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#41
Général / Re: Rêve ordinaire
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Assise dans l'herbe, les yeux mi-clos, Kirun prenait le soleil, adossée contre le mur du hangar principal.
C'était son jour de repos, et elle l'avait consacré à se gorger avec délectation de chaleur et de lumière. Décidément, elle n'était pas tcara, mais bien fille de Culno : malgré la taille de la cuisine, le manque d'horizon dans les pièces souterraines de l'exploitation finissait toujours par lui peser ; le bourdonnement sourd du réseau de tramway commençait à hanter ses rêves ; il lui prenait des envies de laisser tomber son kom dans un wagon à destination de Ratmidju ; et elle se mettait à voir l'œil de la Crypte dans tout et n'importe quoi. Dans ces moments-là, c'est-à-dire tous les trois ou quatre jours en général, elle remontait respirer un bon bol d'air, et elle en profitait pour reprendre contact avec lakne.
Oui, bien sûr, les deux énergies étaient complémentaires. Oui, bien sûr, on ne pouvait pas vivre exclusivement de l'une ou de l'autre. Oui, bien sûr, il fallait de tout pour faire un monde, et zbasu avait indubitablement facilité la vie des ra en inspirant tout un tas de choses très pratiques. Oui, bien sûr...
N'empêche que rien ne valait un bon rêve au soleil de lakne.
Kirun sentait le sommeil la gagner, et hésitait à s'y abandonner. Dans son état d'esprit, elle courait un risque non négligeable de se retrouver dans le Monde des Rêves. C'était à la fois terriblement attirant et pas du tout recommandé.
Elle oscillait ainsi, à la limite de la conscience, quand le monde réel la réveilla en sursaut en lui catapultant 35 kilos de ra hurlant et gesticulant dans les jambes.
Kirun ouvrit brusquement les yeux pour voir Hisnat s'affaler dans l'herbe devant elle. Et sur elle. Juste derrière lui, Cancan fit un brusque écart pour éviter les deux ra. Il s'immobilisa un instant, semblant hésiter entre le désir d'achever sa proie – les cornes factices d'Hisnat avaient volé dans l'herbe quand il était tombé, mais Cancan tenait encore une pique de bois à la main – et la crainte d'être soudain tombé sur un monstre un peu trop coriace pour lui.
Kirun bougea légèrement les jambes, juste assez pour appuyer là où ça faisait mal, et Hisnat comprit le message remarquablement vite, roulant sur lui-même et se dégageant de ses jambes sans qu'elle ait besoin de compléter par un coup de pied.
« Désolé, Kirun. J't'avais pas vue. On jouait à la chasse de Satelare. »
Kirun se réinstalla confortablement contre le mur : « Il me semblait que l'intendant t'avait puni pour cette histoire de jet de légume pourri. Je crois bien qu'il a parlé d'une interdiction de sortie. Et je suis presque certaine qu'il a spécifiquement mentionné Celifet dans les endroits que tu devais éviter. »
Hisnat haussa les épaules avec indifférence : « J'suis pas allé à Celifet. C'est Cancan qui s'ennuyait et qu'est v'nu m'voir. Dis-lui, Cancan. »
Bien calée contre le mur, Kirun ne quittait pas le gamin des yeux. « Tu n'es donc pas allé à l'auberge hier soir. Et tu n'as pas entendu le conteur qui y était de passage raconter tout un tas de vieilles légendes, dont celle de Satelare. Et tu n'as pas envoyé Cancan essayer de se servir dans un des tonneaux. Et Cancan n'a pas été puni, non plus... »
Hisnat la regardait, les yeux exorbités. « T'étais même pas là ! Comment t'as... » Il se tut brusquement.
Kirun l'observait toujours avec attention : « Tu as quel âge, Hisnat ? »
Désarçonné par le brusque changement de conversation, Hisnat réfléchit un instant : « 38 ans. 40. Par là. »
« Et toi, Cancan ? »
L'interpellé aurait visiblement préféré rester oublié dans son coin, mais il marmonna quand même une réponse : « Bientôt 17. »
« Et vous comptez tous les deux rentrer dans les légions, c'est ça ? »
Le kefalé était passé à Shelifet lors de la fête du printemps précédent. En fin stratège, il avait amené une brigade de légionnaires et quelques automates d'entraînement, et avait laissé les gamins – entre autres – participer à des simulacres de combat. Depuis, Cancan grandissait à vue d'œil. Difficile de savoir s'il aurait un jour les qualités nécessaires pour faire un légionnaire, mais il en rêvait visiblement très fort. Il hocha la tête en réponse à la question, puis parut hésiter : « Dès que mes parents me laisseront partir... »
Kirun tourna la tête vers Hisnat : « Toi aussi ? » L'intéressé redressa le menton d'un air belliqueux. « Ben oui ! Pourquoi pas ? Vous arrêtez pas de me dire que je dois grandir, devenir adulte, tout ça, alors ça doit vous faire bien plaisir... ».
Mais Kirun se contenta de bouger légèrement les épaules pour retrouver sa position d'origine contre son mur, et ferma les yeux. Les deux garçons échangèrent un regard, perplexes. Quoi ? C'était tout ? Pas de punition ? Pas de sermon ? Pas de menace de les dénoncer à l'intendant ou aux parents de Cancan ? Rien du tout ? Pour un peu, ils se seraient sentis floués.
Après un instant de flottement, ils commencèrent à s'éloigner, incertains.
« Cancan ? » La voix de Kirun les figea sur place. Ils se retournèrent d'un bloc, mais la cuisinière n'avait pas bougé. Elle semblait toujours dormir, assise au soleil.
« Euh.... Oui ? »
« Quoi qu'en disent les conteurs, Satelare n'a jamais attrapé Ser'I Ni, le grand jrada'a. Il s'est laissé détruire par son obsession et est devenu fou à lier. Aucun dispensaire n'a pu le soigner, et c'est finalement un chamane des Monts de Givre qui lui a offert l'Oubli. » Hisnat et Cancan se regardèrent, un peu gênés. Ça ne se faisait pas de parler comme ça d'un chasseur héroïque, d'une légende parmi les légendes.
« Euh... T'es sûre ? » Kirun ne donna aucun signe qu'elle avait entendu la question. Après un nouvel échange de regards, les deux compères s'éloignèrent d'un commun accord pour jouer plus loin. Là où aucun adulte ne risquait de leur faire des remarques perturbantes. Les reproches, passe encore, ça faisait partie du jeu, mais Kirun ne suivait pas les règles, et ça, ce n'était vraiment pas juste.
C'était son jour de repos, et elle l'avait consacré à se gorger avec délectation de chaleur et de lumière. Décidément, elle n'était pas tcara, mais bien fille de Culno : malgré la taille de la cuisine, le manque d'horizon dans les pièces souterraines de l'exploitation finissait toujours par lui peser ; le bourdonnement sourd du réseau de tramway commençait à hanter ses rêves ; il lui prenait des envies de laisser tomber son kom dans un wagon à destination de Ratmidju ; et elle se mettait à voir l'œil de la Crypte dans tout et n'importe quoi. Dans ces moments-là, c'est-à-dire tous les trois ou quatre jours en général, elle remontait respirer un bon bol d'air, et elle en profitait pour reprendre contact avec lakne.
Oui, bien sûr, les deux énergies étaient complémentaires. Oui, bien sûr, on ne pouvait pas vivre exclusivement de l'une ou de l'autre. Oui, bien sûr, il fallait de tout pour faire un monde, et zbasu avait indubitablement facilité la vie des ra en inspirant tout un tas de choses très pratiques. Oui, bien sûr...
N'empêche que rien ne valait un bon rêve au soleil de lakne.
Kirun sentait le sommeil la gagner, et hésitait à s'y abandonner. Dans son état d'esprit, elle courait un risque non négligeable de se retrouver dans le Monde des Rêves. C'était à la fois terriblement attirant et pas du tout recommandé.
Elle oscillait ainsi, à la limite de la conscience, quand le monde réel la réveilla en sursaut en lui catapultant 35 kilos de ra hurlant et gesticulant dans les jambes.
Kirun ouvrit brusquement les yeux pour voir Hisnat s'affaler dans l'herbe devant elle. Et sur elle. Juste derrière lui, Cancan fit un brusque écart pour éviter les deux ra. Il s'immobilisa un instant, semblant hésiter entre le désir d'achever sa proie – les cornes factices d'Hisnat avaient volé dans l'herbe quand il était tombé, mais Cancan tenait encore une pique de bois à la main – et la crainte d'être soudain tombé sur un monstre un peu trop coriace pour lui.
Kirun bougea légèrement les jambes, juste assez pour appuyer là où ça faisait mal, et Hisnat comprit le message remarquablement vite, roulant sur lui-même et se dégageant de ses jambes sans qu'elle ait besoin de compléter par un coup de pied.
« Désolé, Kirun. J't'avais pas vue. On jouait à la chasse de Satelare. »
Kirun se réinstalla confortablement contre le mur : « Il me semblait que l'intendant t'avait puni pour cette histoire de jet de légume pourri. Je crois bien qu'il a parlé d'une interdiction de sortie. Et je suis presque certaine qu'il a spécifiquement mentionné Celifet dans les endroits que tu devais éviter. »
Hisnat haussa les épaules avec indifférence : « J'suis pas allé à Celifet. C'est Cancan qui s'ennuyait et qu'est v'nu m'voir. Dis-lui, Cancan. »
Bien calée contre le mur, Kirun ne quittait pas le gamin des yeux. « Tu n'es donc pas allé à l'auberge hier soir. Et tu n'as pas entendu le conteur qui y était de passage raconter tout un tas de vieilles légendes, dont celle de Satelare. Et tu n'as pas envoyé Cancan essayer de se servir dans un des tonneaux. Et Cancan n'a pas été puni, non plus... »
Hisnat la regardait, les yeux exorbités. « T'étais même pas là ! Comment t'as... » Il se tut brusquement.
Kirun l'observait toujours avec attention : « Tu as quel âge, Hisnat ? »
Désarçonné par le brusque changement de conversation, Hisnat réfléchit un instant : « 38 ans. 40. Par là. »
« Et toi, Cancan ? »
L'interpellé aurait visiblement préféré rester oublié dans son coin, mais il marmonna quand même une réponse : « Bientôt 17. »
« Et vous comptez tous les deux rentrer dans les légions, c'est ça ? »
Le kefalé était passé à Shelifet lors de la fête du printemps précédent. En fin stratège, il avait amené une brigade de légionnaires et quelques automates d'entraînement, et avait laissé les gamins – entre autres – participer à des simulacres de combat. Depuis, Cancan grandissait à vue d'œil. Difficile de savoir s'il aurait un jour les qualités nécessaires pour faire un légionnaire, mais il en rêvait visiblement très fort. Il hocha la tête en réponse à la question, puis parut hésiter : « Dès que mes parents me laisseront partir... »
Kirun tourna la tête vers Hisnat : « Toi aussi ? » L'intéressé redressa le menton d'un air belliqueux. « Ben oui ! Pourquoi pas ? Vous arrêtez pas de me dire que je dois grandir, devenir adulte, tout ça, alors ça doit vous faire bien plaisir... ».
Mais Kirun se contenta de bouger légèrement les épaules pour retrouver sa position d'origine contre son mur, et ferma les yeux. Les deux garçons échangèrent un regard, perplexes. Quoi ? C'était tout ? Pas de punition ? Pas de sermon ? Pas de menace de les dénoncer à l'intendant ou aux parents de Cancan ? Rien du tout ? Pour un peu, ils se seraient sentis floués.
Après un instant de flottement, ils commencèrent à s'éloigner, incertains.
« Cancan ? » La voix de Kirun les figea sur place. Ils se retournèrent d'un bloc, mais la cuisinière n'avait pas bougé. Elle semblait toujours dormir, assise au soleil.
« Euh.... Oui ? »
« Quoi qu'en disent les conteurs, Satelare n'a jamais attrapé Ser'I Ni, le grand jrada'a. Il s'est laissé détruire par son obsession et est devenu fou à lier. Aucun dispensaire n'a pu le soigner, et c'est finalement un chamane des Monts de Givre qui lui a offert l'Oubli. » Hisnat et Cancan se regardèrent, un peu gênés. Ça ne se faisait pas de parler comme ça d'un chasseur héroïque, d'une légende parmi les légendes.
« Euh... T'es sûre ? » Kirun ne donna aucun signe qu'elle avait entendu la question. Après un nouvel échange de regards, les deux compères s'éloignèrent d'un commun accord pour jouer plus loin. Là où aucun adulte ne risquait de leur faire des remarques perturbantes. Les reproches, passe encore, ça faisait partie du jeu, mais Kirun ne suivait pas les règles, et ça, ce n'était vraiment pas juste.
#42
Général / Re: Rêve ordinaire
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On ne l'aurait pas deviné en la regardant, mais Kirun était contrariée.
Pour les habitués de la cuisine, qu'ils y travaillent ou qu'ils y passent plus ou moins discrètement se servir sur les grandes tables chargées de nourriture, elle était égale à elle-même : tantôt parfaitement immobile, comme endormie debout, écoutant dans le vague, et tantôt brusque tourbillon fondant sur l'un ou l'autre de ses aides pour épicer une préparation, tendre un plat à propos, rattraper une louche qui tombait, ou récupérer une marmite avant qu'elle n'attache.
