroulant et déroulant son ruban bleu et vert. Je me sentais presque hypnotisée. Mais j’étais aussi la Capitaine, aussi je me ressaisis et surveillai les alentours. Un bateau de pêche non loin. Un petit nuage de Brume à distance, sans danger pour le moment. Une brabracrida au loin, immense au-dessus des Brumes de l’horizon. Je profitai de l’art exquis de l’Ophidra.
Tout à coup, mes sens se mirent en alerte. J’aperçus du mouvement sous l’eau. Quelque chose approchait. La direction ne faisait aucun doute. L’urgence. Prévenir. J’alertai Ku’itcu. Agir. Je demandai le redémarrage immédiat des moteurs à Ma’enge. La mécanique rechigna. En vain. Trop tard. Je ressentis le cri de Vu’etig et souffrai en silence avec lui.
Les jaufan semblèrent tourner autour du poisson à grande vitesse. Il fallait trouver le bon moment pour commencer à monter, au risque d’arracher la jambe de notre artiste, ou de le laisser se perdre dans les flots. Il risquerait d’avoir un Revif très difficile si on ne le sortait pas de là. Le poisson lâcha sa prise, le Sutjimbol entama immédiatement sa montée.
Je stabilisai l’appareil quelques instants plus tard. Exceptionnellement, je sortis de ma cabine. Je voulais voir Vu’etig, m’assurer par moi-même que nous pourrions l’aider. Je fus rassurée, il s’en sortirait même s’il était inconscient. Sur une impulsion je pris une plume de ma nuque et la lui posai sur le genou, non loin de sa blessure. Non pas que cela pût aider à le soigner, mais je voulais qu’il sache à son réveil que sa santé m’importait. C’était ma responsabilité de capitaine. C’était peut-être plus, mais ce n’était pas le moment d’y penser. Je mis le cap vers l’Archipel Perdu, laissant le bateau de pêche à bâbord. Le Sutjimbol avait une fois de plus tenu bon.
Ma’enge, la Technicienne
La mission promettait d’être tranquille à un détail près : à un moment, il faudrait couper les moteurs. Complètement. Au-dessus de la mer, comme ça. Je dois dire que je n’étais pas très à l’aise avec ça, mais pour le reste, c’était de la routine, on en avait connu d’autres avec Fridar, au moins là on n’avait pas de risque d’éventrer le ballon parce qu’il fallait absolument passer au ras des cimes de montagnes aux arêtes tranchantes comme on l’avait fait la saison précédente pour des aventurières bornées qui étaient parties dans un délire après un rêve pas franchement explicite – des allumées, mais qui avaient les moyens de payer très grassement.
Après avoir dérivé un peu, j’ai entendu la trappe s’ouvrir : ça commençait. Pas moyen de voir quoi que ce soit en ce qui me concerne, mais il était préférable que je reste dans la salle des machines, au cas où. Je ne savais pas au cas où « quoi », mais ça n’a pas tardé : j’ai entendu Fridar puis tout le monde dans la cabine s’agiter et un j’ai ressenti le cri de douleur de l’artiste qui était suspendu sous l’appareil. L’ordre de redémarrage est tombé rapidement après, et j’étais déjà en train de m’y affairer.
Sauf que c’est toujours dans ces situations que la mécanique et les krili décident de coincer. C’est pas prévu pour démarrer sans la boucle de rétroaction, donc j’ai dû faire sauter toutes les sécurités. C’est quand même dingue, il y a des sécurités qui protègent la sécurité de la sécurité ! Ça a du bon d’être un Interfacé, avec tous les plans et manuels accessibles directement – même avec les quelques erreurs, c’est bien pratique. Bref, ça m’a pris quelques coups de clé bien placés pour forcer la mise en route manuelle, puis j’ai pu tout remettre en place en mode automatique, les moteurs hurlant pour remonter au plus vite. J’ai grincé des dents en voyant les pièces frotter entre elles : c’est pas très bon de faire tourner ça aussi vite à froid, il faudrait prévoir une inspection sérieuse en arrivant, avec démontage de certaines pièces maîtresses. L’arrêt serait probablement d’un jeftu au moins.
