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Un masque

Zatalyz

De nombreuses années avant les événements actuels.

Je m'approchais de la grande prêtresse allongée sur son sofa. Les Automates de la Police des Rêves se tenaient là, hiératiques et inquiétants dans leur immobilité, lui faisant une garde rapprochée, aujourd'hui bien visible alors qu'ils restaient d'habitude dans les ombres. Je sentais l'inquiétude de ceux qui m'avaient introduit. C'était d'ailleurs à ça qu'on différenciait les Automates des Rats dans la Police : les premiers n'exprimaient jamais aucun sentiment quand les seconds, parfois, se rappellaient qu'ils avaient une conscience, des peurs et des doutes.

Bonpha fit un signe de la main et tout le monde sortit. Seuls restèrent quatre automates à ses côtés. Je commençais vraiment à me demander ce qu'elle pouvait me vouloir. Mais je ne voyais aucune faute que j'aurais pu commettre, ni aucune action extraordinaire qui aurait pu me valoir un éloge. J'étais rentrée dans la Police des Rêves depuis quelques années maintenant, et j'avais accompli mon devoir avec sérieux mais sans chercher à attirer l'attention pour autant. Depuis quelques temps, j'avais été affecté au service de Bonpha, ce qui était un honneur, mais l'essentiel de mon travail était purement administratif. Ce n'était pas la première fois que je me retrouvait seule avec la prêtresse de la Propagande, bien sûr, mais il y avait aujourd'hui une tension oppressante dans l'air.

Elle m'invita à m'approcher d'un autre signe. Je vins m'asseoir à ses côtés.
-Illion, me demanda-t-elle, est-ce vrai que tu as des amis qui travaillent à la Crypte ?

Je poussais un soupir de soulagement. C'était donc ça, qui finissait enfin par arriver sur le tapis. Ces ridicules luttes de services. Nous étions tous au service des Rats et de la Ville, mais la Police et la Crypte passaient une bonne partie de leur temps en chicanerie administratives sur les attributions et domaines d'interventions de chacun.
-Oui, en effet. J'ai une amie d'enfance qui est entrée chez eux à peu prêt au moment où je commençais à travailler ici. On ne parle pas vraiment boulot quand on se voit. Quelques blagues de service de temps en temps, vu qu'on est dans des boulots un peu similaire, mais rien de vital. Et lors des missions de surveillance, que je connaisse ou non les gens que je surveille ne change rien à mes rapports. Mais pourquoi ne vous intéresser à ça que maintenant ? Ça n'a rien de neuf et je n'en ai jamais fait de mystère.

Bonpha eu un sourire amusé :
-Tu ne t'en vante pas non plus. En fait, si nous n'avions pas le meilleur service de renseignement du monde, nous aurions pu ne jamais l'apprendre.

Je haussais les épaules :
-Il y a pleins de choses dont je ne me vante pas. Je suis ici pour travailler, pas pour raconter ma vie et mes sorties.
J'ajoutais pour moi-même : pas comme certains de mes collègues. Il y avait un côté délicatement absurde à voir des Policiers dans leur uniforme de travail, la cape les enveloppant d'ombre et le masque rendant leurs expressions plus ténébreuses, en train de discuter des progrès de leurs enfants, de leurs histoires d'amour et des derniers combats de l'Arène. Absurde, et dangereux : notre travail reposait sur les apparences, nous ne devions pas paraître Rat. Tous les Policiers ressemblaient aux Automates avec leur uniforme ; ce genre de comportement cassait l'illusion et risquait d'amener les gens à rêver des choses étranges, qu'il nous faudrait corriger par la suite.

Je voyais que ma remarque amusait Bonpha ; sans doute avait-elle suivi le même cheminement de pensée. Je me rendais compte aussi qu'elle avait l'air plus fatiguée que d'habitude. Pourtant la période m'avait paru plutôt calme.

-Est-ce que ce que je fais en dehors du travail pose un souci, Grande Prêtresse ?
-Si je te disais oui, que ferait-tu ? Arrêterais-tu de travailler ou bien changerais-tu de vie ?

Je cogitais furieusement à la question. Je me doutais qu'elle n'était pas que rhétorique. Arrêter de travailler ne signifiait qu'une chose : on m'extirperait tout souvenir de la Police, et on m'enverrait au Dispensaire le temps que l'Oubli me laisse en paix. Je reprendrais une vie "normale" mais je ne pourrais plus accéder aux secrets du Khanat comme je le faisais ici. Il fallait bien l'avouer, ce boulot était génial.

Quand à changer de vie... Renoncer à voir Xuno'i, surtout, puisqu'il semblait que ce soit sa fréquentation le problème ? Ce serait un déchirement. Notre relation était particulière et c'était le grain de folie parfait pour égayer des journées sinon un peu monotones. Et si je ne devais plus la voir, alors il faudrait aussi que je change le reste de ma vie, car elle était à mes côtés dans tant de choses ! Trouver un nouvel appartement ne serais pas trop difficile, mais ne plus voir nos amis, et entre autre certains rats charmeurs...