Aux nouveaux venus qui s'étonnaient qu'elle ne semble rien faire d'autre que des tâches subalternes, et encore seulement par intermittence, les anciens chuchotaient précipitamment de se taire. Kirun ne faisait peut-être rien, mais c'était un rien qui faisait toute la différence.
Certes elle ne semblait jamais mettre elle-même la main à la patte – à part pour la tarte aux klums, mais ça, c'était pour les fêtes, mieux valait ne pas en abuser autrement – et elle ne parlait pas beaucoup plus. Mais quand elle était là, malgré l'apparent désordre, la cuisine tournait ; il y avait toujours quelque chose à manger pour tout le monde ; et ce quelque chose vous calait un ra jusqu'à la fin de sa journée de travail de façon délicieuse. Ça n'avait l'air de rien comme ça, mais pour des ra qui passaient leurs journées à trimer dans les champs, surtout pour ceux qui n'avaient pas l'habitude du grand air, un mauvais goût dans la bouche ou un ventre vide à mi-chemin, ça vous gâchait une journée.
Kirun n'était certainement pas la raison pour laquelle les journaliers choisissaient de venir travailler ici. Non. Mais elle faisait partie de ces petites choses qui les aidaient à rester une saison complète, le temps de gagner de quoi se payer un véritable entraînement dans l'Arène ou un équipement correct, alors qu'ils n'avaient pas espéré tenir plus de quelques vodu en arrivant.
Mais aujourd'hui, elle était contrariée.
Et elle ne parvenait pas à déterminer ce qui la contrariait ainsi. Ce qui, bien sûr, ne faisait qu'augmenter d'autant sa contrariété...
Elle avait tenté de se concentrer sur son travail, pour faire disparaître ce sentiment. D'habitude, ça marchait plutôt bien.
Mais pas aujourd'hui. Jusqu'à présent, elle avait réussi à faire illusion, mais elle n'était pas dupe : elle sentait que quelque chose coinçait, que ce ne serait pas aussi bon que les autres jours, que ses aides avaient plus de mal à tenir le rythme.
Heureusement, le coup de feu du matin se passa sans encombre. Les équipes partirent dans les champs, et il ne resta plus que les ra affectés aux installations de stockage, de conditionnement et d'expédition, et ceux de la maintenance. Et quelques brasseurs de paperasse, aussi. Ils avaient des horaires nettement plus étalés, voire complètement décalés, et avaient tendance à venir picorer tout au long de la journée, voire de la nuit. La cuisine pouvait souffler et passer sur un rythme plus lent en attendant la prochaine ruée, au retour des équipes de l'extérieur : en fin de journée, quand la nuit tomberait.
Kirun observa un moment encore son environnement d'un œil distrait, mais le cœur n'y était pas. Elle soupira intérieurement et se retourna pour sortir. Autant remonter à la surface. Peut-être que Culno lui serait plus profitable et lui laisserait enfin trouver d'où venait ce sentiment désagréable qui la tenaillait depuis son réveil.
Elle salua d'un geste de tête, en passant, le ra qui nettoyait la table des viandes. Il lui rendit son salut : en cas de besoin, il l'appellerait sur son kom, mais pour le reste, l'équipe des cuisines savait ce qu'elle avait à faire. Essentiellement du nettoyage, et tenir les différents plats au chaud. Ou au frais, d'ailleurs.
Elle s'engagea dans le couloir le plus direct vers la surface, toujours plongée dans le bouillonnement informe de ses émotions, quand elle réalisa qu'elle avait croisé un ra qui semblait vouloir lui parler. Elle se figea un instant. Elle n'allait jamais trouver ce qui clochait si elle devait tout le temps s'interrompre, mais...
L'intuition qui l'avait arrêtée se volatilisa sans laisser de traces quand le ra, derrière elle, demanda d'une voix hésitante « Kirun-ra ? ».
Elle se força à garder un visage neutre pour se retourner et lui faire face : « Oui ? »
Un tcara. Interfacé. Il lui disait vaguement quelque chose. Un saisonnier qu'elle avait dû apercevoir à la fête du printemps quelques jours auparavant. Ou peut-être plutôt à la fête d'automne l'année d'avant. Une relation de Sikh. Ou de Lityo, peut-être bien. Penser à Lityo éveilla quelque chose en elle, et elle détailla le visiteur avec plus d'attention.
Il n'avait pas belle allure. On aurait même dit qu'il sortait d'une bagarre d'ivrognes, avec ses vêtements déchirés et sa posture un brin tordue, comme si certaines parties de son anatomie le faisait souffrir.
Il se tortilla un peu – pas beaucoup, il devait vraiment avoir pris une bonne raclée – et passa la langue sur les lèvres – fendues – avant d'oser se lancer enfin. « Je suis un ami de Lityo. Je... Nous... Enfin... Il a... Mais voilà... Et... »
Kirun observa son malaise manifeste en silence, laissant la certitude grandir en elle. Le ra ouvrit encore deux ou trois fois la bouche, mais aucun son n'en sortit. Il avait l'air complètement paniqué maintenant.
Kirun n'avait pas vraiment pitié de lui, mais elle voulait connaître les détails. Au moins, certains d'entre eux : « Lityo et vous êtes allés vous encanailler là où vous n'auriez pas dû, et quelqu'un a pris soin de vous expliquer que c'était une très mauvaise idée. »
Le ra parut sur le point d'exploser. Il bredouilla « Que... Comment... »
Kirun n'était pas d'humeur à expliquer ses pressentiments ni ses intuitions. Pas après la matinée qu'elle avait passée. « Où est Lityo, maintenant ? Chez Revinc ? »
Le ra fit oui de la tête. Toujours muet. Un instant, Kirun se demanda si les mots étaient coincés dans sa gorge, et s'il fallait l'attraper par les pieds et le secouer la tête en bas pour les aider à sortir. L'idée l'amusa, surtout quand elle y ajouta l'image d'une marée de mots en désordre se déversant soudainement sur ses pieds.
Elle secoua la tête, évacuant sa contrariété dans ce mouvement. Elle en avait enfin trouvé la cause. « Et je peux avoir des détails ? Pas de ce qui vous est arrivé, ça je ne veux surtout pas le savoir. Mais quand est-ce qu'il pourra reprendre son poste ? »
Le ra béa encore un instant avant de se reprendre, visiblement rassuré – un peu – par l'absence de hurlements ou d'engueulade. « Ils ont dit qu'il n'avait qu'un contrat simple. Alors qu'ils le gardaient en observation trois jours. Je ne savais pas qu'il avait un contrat. Quand ces ra l'ont balancé par-dessus la balustrade du deuxième étage et qu'il s'est écrasé en bas, j'ai bien crû qu'il allait finir dans les Brumes... »
Kirun le coupa d'un geste agacé : « Le contrat de base Revinc fait partie des avantages en nature qu'on a ici. Même s'il n'est pas censé servir pour ce genre de choses... Trois jours, hein ? Il est à Hoslet ? » Le tcara hocha la tête, à nouveau silencieux. « Sans argent, il va bien lui falloir un jour de plus pour revenir... » Le ra ouvrit la bouche, mais Kirun le coupa avec impatience : « Soit vous aviez déjà tout claqué, soit ceux qui l'ont balancé ont gardé ce qu'il avait. Et après un revif, même chez Revinc, il ne pourra pas faire la route plus vite à pied. Donc pas avant padje prochain... Il a de la chance, il était en congés aujourd'hui. Encore que je suppose que c'est pour ça que vous avez choisi d'y aller hier, hein. Ça aurait fait mauvais genre de rentrer à moitié soul si vite après la fête du printemps... Enfin, ça veut dire qu'il va falloir que je trouve quelqu'un pendant trois jours pour le remplacer en cuisine, et qu'il peut faire une croix sur sa paye pendant tout ce temps-là. Sans compter que l'intendant ne sera pas peut-être pas très content d'entendre parler de tout ça... »
Le ra avait recommencé son numéro d'ouverture et de fermeture de bouche, ne sachant visiblement plus quoi dire ou faire. Kirun le fixa un moment : « Et votre patron, il est au courant ? Vous étiez aussi en congés aujourd'hui ? » Le ra referma la bouche brusquement. Kirun eut un sourire froid. « Vous feriez peut-être mieux de rentrer et de vous reposer – à fond – pour être en forme et reprendre le travail demain, vous ne croyez pas ? »
Le ra la fixa encore un instant, puis il se dirigea vers la sortie d'une démarche qui se voulait rapide et qui n'était que très raide, et visiblement assez douloureuse.
Kirun le regarda disparaître, bien plus soulagée qu'elle n'avait bien voulu le montrer.
Lityo était un bon ra, même si, comme beaucoup trop de tcara à son goût, il ne rêvait que de gladiateurs, de combat dans l'Arène, et de la gloire qu'il pourrait y acquérir. Et, malgré ce qu'elle en avait dit, le contrat Revinc était aussi là pour couvrir ce genre d'accidents. Après tout, on était dans les plaines d'Astharie. La moitié des saisonniers, et la quasi-totalité des journaliers, venaient ici gagner de quoi poursuivre leurs rêves ailleurs. Et l'Arène et les légions figuraient en bonne place dans la liste : ces ra avaient tendance à chercher les ennuis plus que de raison.
Certaines exploitations considéraient qu'un ra mort perdait sa place, qu'on n'allait pas attendre 2 jours – ou 2 Eons – que les Brumes le rendent, et qu'il était plus simple de trouver quelqu'un pour le remplacer. Elle n'aurait pas été surprise que ce soit le cas pour... Tiens, il ne lui avait pas dit son nom... Enfin, pour l'ami de Lityo.
Mais ici, l'intendant préférait que les saisonniers restent longtemps. Ça évitait d'avoir à les remplacer et à les former. Et aussi, bien qu'il ne s'en vante pas, d'avoir à les surveiller. Le bonus du contrat Revinc lui permettait d'être plus exigeant sur les ra qu'il embauchait.
Kirun se dirigea vers le bureau de l'intendant en songeant au cas Lityo.
A sa connaissance, c'était sa première mort. Difficile de savoir comment il réagirait. Mais s'il n'avait pas été trop traumatisé par la Douleur – avec ces fichus adeptes du code de l'honneur, c'était toujours difficile à prévoir – il partirait probablement bientôt. Cela restait un passage important dans la vie d'un ra, et cela tendait à cristalliser un certain nombre de décisions...
Personne n'aurait pu deviner, en la regardant, quels souvenirs s'étaient réveillés derrière les yeux calmes de la cuisinière.
Un éventuel témoin de la scène aurait simplement vu qu'elle allait prévenir l'intendant de l'absence momentanée d'un de ses employés.
Pour les habitués de la cuisine, qu'ils y travaillent ou qu'ils y passent plus ou moins discrètement se servir sur les grandes tables chargées de nourriture, elle était égale à elle-même : tantôt parfaitement immobile, comme endormie debout, écoutant dans le vague, et tantôt brusque tourbillon fondant sur l'un ou l'autre de ses aides pour épicer une préparation, tendre un plat à propos, rattraper une louche qui tombait, ou récupérer une marmite avant qu'elle n'attache.
Aux nouveaux venus qui s'étonnaient qu'elle ne semble rien faire d'autre que des tâches subalternes, et encore seulement par intermittence, les anciens chuchotaient précipitamment de se taire. Kirun ne faisait peut-être rien, mais c'était un rien qui faisait toute la différence.
Certes elle ne semblait jamais mettre elle-même la main à la patte – à part pour la tarte aux klums, mais ça, c'était pour les fêtes, mieux valait ne pas en abuser autrement – et elle ne parlait pas beaucoup plus. Mais quand elle était là, malgré l'apparent désordre, la cuisine tournait ; il y avait toujours quelque chose à manger pour tout le monde ; et ce quelque chose vous calait un ra jusqu'à la fin de sa journée de travail de façon délicieuse. Ça n'avait l'air de rien comme ça, mais pour des ra qui passaient leurs journées à trimer dans les champs, surtout pour ceux qui n'avaient pas l'habitude du grand air, un mauvais goût dans la bouche ou un ventre vide à mi-chemin, ça vous gâchait une journée.
Kirun n'était certainement pas la raison pour laquelle les journaliers choisissaient de venir travailler ici. Non. Mais elle faisait partie de ces petites choses qui les aidaient à rester une saison complète, le temps de gagner de quoi se payer un véritable entraînement dans l'Arène ou un équipement correct, alors qu'ils n'avaient pas espéré tenir plus de quelques vodu en arrivant.
Mais aujourd'hui, elle était contrariée.
Et elle ne parvenait pas à déterminer ce qui la contrariait ainsi. Ce qui, bien sûr, ne faisait qu'augmenter d'autant sa contrariété...
Elle avait tenté de se concentrer sur son travail, pour faire disparaître ce sentiment. D'habitude, ça marchait plutôt bien.
Mais pas aujourd'hui. Jusqu'à présent, elle avait réussi à faire illusion, mais elle n'était pas dupe : elle sentait que quelque chose coinçait, que ce ne serait pas aussi bon que les autres jours, que ses aides avaient plus de mal à tenir le rythme.