En sortant de la salle des machines, j’ai vu du mouvement du côté du stockage de matériel : c’était la passagère qui s’était incrustée à Hoslet. Ku’itcu me l’avait signalée au décollage, et je me suis dit qu’il était temps qu’on la sorte de là avant qu’elle ne fasse des bêtises. Je l’ai attrapée par le poignet d’une main ferme, je me suis forcée à sourire et je l’ai emmenée voir Xedrif. On a attendu un peu que Vu’etig soit bien installé pour qu’il se remette, et on a eu une petite discussion avec cette dénommée Pa’anin et le reste de l’équipage. Autour d’un goûter, évidemment, c’était une habitude de notre mécène que j’appréciais particulièrement, ça ouvre des portes, les goûters, et ça délie les langues, aussi. Il nous manquait quelqu’un à bord pour faire tout un tas d’activités discrètes entre les vols, elle semblait être capable de s’en arranger. Tant mieux, ça m’éviterait d’avoir à faire ce genre de chose moi-même !
Ku’itcu, l’agent de bord
Le tcai avait refroidi à côté de Xedrif pendant qu’elle prenait des notes ou échangeait des missives sur son kom, comme à chaque fois depuis le début du voyage. C’est comme ça qu’elle le buvait toujours. Je lui apportai une corbeille de fruits et refermai soigneusement la porte de son bureau, tentant de n’être plus qu’une ombre pour ne pas déranger son travail. Cette Tcara présentait une chevelure blanche, un visage légèrement ridé et le regard parfois dur de certaines bureaucrates, mais, lorsqu’elle sortait de son bureau, ses mouvements laissaient entrevoir une force et une souplesse ne laissant aucun doute sur le temps d'exercice quotidien : elle ne passait pas toute sa journée à écrire des missives. En tout cas son énergie et son ambition de faire de grandes choses pour le Khanat se ressentaient à chaque fois qu’elle s’exprimait.
La capitaine m’avait spécifiquement demandé à ce que personne n’entre dans la cabine de pilotage – où iel avait aussi sa couche – pendant tout le voyage, sauf éventuellement pour des raisons de sécurité. Un passe-plat avait été aménagé pour que je lui fasse passer sa nourriture, pour l’essentiel des galettes de pelgru et de rangej et parfois un cakla chaud aux épices avec quelques baies séchées. La Quezara ne laissait pas souvent entrevoir son magnifique plumage rouge et orange, mais chaque apparition avait d’autant plus de poids. Iel me signala le début de l’opération quelques minutes après que j’aie terminé d’aider Vu’etig à se préparer.
L’Ophidra s’était enroulé dans son tissu vert et bleu bien arrimé, m’avait fait un sourire rassurant, puis il avait fermé les yeux. Je l’avais observé encore quelques instants, ses écailles de son crâne étincelant à la faible lumière de la soute. Il semblait serein, l’opération ayant été bien préparée, et il avait l’habitude d’improviser, de s’adapter ; il m’avait dit que c’était ce qui faisait tout le sel de son art, sa créativité se décuplait lorsqu’il se laissait aller à répondre à son public.
Je retournai donc vers le poste d’observation où Skevei était déjà attentive, surveillant la descente de l’artiste et les mouvements des jaufan en-dessous. La Runzatra avait installé un module supplémentaire sur son œil droit et un autre sur l’oreille opposée, afin de décupler ses sens pour avoir des observations plus fines. Elle me fit un signe de tête à mon arrivée, un doigt devant la bouche pour éviter de perturber les mesures. C’était inhabituel de sa part d’être silencieuse, mais elle mettait toutes ses réflexions au service de l’expérience, enregistrant probablement tout sur son kom ; j’en profitai pour voir ce que je pouvais de mes propres yeux.
Les jaufan semblaient répondre aux acrobaties du voltigeur au-dessus d’elles : elles s’étaient mises en rond et produisaient un son d’une rare pureté. Vu’etig semblait leur répondre de sa voix et de ses mouvements amples et fluides. J’aurais pu rester des heures à admirer ce ballet. Alors que l’Ophidra descendait de plus en plus bas, Skevei lui demanda de prendre garde à ne pas précipiter les choses, mais il n’en tint pas compte et alla jusqu’au niveau de l’eau. C’est à ce moment je fus alerté par la capitaine, et je transmis aussitôt le message alentours : quelque chose s’approchait sous l’eau. Avant que nous ayons le temps d’agir, un énorme poisson avait mordu Vu’etig à la cheville. L’eau rougissait déjà de son sang, et les jaufan se mirent à tournoyer autour de lui au point que j’avais de la peine à les distinguer au milieu des éclaboussures. J’avais la manette du treuil sous les doigts, et je l’activai dès que le poisson eut lâché.