Je regardais Bonpha avec inquiétude. Elle attendait ma réponse, immobile, attentive. J'aurais aimé avoir plus de détail, mais je la connaissais depuis assez longtemps maintenant pour savoir qu'il s'agissait là d'un jeu pour tester... je ne sais quoi, mais il fallait que je me débrouille de ça sans chercher d'aide ou je retournerais à trier des papiers dans les bas-fond de la Ville.

Je pesais le pour et le contre. J'espérais que la réponse n'aurait pas de conséquence, mais j'en doutais. Enfin je pris une grande inspiration :
-J'imagine que je pourrais changer de vie. Tout dépend ce que ça implique exactement.
-Et si je te proposais une vie au service de la Cité et du Khanat ? À chaque heure du jour et de la nuit, entendre les Rêves et les influencer ? Mais pour ça, renoncer aux sorties de fin de semaine... Tes amis ne devant jamais apprendre ce que tu fais, et tu ne pourrais confier à personne ce que tu vois, en dehors des Automates chargées de la gestion des informations ?
-C'est pour ça que j'ai signé, répondis-je en faisant la moue. C'est le boulot qui veut ça. Je pensais ne pas trop mal m'en sortir.
-Tu ne t'en sort pas mal du tout, dit Bonpha avec un petit sourire las. En fait, cela fait un certain temps que nous analysons ton profil.

La révélation ne me bouleversa pas outre mesure. La Police surveillait, épiait et intervenait sur les déviances ; des services entiers étaient consacrés à la surveillance des Policiers, et d'autres services surveillaient les surveillants. Un cercle sans fin, incroyablement redondant et franchement paranoïaque. La confiance était un mot sans valeur, seule les preuves comptaient. C'était le seul moyen de garantir l'intégrité du système. Nous avions tellement de pouvoir entre nos mains !

Bonpha continuait :
-Les tests ont montrés que tu étais loyale et dévolue à ta tâche, et que tu la prenais au sérieux. Plus quelques autres qualités utiles pour le poste que tu vas occuper. L'avenir montrera si mon analyse s'est révélée bonne ou non... Mais je suis si fatiguée... Il est temps de faire avancer les choses.

Mes oreilles bourdonnèrent :
-Un nouveau poste ?

Je ne m'attendais pas à avoir de l'avancement en arrivant ici. Et puis quel avancement ? J'étais déjà dans un des services les plus prestigieux et je ne voyais aucun de mes supérieurs laisser sa place.
Bonpha eu un sourire mystérieux et me prit la main. Cela me fit un drôle d'effet. Il n'y avait aucun contact physique parmi les Policiers, d'habitude.
-Peut-tu me redonner ton nom complet ? J'aime sa poésie.
Un peu perturbée, je déclamais mon patronyme. Je venais d'une région où on baptisait les nouveaux-nés d'une description sensée donner du sens à leur vie. J'avais été nommée "Papillon virevoltant dans la rosée d'un matin de printemps". Illion, pour tout le monde. Elle répéta mon nom, un air étrangement rêveur sur le masque, tenant toujours ma main. Il se passait quelque chose d'étrange que je n'arrivais pas à interpréter.

-Ton amie de la Crypte progresse vite, déclara Bonpha comme si de rien n'était. Elle ne va pas tarder à devenir la Reine Rouge, à mon avis.

Je la regardais, sonnée. Xunno'i, la Reine ? Cela me paraissait dément. Ainsi c'était ça ces histoires de "changer de vie", non pas moi, mais elle ? Si mon amie arrivait en haut de l'échelle, elle n'aurait sans doute plus l'occasion de me parler. Traîner avec une gratte-papier du service d'en face, c'était déjà mal vu à notre niveau, mais si elle avait encore plus de responsabilité... Mais un truc me turlupinais :
-Comment ça, devenir la Reine Rouge ? Il y a un coup d'état en préparation ? La Reine est la même depuis... en fait je n'ai jamais entendu dire que la Reine ait été autre. Ce serait aussi absurde que si vous me disiez que vous partez en retraite.

Elle éclata d'un petit rire toussif.
-La retraite... c'est une façon de voir les choses ! Les magiciens de la Crypte peuvent prendre l'apparence qu'ils veulent, tu le sais. La Reine Rouge va bientôt évoluer, pour le bien du Khanat, et nous allons les aider un peu. Papillon-virevoltant-dans-la-rosée-d'un-matin-de-printemps, il est temps que tu apprenne les secrets les mieux gardés de l'Empire... Approche-toi...