Heureusement, le coup de feu du matin se passa sans encombre. Les équipes partirent dans les champs, et il ne resta plus que les ra affectés aux installations de stockage, de conditionnement et d'expédition, et ceux de la maintenance. Et quelques brasseurs de paperasse, aussi. Ils avaient des horaires nettement plus étalés, voire complètement décalés, et avaient tendance à venir picorer tout au long de la journée, voire de la nuit. La cuisine pouvait souffler et passer sur un rythme plus lent en attendant la prochaine ruée, au retour des équipes de l'extérieur : en fin de journée, quand la nuit tomberait.
Kirun observa un moment encore son environnement d'un œil distrait, mais le cœur n'y était pas. Elle soupira intérieurement et se retourna pour sortir. Autant remonter à la surface. Peut-être que Culno lui serait plus profitable et lui laisserait enfin trouver d'où venait ce sentiment désagréable qui la tenaillait depuis son réveil.
Elle salua d'un geste de tête, en passant, le ra qui nettoyait la table des viandes. Il lui rendit son salut : en cas de besoin, il l'appellerait sur son kom, mais pour le reste, l'équipe des cuisines savait ce qu'elle avait à faire. Essentiellement du nettoyage, et tenir les différents plats au chaud. Ou au frais, d'ailleurs.
Elle s'engagea dans le couloir le plus direct vers la surface, toujours plongée dans le bouillonnement informe de ses émotions, quand elle réalisa qu'elle avait croisé un ra qui semblait vouloir lui parler. Elle se figea un instant. Elle n'allait jamais trouver ce qui clochait si elle devait tout le temps s'interrompre, mais...
L'intuition qui l'avait arrêtée se volatilisa sans laisser de traces quand le ra, derrière elle, demanda d'une voix hésitante « Kirun-ra ? ».
Elle se força à garder un visage neutre pour se retourner et lui faire face : « Oui ? »
Un tcara. Interfacé. Il lui disait vaguement quelque chose. Un saisonnier qu'elle avait dû apercevoir à la fête du printemps quelques jours auparavant. Ou peut-être plutôt à la fête d'automne l'année d'avant. Une relation de Sikh. Ou de Lityo, peut-être bien. Penser à Lityo éveilla quelque chose en elle, et elle détailla le visiteur avec plus d'attention.
Il n'avait pas belle allure. On aurait même dit qu'il sortait d'une bagarre d'ivrognes, avec ses vêtements déchirés et sa posture un brin tordue, comme si certaines parties de son anatomie le faisait souffrir.
Il se tortilla un peu – pas beaucoup, il devait vraiment avoir pris une bonne raclée – et passa la langue sur les lèvres – fendues – avant d'oser se lancer enfin. « Je suis un ami de Lityo. Je... Nous... Enfin... Il a... Mais voilà... Et... »
Kirun observa son malaise manifeste en silence, laissant la certitude grandir en elle. Le ra ouvrit encore deux ou trois fois la bouche, mais aucun son n'en sortit. Il avait l'air complètement paniqué maintenant.
Kirun n'avait pas vraiment pitié de lui, mais elle voulait connaître les détails. Au moins, certains d'entre eux : « Lityo et vous êtes allés vous encanailler là où vous n'auriez pas dû, et quelqu'un a pris soin de vous expliquer que c'était une très mauvaise idée. »
Le ra parut sur le point d'exploser. Il bredouilla « Que... Comment... »
Kirun n'était pas d'humeur à expliquer ses pressentiments ni ses intuitions. Pas après la matinée qu'elle avait passée. « Où est Lityo, maintenant ? Chez Revinc ? »
Le ra fit oui de la tête. Toujours muet. Un instant, Kirun se demanda si les mots étaient coincés dans sa gorge, et s'il fallait l'attraper par les pieds et le secouer la tête en bas pour les aider à sortir. L'idée l'amusa, surtout quand elle y ajouta l'image d'une marée de mots en désordre se déversant soudainement sur ses pieds.
Elle secoua la tête, évacuant sa contrariété dans ce mouvement. Elle en avait enfin trouvé la cause. « Et je peux avoir des détails ? Pas de ce qui vous est arrivé, ça je ne veux surtout pas le savoir. Mais quand est-ce qu'il pourra reprendre son poste ? »
Le ra béa encore un instant avant de se reprendre, visiblement rassuré – un peu – par l'absence de hurlements ou d'engueulade. « Ils ont dit qu'il n'avait qu'un contrat simple. Alors qu'ils le gardaient en observation trois jours. Je ne savais pas qu'il avait un contrat. Quand ces ra l'ont balancé par-dessus la balustrade du deuxième étage et qu'il s'est écrasé en bas, j'ai bien crû qu'il allait finir dans les Brumes... »
Kirun le coupa d'un geste agacé : « Le contrat de base Revinc fait partie des avantages en nature qu'on a ici. Même s'il n'est pas censé servir pour ce genre de choses... Trois jours, hein ? Il est à Hoslet ? » Le tcara hocha la tête, à nouveau silencieux. « Sans argent, il va bien lui falloir un jour de plus pour revenir... » Le ra ouvrit la bouche, mais Kirun le coupa avec impatience : « Soit vous aviez déjà tout claqué, soit ceux qui l'ont balancé ont gardé ce qu'il avait. Et après un revif, même chez Revinc, il ne pourra pas faire la route plus vite à pied. Donc pas avant padje prochain... Il a de la chance, il était en congés aujourd'hui. Encore que je suppose que c'est pour ça que vous avez choisi d'y aller hier, hein. Ça aurait fait mauvais genre de rentrer à moitié soul si vite après la fête du printemps... Enfin, ça veut dire qu'il va falloir que je trouve quelqu'un pendant trois jours pour le remplacer en cuisine, et qu'il peut faire une croix sur sa paye pendant tout ce temps-là. Sans compter que l'intendant ne sera pas peut-être pas très content d'entendre parler de tout ça... »
Le ra avait recommencé son numéro d'ouverture et de fermeture de bouche, ne sachant visiblement plus quoi dire ou faire. Kirun le fixa un moment : « Et votre patron, il est au courant ? Vous étiez aussi en congés aujourd'hui ? » Le ra referma la bouche brusquement. Kirun eut un sourire froid. « Vous feriez peut-être mieux de rentrer et de vous reposer – à fond – pour être en forme et reprendre le travail demain, vous ne croyez pas ? »
Le ra la fixa encore un instant, puis il se dirigea vers la sortie d'une démarche qui se voulait rapide et qui n'était que très raide, et visiblement assez douloureuse.
Kirun le regarda disparaître, bien plus soulagée qu'elle n'avait bien voulu le montrer.
Lityo était un bon ra, même si, comme beaucoup trop de tcara à son goût, il ne rêvait que de gladiateurs, de combat dans l'Arène, et de la gloire qu'il pourrait y acquérir. Et, malgré ce qu'elle en avait dit, le contrat Revinc était aussi là pour couvrir ce genre d'accidents. Après tout, on était dans les plaines d'Astharie. La moitié des saisonniers, et la quasi-totalité des journaliers, venaient ici gagner de quoi poursuivre leurs rêves ailleurs. Et l'Arène et les légions figuraient en bonne place dans la liste : ces ra avaient tendance à chercher les ennuis plus que de raison.
Certaines exploitations considéraient qu'un ra mort perdait sa place, qu'on n'allait pas attendre 2 jours – ou 2 Eons – que les Brumes le rendent, et qu'il était plus simple de trouver quelqu'un pour le remplacer. Elle n'aurait pas été surprise que ce soit le cas pour... Tiens, il ne lui avait pas dit son nom... Enfin, pour l'ami de Lityo.
Mais ici, l'intendant préférait que les saisonniers restent longtemps. Ça évitait d'avoir à les remplacer et à les former. Et aussi, bien qu'il ne s'en vante pas, d'avoir à les surveiller. Le bonus du contrat Revinc lui permettait d'être plus exigeant sur les ra qu'il embauchait.
Kirun se dirigea vers le bureau de l'intendant en songeant au cas Lityo.
A sa connaissance, c'était sa première mort. Difficile de savoir comment il réagirait. Mais s'il n'avait pas été trop traumatisé par la Douleur – avec ces fichus adeptes du code de l'honneur, c'était toujours difficile à prévoir – il partirait probablement bientôt. Cela restait un passage important dans la vie d'un ra, et cela tendait à cristalliser un certain nombre de décisions...
Personne n'aurait pu deviner, en la regardant, quels souvenirs s'étaient réveillés derrière les yeux calmes de la cuisinière.
Un éventuel témoin de la scène aurait simplement vu qu'elle allait prévenir l'intendant de l'absence momentanée d'un de ses employés.
#43
Général / Re: Rêve ordinaire
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Les juges étaient installés depuis un moment déjà.
De temps en temps, l'un d'entre eux ouvrait les yeux, prenait quelques notes, se relevait de sa couche, faisait éventuellement quelques mouvements ou étirements, allait chercher un nouveau morceau de tarte, et retournait s'allonger pour le déguster et en évaluer les effets.
Les spectateurs étaient peu nombreux. Des concurrents pour l'essentiel.
Il faut dire que le concours était particulièrement inintéressant à observer de l'extérieur : regarder des ras dormir – ou rêver, selon la qualité de la tarte – pouvait vite s'avérer lassant, et les candidats ne tardèrent pas à sortir discrètement de la tente pour discuter tranquillement en attendant le verdict.
D'ailleurs, personne ne se faisait vraiment d'illusions sur le résultat : seul Al'i Gaal'i pouvait, dans ses bons jours, prétendre égaler la maîtrise de Kirun. Et il n'avait même pas tenté de participer cette année. Il avait expliqué qu'il était sous l'influence de Zbasu depuis presque deux vodu et qu'il ne parvenait pas à cueillir correctement les klums. Il avait préféré déclarer forfait. Mais il avait demandé aux juges de lui garder un morceau de la tarte de Kirun, des fois que ça lui redonnerait le goût de Lakne.
Bien sûr, les juges s'étaient récriés en expliquant qu'ils ne pouvaient pas savoir quelle tarte venait de quel concurrent, sinon ça aurait été de la triche. Et puis, comme tout le monde ici se connaissait, ils avaient simplement acquiescé à la demande d'Al'i.
Les cuisiniers observaient donc la foule qui refluait vers le centre de la zone stérile, maintenant que le Kefalé avait remmené ses automates et ses légionnaires vers Hoslet. La fête du printemps avait pris un peu de retard à cause d'eux – encore que certains trouvaient probablement qu'ils avaient fourni la meilleure attraction de la journée – mais il était temps maintenant de se rattraper.
Une fois les engagements « sérieux » pris, les contrats annuels signés, les unions à durée plus ou moins déterminées validées, les organisations officiellement déclarées, chacun prenait une grande inspiration et plongeait dans la nouvelle année en commençant par s'amuser un bon coup.
Les premiers musiciens avaient déjà investi l'estrade pour une joyeuse démonstration de ce qui ressemblait, si on n'était pas trop tatillon sur certains accords, à une chanson de marins de la Mer des Songes.
Et les danseurs essayaient de former diverses figures à leurs pieds, dans un charivari bon enfant.
Au grand dam des commerçants qui avaient monté leurs étals un peu en arrière, des marchands ambulants tentaient d'appâter les spectateurs autour de la piste avec diverses nourritures et boissons, généralement avec succès vu l'heure et l'excitation déjà procurée par la journée.
Et Kirun sourit en voyant quelques ra s'éloigner déjà, généralement en couples mais parfois en petits groupes, pour trouver un abri relatif dans la végétation qui longeait la vieille route. Oui, le printemps était l'occasion de démarrer bien des choses.
Le représentant du kastron à Shelifet était lui aussi visiblement ravi. La présence du Kefalé l'avait gonflé d'importance, et il prenait son temps pour traverser la foule en direction des tentes.
Mais tout honoré qu'il fut de la venue de son gouverneur, il ne pouvait laisser passer l'occasion de se montrer au seul concours de la journée. Surtout celui-là.
La fête du printemps, contrairement à celle de l'automne, n'était le cadre d'aucun concours agricole, d'aucune mise en compétition entre les produits les plus beaux, les plus gros, les plus goûteux... Ou aux formes les plus étranges.
Les klums, qui poussaient toute l'année, n'étaient d'ailleurs pas considérés comme des fruits aujourd'hui.
Kirun avait entendu certains probabilistes utiliser des grands mots pour les désigner. Des mots à rallonge, comme « psychotrope auto-inductif » ou « drogue comportementale à inférence onirique faible ». Ça la faisait doucement rigoler.
Ces charlatans n'avaient probablement jamais goûté un vrai klum, la variété sauvage qui poussait dans les monts de Givre. Celle que les éleveurs repéraient scrupuleusement lorsqu'ils en trouvaient, et qu'ils signalaient immédiatement aux chamans. Parce que ça peut toujours servir de se faire bien voir du chaman, bien sûr. Mais aussi – surtout – pour ne pas se retrouver avec tout un troupeau endormi, ou pire, complètement halluciné, après avoir goûté aux petits fruits verts veinés d'orange et de bleu.