Alors que les moteurs rugissaient, mon corps enclencha le mode automatique : j’étais là pour prendre soin de tout le monde, et mes propres émotions auraient le temps de s’exprimer plus tard. Je recueillis Vu’etig, évanoui au bout de son tissu enroulé autour du treuil et l’emmenai dans sa cabine. Il était surprenamment lourd pour quelqu’un qui n’était finalement pas très grand ni corpulent, mais je n’avais aucun doute, c’était du muscle fin et dense de la tête aux pieds. Xedrif m’avait rejoint avec la trousse à pharmacie ; elle désinfecta la plaie qui semblait profonde, puis hocha la tête : les os et tendons ne semblaient pas touchés, mais il aurait besoin de quelques jeftus avant de pouvoir remarcher sans boiter. J’eus la surprise de voir Fridar entrer dans la cabine. Iel fit un grand geste théâtral et s’arracha une plume rouge de la nuque et la déposa délicatement sur le genou du blessé. Iel prit une grande respiration et repartit s’enfermer au poste de pilotage, sans un mot.
En revenant dans la cabine principale, nous retrouvâmes Ma’enge qui tenait par le poignet une jeune Ucikara, sa longue chevelure rousse ondulant sur ses habits à moitié déchirés. Il s’agissait de celle que j’avais remarquée avant le décollage, mais tant la capitaine que notre mécène avaient insisté pour que nous fassions comme si nous ne l’avions pas vue. Apparemment, elle s’était montrée trop imprudente pour que nous puissions continuer à prétendre ignorer sa présence. Sur un signe de Xedrif, j’apportai de quoi nous restaurer et nous reposer pendant que l’équipe faisait connaissance avec Pa’anin, puis je m’éclipsai rapidement dans ma cabine, la demie journée m’ayant pris plus d’énergie et d’émotions qu’un jeftu entier.
Fipykav, la pêcheuse
Rapport à la capitainerie du port de Cmarbi, le 18 vondei 857, émis par Fipykav, capitaine du Surju’e :
Ma sortie du port s’est effectuée avant l’aube, comme à mon habitude, histoire d’être de retour à temps pour la criée du soir. Je suis partie en direction du levant pour être en position avant qu’il ne fasse trop jour, et j’ai lancé quelques lignes. En début de matinée, j’ai vu arriver un aéronef flambant neuf d’un modèle que je ne connaissais pas. Il a coupé ses moteurs et est resté là un moment, puis une corde a été déroulée et une ra en est descendue jusqu’à quelques mètres de la surface. Le temps que j’aille chercher mes jumelles, elle était presque dans l’eau entourée de jaufan (ce qui m’a semblé étrange, d’habitude elles semblent nous fuir plus qu’autre chose) qui couinaient autour. Là, j’ai vu des éclaboussures et j’ai entendu un cri de douleur, ça a continué un moment, puis la ra est remontée et le vaisseau est reparti. Suite à ça, quelques jaufan ont rejoint mon bateau en vrombissant bizarrement, plus aigu que d’habitude quand on les surprend, et impossible d’attraper le moindre poisson depuis. J’ai plié mes lignes et je suis rentrée bien plus tôt que d’habitude, avant le zénith, avec une cargaison bien maigre, écoulée dès la fin de la criée du matin.
Une Spadzura Anonyme
Pas de lumière – pas de terre sous les racines – du bois flotté si ça continue, enfermé dans le métal et les arbres morts au milieu de l’eau infinie ! Bientôt le soleil et de l’humus riche, tendre et humide…?
Oooh ! Douleur au loin ! Le chant des voiles des mers, ma sève emplie d’Amour… L’agitation des feuilles, la fin de la douleur, un sipsa’i pour le renouveau au cœur du chant d’eau…
Bientôt le soleil et de l’humus riche, tendre et humide, c’est certain, il le faut !