Je me penchais vers elle, le cœur battant la chamade. Sa main m'enserrait avec force. De l'autre, elle attira ma tête contre la sienne et nos masques entrèrent en contact. Un instant, je cru qu'elle allait m'embrasser. C'est alors que le transfert commença. Des flots d'informations se déversaient de son masque au mien, trop vite pour que je puisse saisir plus que quelques flux de donnée ; j'étais submergée par la masse de connaissance qu'elle me transmettait, j'en oubliais où nous étions, notre étrange accolade, tandis que peu à peu le sens du rendez-vous m'était révélé. Je tentais de crier, mais l'expérience me figeait et me rendait incapable de rien faire.

Enfin la pression se relâcha tandis que les derniers parsecs d'informations m'étaient donnés. Je tombais à la renverse, le regard hébété. Cela n'avait dû prendre que quelques minutes mais j'avais l'impression d'avoir vécu...

Des vies. Des vies entières dans mon esprit. La symbiose était un pâle reflet de ce dont je faisais l'expérience à présent. J'avais le souvenirs d'éons entiers juste à portée de pensée. Je portais la main à mon masque, sentant que ses sculptures avaient changées. Je savais déjà ce que je verrais en me regardant dans un miroir, j'avais le souvenir... Non, ce n'était pas mes souvenirs, mais ceux que Bonpha m'avait donné en héritage. Je hoquetais, n'osant croire ce que ma "mémoire" me disait pourtant être vrai. Je me rapprochais à nouveau de Bonpha. Elle gisait, inerte, sur le sofa. Son masque avait perdu toute couleur et toute fioriture, il ressemblait... à celui que je portais d'habitude. Je cherchais son pouls et ne le trouvais pas. Je barricadais la porte aux souvenirs qui affluaient de milles situations semblables dans le passée. J'avais l'impression de perdre mon identité.

Celle qui avait été Bonpha gisait sur le sofa de la petite pièce, avec toutes les apparences de la mort. Mais les automates ne bougeaient pas, comme si rien ne clochait. Je défis son masque, révélant le visage d'une vieille Créatrice à la peau blanche. Aucun souffle ne passait ses lèvres. Elle était morte, me transmettant les charges de sa fonction, pour se réfugier dans l'Oubli et la Renaissance, réintégrant le Cycle qu'elle avait quitté des années auparavant. Un sourire paisible éclairait ses traits. Je savais, sans même faire appel aux souvenirs, qu'elle était partie sereine, certaine d'avoir accompli son devoir jusqu'au bout.

J'explorais doucement l'Unité Mémorielle qui était dans mon âme à présent. Une heure plus tôt, je n'aurais pas cru la manipulation possible, mais à présent c'était comme si j'avais toujours su, la technique de transfert m'apparaissait clairement, ainsi que ses implications. Je gémissait d'effroi devant certaines conséquences et décidait de garder ça pour plus tard.

Je voyais, je me «souvenais» des raisons qui l'avait poussé à me choisir, et ce que ce choix impliquait. Je me sentais triste et euphorique en même temps. Elle me manquerait, par certains côtés ; et en même temps elle était toujours là... Ou plutôt, à présent, j'étais elle. Pas seulement son masque, mais aussi sa mémoire, sa personnalité, et celle de toutes les autres Bonpha auparavant. Et pourtant je restais moi-même aussi, je ferais des choix que mes prédécesseuses avaient résolus autrement, je servirais la Police et le Khanat à ma façon.

Je tentais de remettre le masque sur son visage, mais maintenant que la vie s'en était allée, il ne fusionnait plus. Je fis un signe aux Automates. Ils savaient ce qu'il y avait à faire. Il y avait eu dans cette pièce Bonpha et une policière ; une policière en sortirait, visiblement foudroyée, tandis que Bonpha était toujours là, égale à elle-même. Les apparences... La plus grosse part du pouvoir de la Police des Rêves reposait sur les apparences, et ce n'était pas pour rien que le titre de Bonpha (mon titre, en fait, à présent) était Prêtresse de la Propagande. Il suffisait de donner aux gens ce qu'ils voulaient voir pour qu'ils le fassent devenir réel. Ce soir, on ferait une Cérémonie de la Fin en l'honneur d'Illion, née Papillon virevoltant dans la rosée d'un matin de printemps, et avec un sourire on évoquerait le moment où les Brumes la rendraient à la vie... qui sait, dans une semaine ou un éon ! Et on frissonnerait en racontant comment la terrible Bonpha l'avait exécuté, pour une raison inconnue.

Xunno'i saurait la vérité, je le savais. La crypte découvrirait bien vite que Bonpha avait changé d'incarnation et pour contrer les plans qu'ils nous prêtaient, ils choisiraient une Rate de la nouvelle génération pour les représenter, maîtrisant mieux les dernières nouveautés en matière d'évocation mais surtout capable d'exploiter les points faibles de notre "nouvelle" administration. Et ceux qui sauraient la vérité, sur le choix des deux nouvelles cheffes de chaque service, étaient ceux qui allaient enfin accéder au repos de l'Oubli et recommencer une nouvelle vie... rassuré sur le nouvel élan qu'ils allaient donner à l'Empire.
Dernière édition: 01 Janvier 1970 à 01:00:00 par Guest

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