« Auto-inductif », ha ! Il suffisait de regarder les juges pour comprendre que les klums étaient des fruits à manier avec précaution. Même ceux des plaines, même la variété domestiquée, même transformés en tarte...
Oh, d'accord, les fruits ramassés en grande quantité pour la Ville perdaient l'essentiel de leurs rêves dans le processus. Et ils étaient rarement consommés le jour même, alors ils ne devaient guère provoquer plus qu'une légère ivresse une fois servis sur les tables de Ratmidju. Peut-être même pas.
N'empêche. Une tarte aux klums bien préparée, même avec la grosse variété des plaines, pouvait déclencher une légère transe onirique.
Et c'était bien ça, plus que le goût – aussi agréable soit-il – que les juges notaient.
Le représentant du kastron salua poliment les ra attroupés, et sembla un peu gêné en apprenant que les juges n'en avaient pas terminé. Il hésita un instant, puis prétexta une discussion plus loin. C'était un ancien Semencier, et les klums le mettaient un peu mal à l'aise.
Leur croissance semblait trop erratique. Les Semenciers avaient tout un tas de théories pour l'expliquer, mais Kirun soupçonnait que les klums étaient bien plus sensibles aux rêves des ras qu'à tout autre élément extérieur. Pour faire pousser des klums parfumés et juteux, il fallait certes une bonne terre et de bonnes conditions météorologiques. Mais pour qu'ils prennent leur pleine dimension, il fallait surtout les rêves des ra. Et des beaux rêves. Les rêves puissants des chamans dans les montagnes. Ou les rêves qui viennent quand les corps sont fatigués et les esprits pleins de beaux souvenirs. Ceux de ra ayant ri, mangé, dansé et bu toute la nuit
Oui, heureusement que le concours de tarte avait lieu avant la fête. Les klums des prochains jours seraient bien plus chargés, elle en était certaine. Peut-être même assez pour que la Ville connaisse un peu de la gaieté des ras de Shelifet.
De temps en temps, l'un d'entre eux ouvrait les yeux, prenait quelques notes, se relevait de sa couche, faisait éventuellement quelques mouvements ou étirements, allait chercher un nouveau morceau de tarte, et retournait s'allonger pour le déguster et en évaluer les effets.
Les spectateurs étaient peu nombreux. Des concurrents pour l'essentiel.
Il faut dire que le concours était particulièrement inintéressant à observer de l'extérieur : regarder des ras dormir – ou rêver, selon la qualité de la tarte – pouvait vite s'avérer lassant, et les candidats ne tardèrent pas à sortir discrètement de la tente pour discuter tranquillement en attendant le verdict.
D'ailleurs, personne ne se faisait vraiment d'illusions sur le résultat : seul Al'i Gaal'i pouvait, dans ses bons jours, prétendre égaler la maîtrise de Kirun. Et il n'avait même pas tenté de participer cette année. Il avait expliqué qu'il était sous l'influence de Zbasu depuis presque deux vodu et qu'il ne parvenait pas à cueillir correctement les klums. Il avait préféré déclarer forfait. Mais il avait demandé aux juges de lui garder un morceau de la tarte de Kirun, des fois que ça lui redonnerait le goût de Lakne.
Bien sûr, les juges s'étaient récriés en expliquant qu'ils ne pouvaient pas savoir quelle tarte venait de quel concurrent, sinon ça aurait été de la triche. Et puis, comme tout le monde ici se connaissait, ils avaient simplement acquiescé à la demande d'Al'i.
Les cuisiniers observaient donc la foule qui refluait vers le centre de la zone stérile, maintenant que le Kefalé avait remmené ses automates et ses légionnaires vers Hoslet. La fête du printemps avait pris un peu de retard à cause d'eux – encore que certains trouvaient probablement qu'ils avaient fourni la meilleure attraction de la journée – mais il était temps maintenant de se rattraper.
Une fois les engagements « sérieux » pris, les contrats annuels signés, les unions à durée plus ou moins déterminées validées, les organisations officiellement déclarées, chacun prenait une grande inspiration et plongeait dans la nouvelle année en commençant par s'amuser un bon coup.
Les premiers musiciens avaient déjà investi l'estrade pour une joyeuse démonstration de ce qui ressemblait, si on n'était pas trop tatillon sur certains accords, à une chanson de marins de la Mer des Songes.
Et les danseurs essayaient de former diverses figures à leurs pieds, dans un charivari bon enfant.
Au grand dam des commerçants qui avaient monté leurs étals un peu en arrière, des marchands ambulants tentaient d'appâter les spectateurs autour de la piste avec diverses nourritures et boissons, généralement avec succès vu l'heure et l'excitation déjà procurée par la journée.
Et Kirun sourit en voyant quelques ra s'éloigner déjà, généralement en couples mais parfois en petits groupes, pour trouver un abri relatif dans la végétation qui longeait la vieille route. Oui, le printemps était l'occasion de démarrer bien des choses.
Le représentant du kastron à Shelifet était lui aussi visiblement ravi. La présence du Kefalé l'avait gonflé d'importance, et il prenait son temps pour traverser la foule en direction des tentes.
Mais tout honoré qu'il fut de la venue de son gouverneur, il ne pouvait laisser passer l'occasion de se montrer au seul concours de la journée. Surtout celui-là.
La fête du printemps, contrairement à celle de l'automne, n'était le cadre d'aucun concours agricole, d'aucune mise en compétition entre les produits les plus beaux, les plus gros, les plus goûteux... Ou aux formes les plus étranges.
Les klums, qui poussaient toute l'année, n'étaient d'ailleurs pas considérés comme des fruits aujourd'hui.
Kirun avait entendu certains probabilistes utiliser des grands mots pour les désigner. Des mots à rallonge, comme « psychotrope auto-inductif » ou « drogue comportementale à inférence onirique faible ». Ça la faisait doucement rigoler.
Ces charlatans n'avaient probablement jamais goûté un vrai klum, la variété sauvage qui poussait dans les monts de Givre. Celle que les éleveurs repéraient scrupuleusement lorsqu'ils en trouvaient, et qu'ils signalaient immédiatement aux chamans. Parce que ça peut toujours servir de se faire bien voir du chaman, bien sûr. Mais aussi – surtout – pour ne pas se retrouver avec tout un troupeau endormi, ou pire, complètement halluciné, après avoir goûté aux petits fruits verts veinés d'orange et de bleu.
« Auto-inductif », ha ! Il suffisait de regarder les juges pour comprendre que les klums étaient des fruits à manier avec précaution. Même ceux des plaines, même la variété domestiquée, même transformés en tarte...
Oh, d'accord, les fruits ramassés en grande quantité pour la Ville perdaient l'essentiel de leurs rêves dans le processus. Et ils étaient rarement consommés le jour même, alors ils ne devaient guère provoquer plus qu'une légère ivresse une fois servis sur les tables de Ratmidju. Peut-être même pas.
N'empêche. Une tarte aux klums bien préparée, même avec la grosse variété des plaines, pouvait déclencher une légère transe onirique.
Et c'était bien ça, plus que le goût – aussi agréable soit-il – que les juges notaient.
Le représentant du kastron salua poliment les ra attroupés, et sembla un peu gêné en apprenant que les juges n'en avaient pas terminé. Il hésita un instant, puis prétexta une discussion plus loin. C'était un ancien Semencier, et les klums le mettaient un peu mal à l'aise.
Leur croissance semblait trop erratique. Les Semenciers avaient tout un tas de théories pour l'expliquer, mais Kirun soupçonnait que les klums étaient bien plus sensibles aux rêves des ras qu'à tout autre élément extérieur. Pour faire pousser des klums parfumés et juteux, il fallait certes une bonne terre et de bonnes conditions météorologiques. Mais pour qu'ils prennent leur pleine dimension, il fallait surtout les rêves des ra. Et des beaux rêves. Les rêves puissants des chamans dans les montagnes. Ou les rêves qui viennent quand les corps sont fatigués et les esprits pleins de beaux souvenirs. Ceux de ra ayant ri, mangé, dansé et bu toute la nuit
Oui, heureusement que le concours de tarte avait lieu avant la fête. Les klums des prochains jours seraient bien plus chargés, elle en était certaine. Peut-être même assez pour que la Ville connaisse un peu de la gaieté des ras de Shelifet.
#44
Général / Re: Rêve ordinaire
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Bien avant de recevoir la désignation pompeuse de « chef-lieu de district », Shelifet avait été un point de rassemblement pour les ras pendant des siècles. Peut-être même des éons.
Et puis, un jour, un fonctionnaire quelconque d'Hoslet avait décidé qu'il fallait définir un district pour cette zone à trois jours de branaz de la principale ville du kastron, et son choix, pour des raisons connues des seules Brumes, s'était porté sur Shelifet.
C'était essentiellement un vaste champ vaguement trapézoïdal, que longeait sur son plus grand côté la vieille route des Khans, et qui se distinguait nettement des terres environnantes par son absence totale de végétation et la dureté de la croûte de glaise séchée qui le recouvrait.
Dans cette région dédiée à l'agriculture, une terre stérile n'éveillait guère de convoitise, et les habitants des exploitations voisines y avaient naturellement trouvé un terrain neutre où se retrouver, pour faire la fête ou échanger les dernières nouvelles.
Il faut dire que les exploitations étaient généralement auto-suffisantes. Et, quand elles ne l'étaient pas, elles importaient ce qui leur manquait de la Ville via le réseau ferré qui transportait leurs productions jusqu'à Ratmindju. A moins d'être sur le même tronçon, leurs habitants n'avaient donc guère de contacts avec les autres fermes de la région. Ils remédiaient à leur relative solitude en se retrouvant périodiquement à Shelifet.
La présence d'un relais de branaz à l'un des « angles » garantissait également qu'on pouvait y croiser à tout moment, ou presque, des voyageurs venus des quatre coins du Khanat. Et y boire tranquillement un petit quelque chose que les contremaîtres n'auraient pas forcément vu d'un bon œil.
Le relais était d'ailleurs la seule structure à peu près pérenne de Shelifet.
Le kastron faisait périodiquement des tentatives pour reconstruire ou rénover quelques bâtiments pour ses fonctionnaires, mais les propriétaires des alentours n'étaient pas particulièrement désireux d'aider les percepteurs d'impôts à s'installer trop près de chez eux, et les constructions retombaient vite à l'abandon faute d'entretien ou de matières premières. Quant aux quelques spécialistes trop coûteux pour une seule exploitation, ils étaient soit invités spécialement de la ville pour une durée plus ou moins courte, soit logés à l'année – aux frais de l'ensemble des propriétaires – par les gérants du relais.
Pour l'heure, la foule des grands jours se pressait dans la poussière au pied de l'estrade installée le long de la route : surplombant ses administrés, au milieu des bannières de son kagnivo qui claquaient dans le vent, le kelafé prononçait un discours.
Un bon discours, d'ailleurs. Kirun l'écoutait distraitement, préférant se concentrer sur le public plus que sur l'orateur. C'est à ça qu'on reconnaît un bon discours : quand l'assistance semble suspendue aux mots qui coulent de la tribune, quand les rires et les frémissements se déclenchent à l'unisson, sur un mot, un geste, voire une simple inflexion dans le ton du beau parleur perché là-haut. Oh oui, c'était vraiment un bon discours. Presque tous les ras présents vibraient aux paroles de leur kelafé, qu'ils soient saisonniers, employés depuis de longues années ou propriétaires d'exploitation, natifs des plaines ou d'ailleurs, chargés de souvenirs ou à la mémoire légère, interfacés ou non, ucikaras, tcaras et même runzatras.
Les seules exceptions étaient les enfants – qui, de toutes façons, ne s'intéressaient jamais aux discours – et les journaliers. Ceux qui ne venaient dans les plaines que le temps de gagner de quoi payer un entraîneur ou un appartement à Natca. Ceux qui rêvaient de la gloire des combats, de l'honneur gagné dans l'Arène, et se souciaient bien peu de la soi-disant gratitude que le Khanat éprouvait pour ceux qui le nourrissaient et dont le kelafé prétendait se faire l'écho.
Kirun commençait à se demander si celui qui avait rédigé ce discours si parfait n'avait pas fait une boulette. Certes, les journaliers n'avaient pas leur mot à dire sur la direction du kastron – que, par définition, ils ne faisaient que traverser à un rythme plus ou moins rapide – mais ils s'exprimaient autant, si ce n'est plus, que les autres lors des repas ou des réunions, et leur avis était toujours écouté. Oui, moqué aussi, parfois, mais quand même. Certains finiraient peut-être par trouver leur rêve à Courtoisie ou ailleurs, et par acquérir un certain pouvoir, voire par monter assez haut au sein d'un kagnivo concurrent. Et ils se souviendraient peut-être de ce jour, et d'avoir été ignorés par ce ra si fier dans sa belle tenue, au milieu de ses bannières. Et la décision finale du choix du kagnivo qui gérait un kastron se faisait toujours à Va'itu'a. Quoi qu'en disent les gens des plaines.
Kirun observait les journaliers. Ceux qui migraient progressivement vers l'extérieur de la foule, écœurés ou simplement pas intéressés.
Et ceux qui se rapprochaient de l'estrade...
Et puis, le ton du kelafé changea. Finalement, son secrétaire avait bien fait son travail. D'un large geste, il invita tous les présents à faire le plein aux stands qui proposaient à boire et à manger – comme s'il avait été pour quoi que ce soit dans l'organisation de la fête du printemps – et à le rejoindre ensuite à l'autre bout du champ, où ses légionnaires allaient parader, et où ceux qui le souhaitaient pourraient affronter des automates d'entraînement, voire des membres de son kagnivo.
Cette fois-ci, les journaliers se joignirent à l'ovation avant de se diriger, avec plus ou moins de précipitation, dans la direction indiquée. Kirun ne vit ni Hisnat ni Cancan parmi eux, mais elle ne doutait pas un instant qu'ils se débrouilleraient pour être aux premières loges.
Elle secoua la tête, désabusée, et prit la direction des stands sans se presser. Les juges pour les tartes aux klums avaient dû écouter le discours, comme tout le monde. Il leur faudrait un moment avant de pouvoir commencer la dégustation.
Elle sourit en voyant que plusieurs intendants prenaient également leur temps pour rejoindre les tentes où ils signeraient les contrats pour l'année. La fête du printemps était traditionnellement, au moins dans les plaines, le moment où se lançaient les choses importantes. Les mariages (mêmes si les préliminaires avaient généralement commencé à la fête du printemps de l'année d'avant... voire même quelques années plus tôt), les associations et organisations, et bien sûr, le renouvellement des contrats annuels pour les saisonniers.
Mais, cette année, personne ne signerait quoi que ce soit avant d'avoir vu le spectacle des légions.
Kirun, elle, avait un contrat perpétuel. Pas besoin de renouvellement. Elle salua poliment de la tête les intendants, et continua son chemin en repensant à ce qu'elle venait d'entendre. Oui, décidément, un bien bon discours.
Et puis, un jour, un fonctionnaire quelconque d'Hoslet avait décidé qu'il fallait définir un district pour cette zone à trois jours de branaz de la principale ville du kastron, et son choix, pour des raisons connues des seules Brumes, s'était porté sur Shelifet.
C'était essentiellement un vaste champ vaguement trapézoïdal, que longeait sur son plus grand côté la vieille route des Khans, et qui se distinguait nettement des terres environnantes par son absence totale de végétation et la dureté de la croûte de glaise séchée qui le recouvrait.
Dans cette région dédiée à l'agriculture, une terre stérile n'éveillait guère de convoitise, et les habitants des exploitations voisines y avaient naturellement trouvé un terrain neutre où se retrouver, pour faire la fête ou échanger les dernières nouvelles.
Il faut dire que les exploitations étaient généralement auto-suffisantes. Et, quand elles ne l'étaient pas, elles importaient ce qui leur manquait de la Ville via le réseau ferré qui transportait leurs productions jusqu'à Ratmindju. A moins d'être sur le même tronçon, leurs habitants n'avaient donc guère de contacts avec les autres fermes de la région. Ils remédiaient à leur relative solitude en se retrouvant périodiquement à Shelifet.
La présence d'un relais de branaz à l'un des « angles » garantissait également qu'on pouvait y croiser à tout moment, ou presque, des voyageurs venus des quatre coins du Khanat. Et y boire tranquillement un petit quelque chose que les contremaîtres n'auraient pas forcément vu d'un bon œil.
Le relais était d'ailleurs la seule structure à peu près pérenne de Shelifet.
Le kastron faisait périodiquement des tentatives pour reconstruire ou rénover quelques bâtiments pour ses fonctionnaires, mais les propriétaires des alentours n'étaient pas particulièrement désireux d'aider les percepteurs d'impôts à s'installer trop près de chez eux, et les constructions retombaient vite à l'abandon faute d'entretien ou de matières premières. Quant aux quelques spécialistes trop coûteux pour une seule exploitation, ils étaient soit invités spécialement de la ville pour une durée plus ou moins courte, soit logés à l'année – aux frais de l'ensemble des propriétaires – par les gérants du relais.
Pour l'heure, la foule des grands jours se pressait dans la poussière au pied de l'estrade installée le long de la route : surplombant ses administrés, au milieu des bannières de son kagnivo qui claquaient dans le vent, le kelafé prononçait un discours.
Un bon discours, d'ailleurs. Kirun l'écoutait distraitement, préférant se concentrer sur le public plus que sur l'orateur. C'est à ça qu'on reconnaît un bon discours : quand l'assistance semble suspendue aux mots qui coulent de la tribune, quand les rires et les frémissements se déclenchent à l'unisson, sur un mot, un geste, voire une simple inflexion dans le ton du beau parleur perché là-haut. Oh oui, c'était vraiment un bon discours. Presque tous les ras présents vibraient aux paroles de leur kelafé, qu'ils soient saisonniers, employés depuis de longues années ou propriétaires d'exploitation, natifs des plaines ou d'ailleurs, chargés de souvenirs ou à la mémoire légère, interfacés ou non, ucikaras, tcaras et même runzatras.
Les seules exceptions étaient les enfants – qui, de toutes façons, ne s'intéressaient jamais aux discours – et les journaliers. Ceux qui ne venaient dans les plaines que le temps de gagner de quoi payer un entraîneur ou un appartement à Natca. Ceux qui rêvaient de la gloire des combats, de l'honneur gagné dans l'Arène, et se souciaient bien peu de la soi-disant gratitude que le Khanat éprouvait pour ceux qui le nourrissaient et dont le kelafé prétendait se faire l'écho.
Kirun commençait à se demander si celui qui avait rédigé ce discours si parfait n'avait pas fait une boulette. Certes, les journaliers n'avaient pas leur mot à dire sur la direction du kastron – que, par définition, ils ne faisaient que traverser à un rythme plus ou moins rapide – mais ils s'exprimaient autant, si ce n'est plus, que les autres lors des repas ou des réunions, et leur avis était toujours écouté. Oui, moqué aussi, parfois, mais quand même. Certains finiraient peut-être par trouver leur rêve à Courtoisie ou ailleurs, et par acquérir un certain pouvoir, voire par monter assez haut au sein d'un kagnivo concurrent. Et ils se souviendraient peut-être de ce jour, et d'avoir été ignorés par ce ra si fier dans sa belle tenue, au milieu de ses bannières. Et la décision finale du choix du kagnivo qui gérait un kastron se faisait toujours à Va'itu'a. Quoi qu'en disent les gens des plaines.
Kirun observait les journaliers. Ceux qui migraient progressivement vers l'extérieur de la foule, écœurés ou simplement pas intéressés.
Et ceux qui se rapprochaient de l'estrade...
Et puis, le ton du kelafé changea. Finalement, son secrétaire avait bien fait son travail. D'un large geste, il invita tous les présents à faire le plein aux stands qui proposaient à boire et à manger – comme s'il avait été pour quoi que ce soit dans l'organisation de la fête du printemps – et à le rejoindre ensuite à l'autre bout du champ, où ses légionnaires allaient parader, et où ceux qui le souhaitaient pourraient affronter des automates d'entraînement, voire des membres de son kagnivo.
Cette fois-ci, les journaliers se joignirent à l'ovation avant de se diriger, avec plus ou moins de précipitation, dans la direction indiquée. Kirun ne vit ni Hisnat ni Cancan parmi eux, mais elle ne doutait pas un instant qu'ils se débrouilleraient pour être aux premières loges.
Elle secoua la tête, désabusée, et prit la direction des stands sans se presser. Les juges pour les tartes aux klums avaient dû écouter le discours, comme tout le monde. Il leur faudrait un moment avant de pouvoir commencer la dégustation.
Elle sourit en voyant que plusieurs intendants prenaient également leur temps pour rejoindre les tentes où ils signeraient les contrats pour l'année. La fête du printemps était traditionnellement, au moins dans les plaines, le moment où se lançaient les choses importantes. Les mariages (mêmes si les préliminaires avaient généralement commencé à la fête du printemps de l'année d'avant... voire même quelques années plus tôt), les associations et organisations, et bien sûr, le renouvellement des contrats annuels pour les saisonniers.
Mais, cette année, personne ne signerait quoi que ce soit avant d'avoir vu le spectacle des légions.
Kirun, elle, avait un contrat perpétuel. Pas besoin de renouvellement. Elle salua poliment de la tête les intendants, et continua son chemin en repensant à ce qu'elle venait d'entendre. Oui, décidément, un bien bon discours.
#45
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« Kirun ! »
Les sons portaient loin dans l'aube naissante des plaines d'Astharie. Surtout en ce jour de fête où les ouvriers avaient congé et où l'exploitation tournait au ralenti.
« Kiii-Ruuun ! »
Mais la silhouette accroupie au milieu des pieds de klums ne semblait pas entendre les appels de l'enfant qui courait autour des bâtiments, là-bas. Penchée sur les feuilles charnues, l'ucikara fredonnait un air étrangement dissonant.
« Ki-i-run ! »
Ce n'était pas une incantation. Il n'y avait pas de magie dans l'étrange tissu de notes qu'elle chantonnait. Mais ses doigts trouvaient avec sûreté les plus beaux fruits cachés dans la verdure, ceux qui portaient encore en eux les rêves de la nuit, ceux dont la peau sucrée et la chair juteuse n'avaient pas été déflorées par la lumière crûe du jour.
« Kirun ! »
Le gamin déboucha, tout excité, dans le sillon et freina brusquement à côté de la cueilleuse. « Où tu étais ? Pourquoi tu as débranché ton kom ? »
La rate continua un instant sa mélodie, rata une note – nettement plus dissonante que les autres – et interrompit cueillette et musique en soupirant.
Elle se releva lentement et se retourna vers l'importun : « Si tu avais écouté hier soir, quand j'ai donné les consignes pour la journée, tu n'aurais pas besoin de poser la question, Hisnat. »
L'interpellé se tassa un peu, maussade, sous son regard froid : « Pourquoi tu t'embêtes, aussi ? Des klums, y'en a plein les silos. J'suis sûr que l'intendant te laisserait prendre ceux qu'tu veux. Même dans ceux pour la Ville. Même si c'était pas pour le concours. De toutes façons, tout le monde fait toujours tout c'que tu veux. »
Les derniers mots étaient accompagnés d'un petit sourire charmeur, et la rate conserva à grand-peine son air sévère. Le garnement était impudent et bien trop doué à ce petit jeu. Mais il y avait un peu de vrai dans ses paroles. Personne ne tenait à se faire mal voir de la cuisinière. L'intendant pas plus que les autres.
Bizarrement, ça n'avait pourtant jamais empêché Hisnat d'enchaîner les bêtises, jusques et y compris dans sa cuisine.
Kirun secoua la tête, et se pencha à nouveau vers les plantes, en lâchant, d'un ton docte qui n'admettait pas la contradiction : « Les meilleurs klums sont cueillis à l'aube, à la main, en écoutant la part de rêve qui s'accroche encore en eux. On ne fait pas une bonne tarte aux klums avec des klums de la veille, des klums que le jour a privés de mystères. C'est comme ça. Et » ajouta-t-elle avec un regard appuyé à Hisnat « on ne peut pas trouver de bons klums si on est tout le temps interrompu. »
Puis, doucement, elle reprit son fredonnement, tentant d'écarter le gamin de ses pensées. Elle n'avait plus beaucoup de temps si elle voulait remplir son panier. Elle se concentra sur son chant, et chercha les échos qui résonnaient en réponse dans les klums.
Mais Hisnat n'était pas parti. Pire, il trépignait toujours à côté d'elle.
Avant même qu'elle n'ait pu trouver un nouveau fruit, il craqua et se remit à parler à toute vitesse : « Y'a Cancan qui m'a appelé sur mon kom. La légion est déjà à Shelifet ! Ils ont commencé à tout vérifier ! Et ils ont l'emblème du kagnivo du kelafé ! C'est l'unité qui s'occupe de sa protection ! Ça veut dire qu'il va vraiment venir ! Il va venir à la fête du printemps ! Dans notre district ! Tu te rends compte ? T'as déjà vu le kelafé, toi ? J'vais lui montrer comme je sais bien m'battre ! Tu crois qu'il me prendra dans sa légion ? J'suis pas grand, mais je bats toujours Cancan ! »
Kirun se redressa une nouvelle fois et leva la tête vers le ciel de plus en plus lumineux. C'était trop tard. Il lui faudrait faire avec les klums qu'elle avait déjà ramassés.
Elle vérifia soigneusement que son panier était hermétiquement fermé, le ramassa et fit signe à Hisnat de reprendre la direction de l'exploitation. « Le kelafé a bien d'autres choses à faire que de s'intéresser à un gamin mal élevé. Il y a plusieurs districts qui se sont plaints de sa gestion, alors il vient nous dire à quel point nous avons de la chance que ce soit lui qui occupe ce poste et pas quelqu'un d'un autre kagnivo. C'est tout. Quant à la légion, crois-moi, moins tu t'en approches et mieux ça vaudra pour toi. »
Mais Hisnat ne l'écoutait pas. Armé d'une épée imaginaire, il faisait mine de terrasser d'invisibles ennemis en la précédant sur le chemin.
Kirun le suivit, perdue dans ses pensées.
Sa tarte serait certainement récompensée. Comme tous les ans. Tout le monde disait qu'elle faisait les meilleures tartes du district, peut-être même de tout l'ouest du khastron. Quelles étaient les chances que le Kelafé participe au jury du concours de la meilleure tarte aux klums d'un district provincial ? Ou à la remise des prix ? Comme elle l'avait dit à Hisnat, il avait bien d'autres choses à faire que s'intéresser à une simple cuisinière, quelle que soit la qualité de ses tartes... N'est ce pas ?
Les sons portaient loin dans l'aube naissante des plaines d'Astharie. Surtout en ce jour de fête où les ouvriers avaient congé et où l'exploitation tournait au ralenti.
« Kiii-Ruuun ! »
Mais la silhouette accroupie au milieu des pieds de klums ne semblait pas entendre les appels de l'enfant qui courait autour des bâtiments, là-bas. Penchée sur les feuilles charnues, l'ucikara fredonnait un air étrangement dissonant.
« Ki-i-run ! »
Ce n'était pas une incantation. Il n'y avait pas de magie dans l'étrange tissu de notes qu'elle chantonnait. Mais ses doigts trouvaient avec sûreté les plus beaux fruits cachés dans la verdure, ceux qui portaient encore en eux les rêves de la nuit, ceux dont la peau sucrée et la chair juteuse n'avaient pas été déflorées par la lumière crûe du jour.
« Kirun ! »
Le gamin déboucha, tout excité, dans le sillon et freina brusquement à côté de la cueilleuse. « Où tu étais ? Pourquoi tu as débranché ton kom ? »
La rate continua un instant sa mélodie, rata une note – nettement plus dissonante que les autres – et interrompit cueillette et musique en soupirant.
Elle se releva lentement et se retourna vers l'importun : « Si tu avais écouté hier soir, quand j'ai donné les consignes pour la journée, tu n'aurais pas besoin de poser la question, Hisnat. »
L'interpellé se tassa un peu, maussade, sous son regard froid : « Pourquoi tu t'embêtes, aussi ? Des klums, y'en a plein les silos. J'suis sûr que l'intendant te laisserait prendre ceux qu'tu veux. Même dans ceux pour la Ville. Même si c'était pas pour le concours. De toutes façons, tout le monde fait toujours tout c'que tu veux. »
Les derniers mots étaient accompagnés d'un petit sourire charmeur, et la rate conserva à grand-peine son air sévère. Le garnement était impudent et bien trop doué à ce petit jeu. Mais il y avait un peu de vrai dans ses paroles. Personne ne tenait à se faire mal voir de la cuisinière. L'intendant pas plus que les autres.
Bizarrement, ça n'avait pourtant jamais empêché Hisnat d'enchaîner les bêtises, jusques et y compris dans sa cuisine.
Kirun secoua la tête, et se pencha à nouveau vers les plantes, en lâchant, d'un ton docte qui n'admettait pas la contradiction : « Les meilleurs klums sont cueillis à l'aube, à la main, en écoutant la part de rêve qui s'accroche encore en eux. On ne fait pas une bonne tarte aux klums avec des klums de la veille, des klums que le jour a privés de mystères. C'est comme ça. Et » ajouta-t-elle avec un regard appuyé à Hisnat « on ne peut pas trouver de bons klums si on est tout le temps interrompu. »
Puis, doucement, elle reprit son fredonnement, tentant d'écarter le gamin de ses pensées. Elle n'avait plus beaucoup de temps si elle voulait remplir son panier. Elle se concentra sur son chant, et chercha les échos qui résonnaient en réponse dans les klums.
Mais Hisnat n'était pas parti. Pire, il trépignait toujours à côté d'elle.
Avant même qu'elle n'ait pu trouver un nouveau fruit, il craqua et se remit à parler à toute vitesse : « Y'a Cancan qui m'a appelé sur mon kom. La légion est déjà à Shelifet ! Ils ont commencé à tout vérifier ! Et ils ont l'emblème du kagnivo du kelafé ! C'est l'unité qui s'occupe de sa protection ! Ça veut dire qu'il va vraiment venir ! Il va venir à la fête du printemps ! Dans notre district ! Tu te rends compte ? T'as déjà vu le kelafé, toi ? J'vais lui montrer comme je sais bien m'battre ! Tu crois qu'il me prendra dans sa légion ? J'suis pas grand, mais je bats toujours Cancan ! »
Kirun se redressa une nouvelle fois et leva la tête vers le ciel de plus en plus lumineux. C'était trop tard. Il lui faudrait faire avec les klums qu'elle avait déjà ramassés.
Elle vérifia soigneusement que son panier était hermétiquement fermé, le ramassa et fit signe à Hisnat de reprendre la direction de l'exploitation. « Le kelafé a bien d'autres choses à faire que de s'intéresser à un gamin mal élevé. Il y a plusieurs districts qui se sont plaints de sa gestion, alors il vient nous dire à quel point nous avons de la chance que ce soit lui qui occupe ce poste et pas quelqu'un d'un autre kagnivo. C'est tout. Quant à la légion, crois-moi, moins tu t'en approches et mieux ça vaudra pour toi. »
Mais Hisnat ne l'écoutait pas. Armé d'une épée imaginaire, il faisait mine de terrasser d'invisibles ennemis en la précédant sur le chemin.
Kirun le suivit, perdue dans ses pensées.
Sa tarte serait certainement récompensée. Comme tous les ans. Tout le monde disait qu'elle faisait les meilleures tartes du district, peut-être même de tout l'ouest du khastron. Quelles étaient les chances que le Kelafé participe au jury du concours de la meilleure tarte aux klums d'un district provincial ? Ou à la remise des prix ? Comme elle l'avait dit à Hisnat, il avait bien d'autres choses à faire que s'intéresser à une simple cuisinière, quelle que soit la qualité de ses tartes... N'est ce pas ?
#46
Général / Re: Poussière de rêve
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#47
Général / Re: Poussière de rêve
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Parvenu au niveau infrA de la ville, il ne fut pas mécontent de goûter à un semblant de quiétude. Bien sûr chaque Runzatra se suffisait de peu en la matière, programmé pour s'adapter parfaitement au mode de vie urbain. Tout juste prêta t-il attention aux enfants qui le dépassèrent en chahutant pour rejoindre la station la plus proche. L'esprit distrait, il ralentit machinalement sa cadence et quitta l'avenue principale pour s'enfoncer dans une poche d'ombre. Seule une discrète interface, intégrée dans la paroi monochrome de la ruelle, pouvait laisser suspecter la présence d'une unité cryptique en ces lieux. Muni de son cristal magnétique, il s'identifia et franchit le sas de sécurité. Une voix atone annonça : « Bienvenue Dix de Der. »
Le Responsable du programme Veilleuse pénétra le flux d'informations du Bunker pour annoncer sa présence au Dormeur. Se faisant, il s'était approché d'une console de Rev.Inc., au centre de la pièce. Le technicien qui y pianotait lui fit un bref rapport. L'écoutant d'une oreille, le Dix de Der guettait l'arrivée du Dormeur. Plusieurs fauteuils métalliques, à l'indice de réverbération anormalement élevé, formaient un arc de cercle devant lui. Dix connaissait bien leur fonctionnement. Il avait longtemps travaillé pour Rev.Inc. avant d'intégrer la salle rouge. C'était un travail régulier requérant peu d'initiatives. De jeunes implantés étaient souvent désignés pour ce type de poste qui développait les facultés d'analyse computationnelle tout en prohibant l'innovation.
La luminosité de la pièce faiblit imperceptiblement lorsqu'une créature drappée d'une ample toge fit son entrée. Comme Dix s'inclinait, la créature eut un geste qui le fit se redresser aussitôt. Les salutations n'étaient visiblement pas de mise. La voix androgyne du Fondateur n'eut pas besoin de se départir de son élocution posée pour faire autorité : « Que signifie cette attente ? »
Durant toutes ces années à veiller sur le Dormeur, Dix n'aurait pas pensé se retrouver à rendre des comptes au coeur de son propre service.
« Nous avons rencontré un contretemps. La Cour du Khan s'est emparée de l'affaire et tient conseil. Je crains que le Bibliothécaire ne vous soit pas livré à temps.
- La Cour du Khan ? »
Sans hausser le ton, la voix de la créature s'était teintée d'ironie. Dix s'empressa d'ajouter : « Ils sont manipulés par la Police des Rêves bien entendu...
- Il semble que cette chère Bonpha ait vu clair dans mon jeu. »
Le Dix de Der sentait peser sur lui le regard de la créature. Il lui fallait maintenant démontrer qu'il n'avait pas perdu le contrôle de la situation.
« Nous avons un agent qui attend nos ordres. Le Bibliothécaire est maintenu isolé des autres détenus mais nous réussirons à l'extraire par Rev.Inc.
- Non, une agression est exclue. C'est justement ce qu'espère Bonpha pour déployer sa propagande et me ralentir. Nous allons donc devoir mener nos travaux depuis l'enceinte de la Prison.
Le ton était sans appel. Pourtant le responsable du programme Veilleuse risqua une objection : « Mais dans votre condition l'extraction Rev.Inc. pourrait provoquer d'importants dommages...
- Vous savez ce qu'il vous reste à faire Dix de Der. »
Dix tressaillit et osa croiser le regard de la créature. Exigeait-elle de lui qu'il enfreigne l'Ordre Moral ?
« J'imagine que je pourrais me procurer...
- Je ne vous demande pas d'imaginer quoique ce soit, Dix de Der. Votre rôle se borne à mettre vos ressources à mon service. Obtenez-moi un analgésique efficace et nous procéderons à mon extraction. »
Le Dix de Der entra dans le sas sans répliquer. Le Fondateur n'avait sans doute pas cherché à lui manquer de respect. Il le considérait simplement comme un rouage cryptique prévisible, ce qui n'était pas dénué de sens. Une fois à l'extérieur du bâtiment il se rendit directement à la station. Un vaisseau était justement à quai. Dix embarqua et choisit sa destination : la Porte de Sovrok. Une légère vibration accompagna le décollage. Dix ressentit un malaise familier en songeant que la traversée de l'infrA ne lui procurerait plus la même quiétude désormais. Il décida qu'il n'en serait pas affecté. Après tout, il n'avait besoin d'aucune autre source d'épanouissement que de réaliser la volonté de la Ville.
Le Responsable du programme Veilleuse pénétra le flux d'informations du Bunker pour annoncer sa présence au Dormeur. Se faisant, il s'était approché d'une console de Rev.Inc., au centre de la pièce. Le technicien qui y pianotait lui fit un bref rapport. L'écoutant d'une oreille, le Dix de Der guettait l'arrivée du Dormeur. Plusieurs fauteuils métalliques, à l'indice de réverbération anormalement élevé, formaient un arc de cercle devant lui. Dix connaissait bien leur fonctionnement. Il avait longtemps travaillé pour Rev.Inc. avant d'intégrer la salle rouge. C'était un travail régulier requérant peu d'initiatives. De jeunes implantés étaient souvent désignés pour ce type de poste qui développait les facultés d'analyse computationnelle tout en prohibant l'innovation.
La luminosité de la pièce faiblit imperceptiblement lorsqu'une créature drappée d'une ample toge fit son entrée. Comme Dix s'inclinait, la créature eut un geste qui le fit se redresser aussitôt. Les salutations n'étaient visiblement pas de mise. La voix androgyne du Fondateur n'eut pas besoin de se départir de son élocution posée pour faire autorité : « Que signifie cette attente ? »
Durant toutes ces années à veiller sur le Dormeur, Dix n'aurait pas pensé se retrouver à rendre des comptes au coeur de son propre service.
« Nous avons rencontré un contretemps. La Cour du Khan s'est emparée de l'affaire et tient conseil. Je crains que le Bibliothécaire ne vous soit pas livré à temps.
- La Cour du Khan ? »
Sans hausser le ton, la voix de la créature s'était teintée d'ironie. Dix s'empressa d'ajouter : « Ils sont manipulés par la Police des Rêves bien entendu...
- Il semble que cette chère Bonpha ait vu clair dans mon jeu. »
Le Dix de Der sentait peser sur lui le regard de la créature. Il lui fallait maintenant démontrer qu'il n'avait pas perdu le contrôle de la situation.
« Nous avons un agent qui attend nos ordres. Le Bibliothécaire est maintenu isolé des autres détenus mais nous réussirons à l'extraire par Rev.Inc.
- Non, une agression est exclue. C'est justement ce qu'espère Bonpha pour déployer sa propagande et me ralentir. Nous allons donc devoir mener nos travaux depuis l'enceinte de la Prison.
Le ton était sans appel. Pourtant le responsable du programme Veilleuse risqua une objection : « Mais dans votre condition l'extraction Rev.Inc. pourrait provoquer d'importants dommages...
- Vous savez ce qu'il vous reste à faire Dix de Der. »
Dix tressaillit et osa croiser le regard de la créature. Exigeait-elle de lui qu'il enfreigne l'Ordre Moral ?
« J'imagine que je pourrais me procurer...
- Je ne vous demande pas d'imaginer quoique ce soit, Dix de Der. Votre rôle se borne à mettre vos ressources à mon service. Obtenez-moi un analgésique efficace et nous procéderons à mon extraction. »
Le Dix de Der entra dans le sas sans répliquer. Le Fondateur n'avait sans doute pas cherché à lui manquer de respect. Il le considérait simplement comme un rouage cryptique prévisible, ce qui n'était pas dénué de sens. Une fois à l'extérieur du bâtiment il se rendit directement à la station. Un vaisseau était justement à quai. Dix embarqua et choisit sa destination : la Porte de Sovrok. Une légère vibration accompagna le décollage. Dix ressentit un malaise familier en songeant que la traversée de l'infrA ne lui procurerait plus la même quiétude désormais. Il décida qu'il n'en serait pas affecté. Après tout, il n'avait besoin d'aucune autre source d'épanouissement que de réaliser la volonté de la Ville.
#48
Général / Fragment de rêve
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Ce texte est disponible sur la mediateki, ici, oui, là.
Il est posté dans "anonyme" ce qui veut dire... que vous avez le droit d'en faire ce que vous voulez
Si vous avez envie de le réécrire, c'est possible !
Et si ça a un petit goût de log... ce n'est pas pour rien.
Je vous le met aussi dans sa version forum, pour ceux qui ont la flemme d'aller corriger les fautes :p
Pendos et échos
La runzatra s'inclina devant l'ushikara, la main sur le coeur. Ce dernier lui rendit son salut. La première s'était depuis quelques temps déjà Eveillée dans le Rêve ; le second commençait tout juste à ouvrir les yeux sur le monde. Elle le vit tenter de faire fonctionner un kom inexistant et en souriant lui expliqua :
-Nous sommes encore relié à un autre univers, des échos de fantômes. Mais le lirri'a va prendre fin.
L'ushikara hocha la tête :
-Un nouvel éon viendra.
Un nouveau Rêveur dans le Rêve... donc peut-être bientôt un Rêve plus concret. La runzatra grommela, tentant de retrouver ses formules pour modeler un peu le rêve alentours, mais l'Oubli des Brumes s'accrochait à ses circuits.
Enfin la mémoire lui revint. Elle mena l'ushikara vers un bout de plaine désert. On n'entendait que le vent dans les arbre et les cris d'oiseaux invisibles.
-Regarde bien aux alentours... Maintenant pense très fort à une petite bête à écaille qui est succulente en roti.
Il ferma les yeux et se concentra. Une nuée de pendo apparu soudain autour d'eux.
-Oh ! J'suis trop fort ! s'exclama l'ushikara.
-Ho, t'as rêvé trop fort ! On est envahi !
-Miam ! Ca va faire plein de roti !
Elle se mit à rire. Prenant un air penaud, il tenta de se justifier :
-C'est juste que j'avais très faim
-Un festin de roi ! Mais pour les attraper...
-Y'a des rois dans le khanat ?
-Des animaux légendaires. Des chimères. Des contes pour enfants... On raconte d'ailleurs... Qu'un roi pendo est caché sous une colline et il donne à qui aide ses sujets le pouvoir suprême... pouvoir voir le monde par les yeux d'un pendo !
L'artficiel se mit à rire en finissant son histoire :
-C'est bien une idée de pendo !
L'ushikara regardait les bestioles qui grouillaient autour :
-C'est une vision un peu terre à terre, non ?
-Au ras des paquerettes !
Il observa la pelouse, des fois que des pâquerettes apparaissent comme les pendos, puis prit un air déçu :
-Pas de pâquerettes, pour faire un peu de verdure avec les rôtis.
La runzatra déclara cependant :
-Tu as les pouvoirs du rêve en toi, je le sens ! Tente de dire "slacha tépéPosFlag Picdeux". Prononce bien les majuscules !
Ils se retrouvèrent soudain sur un piton rocheux surplombant un décor de bord de mer. Plus bas, une construction posée sur l'eau attirait le regard. Tout était calme, vide.
La runzatra s'assit, contemplant l'horizon, son compagnon la rejoignant. Elle soupira !
-C'est beau hein ?
-Très.
-Mais vide et voué à disparaitre. Encore les échos d'un rêve précédent.
-Disparaître ? Pourquoi ?
-Parce que c'est un autre rêve qui va débuter.
-On ne peut pas reconstruire un rêve en récupérant les échos d'un précédent ?
-Celui-çi n'est pas destiné aux ras
-Oh... fit l'ushikara en se demandant qui d'autre pouvait bien rêver que les ras.
-On pourrait, mais ce serait jouer avec les rêves... et la Police risquerait d'intervenir.
-La Police des Rêves ne veut pas ?
Elle frissonna en songeant à eux. Mais il fallait expliquer à ce Rêveur pour éviter de le perdre :
-La Police veille à ce que le Rêve respecte certaines règles.
Il eut un air surpris :
-Des règles dans un rêve ?
-Oui, elles sont toujours là. En général on n'en a pas conscience, car on laisse le rêve nous guider. C'est ce que font la plupart des ras en dehors des lirri'a, laisser le rêve les modeler, décider de leurs vies. Mais quand les ras décident de prendre leur vie en main et de rêver, alors, on découvre que tout pouvoir a ses règles. Peut-être pour nous éviter de nous détruire. Les règles ne sont pas dures à respecter en fait. Elles nous protègent. Mais quand la Police intervient...
Elle tremblait de peur en évoquant cela. L'Ushikara demanda :
-Elle ne nous protège pas, elle ?
-Si on la voit, c'est qu'il est trop tard. Cela veut dire que les règles ont été transgressées et ils rectifient sans se préoccuper de ce que nous sommes. Pour eux, nous ne sommes que des poussières... Des pixels dans la toile du Grand Ordinateur.
-Ça a comme un arrière-goût de ... définitif...
-Oui...
Un silence s'installa un moment, tandis que chacun méditait sur les sombres forces qui habitaient les rêves et le Khanat. Puis la runzatra s'exclama :
-C'est peut-être exagéré ! Mais peu de gens peuvent en parler, alors on a le droit d'imaginer le pire.
L'Ushikara décida qu'il aimait autant ne pas croiser la police s'il avait le choix.
Et les Brumes, ce soir là encore, recouvrirent le monde. Mais personne ne s'en souvint.
Il est posté dans "anonyme" ce qui veut dire... que vous avez le droit d'en faire ce que vous voulez
Si vous avez envie de le réécrire, c'est possible !
Et si ça a un petit goût de log... ce n'est pas pour rien.
Je vous le met aussi dans sa version forum, pour ceux qui ont la flemme d'aller corriger les fautes :p
Pendos et échos
CitationAttention aux Brumes, elles nous cernent de partout, elles n'attendent qu'un faux pas, qu'un rêve égoïste, qu'un songe déplacé pour nous...
La runzatra s'inclina devant l'ushikara, la main sur le coeur. Ce dernier lui rendit son salut. La première s'était depuis quelques temps déjà Eveillée dans le Rêve ; le second commençait tout juste à ouvrir les yeux sur le monde. Elle le vit tenter de faire fonctionner un kom inexistant et en souriant lui expliqua :
-Nous sommes encore relié à un autre univers, des échos de fantômes. Mais le lirri'a va prendre fin.
L'ushikara hocha la tête :
-Un nouvel éon viendra.
Un nouveau Rêveur dans le Rêve... donc peut-être bientôt un Rêve plus concret. La runzatra grommela, tentant de retrouver ses formules pour modeler un peu le rêve alentours, mais l'Oubli des Brumes s'accrochait à ses circuits.
Enfin la mémoire lui revint. Elle mena l'ushikara vers un bout de plaine désert. On n'entendait que le vent dans les arbre et les cris d'oiseaux invisibles.
-Regarde bien aux alentours... Maintenant pense très fort à une petite bête à écaille qui est succulente en roti.
Il ferma les yeux et se concentra. Une nuée de pendo apparu soudain autour d'eux.
-Oh ! J'suis trop fort ! s'exclama l'ushikara.
-Ho, t'as rêvé trop fort ! On est envahi !
-Miam ! Ca va faire plein de roti !
Elle se mit à rire. Prenant un air penaud, il tenta de se justifier :
-C'est juste que j'avais très faim
-Un festin de roi ! Mais pour les attraper...
-Y'a des rois dans le khanat ?
-Des animaux légendaires. Des chimères. Des contes pour enfants... On raconte d'ailleurs... Qu'un roi pendo est caché sous une colline et il donne à qui aide ses sujets le pouvoir suprême... pouvoir voir le monde par les yeux d'un pendo !
L'artficiel se mit à rire en finissant son histoire :
-C'est bien une idée de pendo !
L'ushikara regardait les bestioles qui grouillaient autour :
-C'est une vision un peu terre à terre, non ?
-Au ras des paquerettes !
Il observa la pelouse, des fois que des pâquerettes apparaissent comme les pendos, puis prit un air déçu :
-Pas de pâquerettes, pour faire un peu de verdure avec les rôtis.
La runzatra déclara cependant :
-Tu as les pouvoirs du rêve en toi, je le sens ! Tente de dire "slacha tépéPosFlag Picdeux". Prononce bien les majuscules !
Ils se retrouvèrent soudain sur un piton rocheux surplombant un décor de bord de mer. Plus bas, une construction posée sur l'eau attirait le regard. Tout était calme, vide.
La runzatra s'assit, contemplant l'horizon, son compagnon la rejoignant. Elle soupira !
-C'est beau hein ?
-Très.
-Mais vide et voué à disparaitre. Encore les échos d'un rêve précédent.
-Disparaître ? Pourquoi ?
-Parce que c'est un autre rêve qui va débuter.
-On ne peut pas reconstruire un rêve en récupérant les échos d'un précédent ?
-Celui-çi n'est pas destiné aux ras
-Oh... fit l'ushikara en se demandant qui d'autre pouvait bien rêver que les ras.
-On pourrait, mais ce serait jouer avec les rêves... et la Police risquerait d'intervenir.
-La Police des Rêves ne veut pas ?
Elle frissonna en songeant à eux. Mais il fallait expliquer à ce Rêveur pour éviter de le perdre :
-La Police veille à ce que le Rêve respecte certaines règles.
Il eut un air surpris :
-Des règles dans un rêve ?
-Oui, elles sont toujours là. En général on n'en a pas conscience, car on laisse le rêve nous guider. C'est ce que font la plupart des ras en dehors des lirri'a, laisser le rêve les modeler, décider de leurs vies. Mais quand les ras décident de prendre leur vie en main et de rêver, alors, on découvre que tout pouvoir a ses règles. Peut-être pour nous éviter de nous détruire. Les règles ne sont pas dures à respecter en fait. Elles nous protègent. Mais quand la Police intervient...
Elle tremblait de peur en évoquant cela. L'Ushikara demanda :
-Elle ne nous protège pas, elle ?
-Si on la voit, c'est qu'il est trop tard. Cela veut dire que les règles ont été transgressées et ils rectifient sans se préoccuper de ce que nous sommes. Pour eux, nous ne sommes que des poussières... Des pixels dans la toile du Grand Ordinateur.
-Ça a comme un arrière-goût de ... définitif...
-Oui...
Un silence s'installa un moment, tandis que chacun méditait sur les sombres forces qui habitaient les rêves et le Khanat. Puis la runzatra s'exclama :
-C'est peut-être exagéré ! Mais peu de gens peuvent en parler, alors on a le droit d'imaginer le pire.
L'Ushikara décida qu'il aimait autant ne pas croiser la police s'il avait le choix.
Et les Brumes, ce soir là encore, recouvrirent le monde. Mais personne ne s'en souvint.
Dernier message par Zatalyz - 28 Mars 2013 à 19:34:30
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Je marche d'un bon pas dans la journée finissante, admirant les mésas se parer peu à peu des couleurs du couchant. Les indications sont précises, j'ai espoir d'arriver à destination avant la nuit. L'orage n'a pas fini de gronder mais semble à présent s'éloigner : j'ai encore évité la pluie.
Je m'arrête lorsque mon œil est attiré par une étrange formation dans le ciel. Les nuages semblent être aspirés par le sol. Fasciné, je vois une tornade se créer, soulevant la poussière de la steppe.
Je ne peux détacher mon regard de cette apparition. Je finit par songer que je ne suis peut-être pas en sécurité, si le temps et la zone se prêtent à ce genre de phénomène. Je reprend ma route plus hâtivement, gardant un œil sur le vortex, tout autant par prudence que par fascination. Dans ce paysage aride, tons ocre et sables égayés d'un vert brunâtre, les couleurs des nuages presque violets et parfois traversés d'éclairs et les rayons du soleil rasants par en dessous, la tornade se détache dans un gris livide tout à la fois sublime et terrifiant.
L'orage n'en finit pas de rouler, sans que la pluie ne vienne jamais rafraichir l'atmosphère et faire tomber la menace. Je continue ma marche, cherchant un abri, quelque chose. Là, cette formation rocheuse...
Je me rapproche, contournant le relief du terrain, la trombe derrière moi ne semblant pas se rapprocher, mais pas s'éloigner non plus.
Et je découvre alors le lac. Ses eaux d'un turquoise extraordinaire marquent ma rétine, achevant la symphonie de couleur dont je m'abreuve depuis quelques heures. Je reste clouée sur place, enregistrant ces nuances fantastiques, les rochers, le ciel, l'eau... et les habitants des lieux, qui se prélassent sur ses abords.
Aux antiques descriptions qui en ont été faites, j'en déduit que j'admire les mythiques salamandres, certaines d'un écarlate flamboyant, d'autres tirant sur un or ardent. Parfois en contrepoint, un de leur congénère est d'un noir de charbon. Dans ce paysage fantastique, elles se détachent comme des reines, ce qu'elles sont en ce pays.
J'ai trouvé le lac d'Istmir.
Alors les nuages se crèvent enfin, et des trombes d'eau s'abattent sur le paysage, manquant presque me faire perdre l'équilibre. Je perd de vue le lac, la tornade, tout ; j'en perd aussi l'ouïe tant la pluie s'abat avec violence. Douchée dans mon émerveillement, je reste pourtant immobile encore quelques minutes, un sourire béat sur les lèvres. Avant de me remettre en marche, espérant trouver mon chemin et surtout un endroit où me sécher pour dormir...
Je m'arrête lorsque mon œil est attiré par une étrange formation dans le ciel. Les nuages semblent être aspirés par le sol. Fasciné, je vois une tornade se créer, soulevant la poussière de la steppe.
Je ne peux détacher mon regard de cette apparition. Je finit par songer que je ne suis peut-être pas en sécurité, si le temps et la zone se prêtent à ce genre de phénomène. Je reprend ma route plus hâtivement, gardant un œil sur le vortex, tout autant par prudence que par fascination. Dans ce paysage aride, tons ocre et sables égayés d'un vert brunâtre, les couleurs des nuages presque violets et parfois traversés d'éclairs et les rayons du soleil rasants par en dessous, la tornade se détache dans un gris livide tout à la fois sublime et terrifiant.
L'orage n'en finit pas de rouler, sans que la pluie ne vienne jamais rafraichir l'atmosphère et faire tomber la menace. Je continue ma marche, cherchant un abri, quelque chose. Là, cette formation rocheuse...
Je me rapproche, contournant le relief du terrain, la trombe derrière moi ne semblant pas se rapprocher, mais pas s'éloigner non plus.
Et je découvre alors le lac. Ses eaux d'un turquoise extraordinaire marquent ma rétine, achevant la symphonie de couleur dont je m'abreuve depuis quelques heures. Je reste clouée sur place, enregistrant ces nuances fantastiques, les rochers, le ciel, l'eau... et les habitants des lieux, qui se prélassent sur ses abords.
Aux antiques descriptions qui en ont été faites, j'en déduit que j'admire les mythiques salamandres, certaines d'un écarlate flamboyant, d'autres tirant sur un or ardent. Parfois en contrepoint, un de leur congénère est d'un noir de charbon. Dans ce paysage fantastique, elles se détachent comme des reines, ce qu'elles sont en ce pays.
J'ai trouvé le lac d'Istmir.
Alors les nuages se crèvent enfin, et des trombes d'eau s'abattent sur le paysage, manquant presque me faire perdre l'équilibre. Je perd de vue le lac, la tornade, tout ; j'en perd aussi l'ouïe tant la pluie s'abat avec violence. Douchée dans mon émerveillement, je reste pourtant immobile encore quelques minutes, un sourire béat sur les lèvres. Avant de me remettre en marche, espérant trouver mon chemin et surtout un endroit où me sécher pour dormir...
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Dernier message par Zatalyz - 28 Mars 2013 à 18:57:59
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Dure journée, semblable à des centaines d'autres, à suer dans la chaleur et la poussière. Les exercices, si répétitifs qu'ils en deviennent aliénants, le corps entier n'étant plus que douleur, l'esprit vidé, concentré sur sa seule tâche...
Posé contre les sacs de sable, savourant le peu d'ombre dispensé par une toile, je me suis endormie soudainement. J'entends encore mes compagnons qui s'entrainent et le cri des officiers. Tout ça, au moment présent, ne me touche plus. C'est un brouhaha lointain, qui s'éloigne de plus en plus tandis que le sommeil me prend.
Je rêve que je suis la course du soleil qui descend, allant vers l'ouest. Sous mes pieds le paysage défile, je vois les mirages scintillants se muer en massifs montagneux. Mon esprit file là où ma volonté m'entraine, à toute allure. Un instant, d'étranges bâtiments s'élevant hors du sol attirent mon attention, puis tandis que je m'approche, c'est la vue d'un amas de rochers déchiquetés qui m'arrête, qui m'entraine... J'admire les détails étonnamment précis qui se présentent à ma vue tandis que ce que je prenais pour un rocher se révèle une montagne. Que le monde est beau, dans cette fin d'après-midi. Sous moi, le sable continue d'exhaler sa chaleur, mais déjà on sent les odeurs d'une végétation inconnue d'où je vient : plus d'eau, plus de vie, plus de vert. Les plantes s'accrochent, encore sèches mais portant déjà en gestation la promesse d'une exubérance bien différente du désert.
Une ombre me survole et je contemple un étrange véhicule. Silencieux, ses deux ailes fixes glissant dans les thermiques de fin de journée, il doit voir le monde comme moi dans mon rêve, à la fois lointain et accessible.
J'ai envie de le suivre, de voir s'il me mènera à la mer, que je n'ai jamais vu. J'ai envie de voir les paysages que me réserve le reste du voyage...
Une voix me tire brutalement du sommeil, je me sens tirée en arrière avec violence, et je réintègre mon corps avec l'impression qu'on m'a brisé les ailes. Mon sergent-chef me hurle dessus. Quel idée de s'endormir alors que la journée n'est pas terminé !
"Tire-au-flanc, feignasse !"
Les insultes pleuvent tandis que je tente de faire l'appoint. Avant d'avoir vraiment réussi à revenir au moment présent, je me retrouve au mitard. Pas d'indiscipline ici.
Ce n'est qu'un trou creusé à même le sol, nauséabond et trop petit. J'ai du prendre un coup de chaud à dormir à même le sable dans la chaleur de l'après-midi. Je me sens mal, fiévreuse et bien vite complètement malade. Les deux jours dans ce trou minable passent sans que je les voient, pourtant chaque minute semble s'étirer interminablement.
On finit par me tirer de là. Vacillante, je cligne des yeux dans la lumière du matin. Les dalles de l'acropole sont déjà brulantes. Il n'y a que mon sergent-chef ; je suis bien trop groggy pour bien comprendre ce qui se passe. Mais on m'a formé à obéir, obéir sans rien dire, sans chercher à se dérober, et j'obéis.
Au pas sur les dalles brûlantes, pieds nus. J'ai envie de sautiller jusqu'à l'ombre pour me soustraire à la chaleur. Je sais pourtant qu'il faut subir la brimade jusqu'au bout, sous peine de retourner dans le trou. Un pas, deux pas. Jamais ce chemin ne m'a paru plus long. Et ce n'est que le matin, les dalles ont tout juste commencé à chauffer. Enfin la Domus, la fraîcheur bientôt, enfin du moins un peu moins de chaleur...
Je vois alors ce que me tend mon sergent-chef. La cape du Rite. Ce n'est pas le jour ? Je ne suis pas prête. Trop malade et puis j'ai peur. Même si je ne sais pas exactement en quoi ce rite consiste en dehors du fait qu'il me consacrera comme adulte, citoyenne et guerrière, je sais qu'il sera dur, car tous ces mois d'entrainements n'ont été là que pour nous préparer à y faire face.
Je regarde mon sergent-chef, me demandant comme souvent quelles sont ses intentions à mon égard. Me faire marcher sur les dalles brulantes après le mitard était cruel, mais pas autant que s'il avait attendu la fin de la journée ; a-t-il voulu m'épargner ou m'humilier ? Me faire passer le rite maintenant est tout aussi ambigu. C'est autant un honneur qu'une farce cruelle. Je pense aux saveurs iodés de la mer que j'ai senti dans mon rêve. Soudain cela m'apparait comme une évidence. Je ne veux plus être ici.
-Je veux partir, je murmure.
-Comment ? gueule le sergent.
Impossible encore une fois de savoir s'il pose la question parce qu'il ne m'a réellement pas entendu, ou parce que ma déclaration n'est pas acceptable.
Je pense à ceux qui sont liés à une croix sous le soleil du désert, ceux qui ont échoué. Je ne suis pas sûre que je puisse renoncer, du moins pas sans en payer un prix terrible. Je tend la main et prend la cape, puis le suit à l'intérieur de la Domus. Je partirai, je le sais à présent... mais avant ça, je dois survivre au Rite.
Posé contre les sacs de sable, savourant le peu d'ombre dispensé par une toile, je me suis endormie soudainement. J'entends encore mes compagnons qui s'entrainent et le cri des officiers. Tout ça, au moment présent, ne me touche plus. C'est un brouhaha lointain, qui s'éloigne de plus en plus tandis que le sommeil me prend.
Je rêve que je suis la course du soleil qui descend, allant vers l'ouest. Sous mes pieds le paysage défile, je vois les mirages scintillants se muer en massifs montagneux. Mon esprit file là où ma volonté m'entraine, à toute allure. Un instant, d'étranges bâtiments s'élevant hors du sol attirent mon attention, puis tandis que je m'approche, c'est la vue d'un amas de rochers déchiquetés qui m'arrête, qui m'entraine... J'admire les détails étonnamment précis qui se présentent à ma vue tandis que ce que je prenais pour un rocher se révèle une montagne. Que le monde est beau, dans cette fin d'après-midi. Sous moi, le sable continue d'exhaler sa chaleur, mais déjà on sent les odeurs d'une végétation inconnue d'où je vient : plus d'eau, plus de vie, plus de vert. Les plantes s'accrochent, encore sèches mais portant déjà en gestation la promesse d'une exubérance bien différente du désert.
Une ombre me survole et je contemple un étrange véhicule. Silencieux, ses deux ailes fixes glissant dans les thermiques de fin de journée, il doit voir le monde comme moi dans mon rêve, à la fois lointain et accessible.
J'ai envie de le suivre, de voir s'il me mènera à la mer, que je n'ai jamais vu. J'ai envie de voir les paysages que me réserve le reste du voyage...
Une voix me tire brutalement du sommeil, je me sens tirée en arrière avec violence, et je réintègre mon corps avec l'impression qu'on m'a brisé les ailes. Mon sergent-chef me hurle dessus. Quel idée de s'endormir alors que la journée n'est pas terminé !
"Tire-au-flanc, feignasse !"
Les insultes pleuvent tandis que je tente de faire l'appoint. Avant d'avoir vraiment réussi à revenir au moment présent, je me retrouve au mitard. Pas d'indiscipline ici.
Ce n'est qu'un trou creusé à même le sol, nauséabond et trop petit. J'ai du prendre un coup de chaud à dormir à même le sable dans la chaleur de l'après-midi. Je me sens mal, fiévreuse et bien vite complètement malade. Les deux jours dans ce trou minable passent sans que je les voient, pourtant chaque minute semble s'étirer interminablement.
On finit par me tirer de là. Vacillante, je cligne des yeux dans la lumière du matin. Les dalles de l'acropole sont déjà brulantes. Il n'y a que mon sergent-chef ; je suis bien trop groggy pour bien comprendre ce qui se passe. Mais on m'a formé à obéir, obéir sans rien dire, sans chercher à se dérober, et j'obéis.
Au pas sur les dalles brûlantes, pieds nus. J'ai envie de sautiller jusqu'à l'ombre pour me soustraire à la chaleur. Je sais pourtant qu'il faut subir la brimade jusqu'au bout, sous peine de retourner dans le trou. Un pas, deux pas. Jamais ce chemin ne m'a paru plus long. Et ce n'est que le matin, les dalles ont tout juste commencé à chauffer. Enfin la Domus, la fraîcheur bientôt, enfin du moins un peu moins de chaleur...
Je vois alors ce que me tend mon sergent-chef. La cape du Rite. Ce n'est pas le jour ? Je ne suis pas prête. Trop malade et puis j'ai peur. Même si je ne sais pas exactement en quoi ce rite consiste en dehors du fait qu'il me consacrera comme adulte, citoyenne et guerrière, je sais qu'il sera dur, car tous ces mois d'entrainements n'ont été là que pour nous préparer à y faire face.
Je regarde mon sergent-chef, me demandant comme souvent quelles sont ses intentions à mon égard. Me faire marcher sur les dalles brulantes après le mitard était cruel, mais pas autant que s'il avait attendu la fin de la journée ; a-t-il voulu m'épargner ou m'humilier ? Me faire passer le rite maintenant est tout aussi ambigu. C'est autant un honneur qu'une farce cruelle. Je pense aux saveurs iodés de la mer que j'ai senti dans mon rêve. Soudain cela m'apparait comme une évidence. Je ne veux plus être ici.
-Je veux partir, je murmure.
-Comment ? gueule le sergent.
Impossible encore une fois de savoir s'il pose la question parce qu'il ne m'a réellement pas entendu, ou parce que ma déclaration n'est pas acceptable.
Je pense à ceux qui sont liés à une croix sous le soleil du désert, ceux qui ont échoué. Je ne suis pas sûre que je puisse renoncer, du moins pas sans en payer un prix terrible. Je tend la main et prend la cape, puis le suit à l'intérieur de la Domus. Je partirai, je le sais à présent... mais avant ça, je dois survivre au Rite.
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