Rêve d'ordinaire

La journée avait été longue et éprouvante. Certes, la découverte de la fenra avait mis fin à une difficile attente de plusieurs jeftu, mais elle avait aussi marqué le début d’une activité frénétique pour tous ceux qui voulaient aller la combattre… et pour tous ceux qui les avaient aidés à préparer leurs sacs. La cuisine avait bien sûr apporté sa contribution, fournissant en flot ininterrompu des rations de voyage. Et Kirun savait que les tramways avaient tourné en continu sur la ligne de Natca, convoyant bien plus de ra que de denrées en cette journée si particulière.

Heureusement, pour aujourd’hui, c’en était fini. Même s’il faudrait encore sûrement plusieurs jours pour que tous les combattants soient à pied d’œuvre, tous les habitants de l’exploitation qui voulaient partir l’avaient fait. Il ne restait donc plus qu’à réorganiser les équipes pour combler les trous, et à espérer que la fenra soit résorbée sans trop de pertes définitives parmi les ra. En longeant le couloir qui la ramènerait chez elle, Kirun murmura une fervente prière à Mam’Ucika pour la protection de ceux qui allaient se battre.

Elle eut pourtant la surprise, en arrivant à sa porte, de trouver Dani adossé contre le mur d’en face, son sac posé à ses pieds. Elle le croyait parti avec tous les autres et se sentit vaguement réconfortée à l’idée qu’il ait voulu lui dire co’o avant son départ. Comme il l’avait dit un jour, alors que l’existence de la fenra n’était pas encore officiellement annoncée mais déjà connue de la Cour, un ra seul ne changerait sans doute pas grand-chose, et ce détour ne le mettrait pas vraiment en retard. Mais elle appréciait le geste.
Elle lui adressa un léger signe de tête et un sourire en s’arrêtant près de lui : « Tu voulais me voir ? »
Il hocha la tête et ramassa son sac : « Oui, si tu as quelques minutes.
- Bien sûr. Entre. »
Kirun ouvrit la porte et précéda son visiteur chez elle.
« Assieds-toi. Tcay ?
- Non merci. Je ne reste pas longtemps. »
La cuisinière s’installa confortablement dans un fauteuil et regarda le tcara en faire autant en face d’elle. Elle attendit un moment qu’il parle, mais il semblait ne pas savoir par où commencer, ce qui ne lui ressemblait pas vraiment. Elle lui tendit gentiment une perche : « J’aurais cru que tu serais le premier à partir. J’espère que je ne vais pas voir ton cmedu’a débarquer à nouveau parce que tu es en retard.
- Non. J’ai un resni direct pour la maison de notre kagnivo à Natca. Je pars dès que j’ai fini.
- Oh. Et tu voulais juste me voir ? Ou tu avais un truc à me dire en particulier ?
- J’avais un truc à te dire, go’i… »
Mais à nouveau, il resta silencieux et Kirun finit par froncer les sourcils. Elle aimait bien Dani, elle pensait que c’était réciproque, mais dire co’o n’aurait pas dû être si compliqué. Qu’est-ce qui lui arrivait ?

Dani se leva brusquement et se mit à faire les cent pas. Finalement, il s’arrêta, les mains serrées sur le dossier du fauteuil qu’il venait de quitter, et fixa intensément la cuisinière.
« Je ne sais pas exactement pourquoi j’ai été envoyé ici. Je veux dire, c’est le exactement ici qui me pose question. Je n’avais pas d’instruction particulière, à part de me faire oublier et de garder les yeux et les oreilles ouverts. Ce que j’ai fait. Et je n’ai rien vu ou entendu qui me paraisse exceptionnel pour une exploitation astharienne. » Il fit un vague geste au-dessus de son épaule : « Même l’histoire de tram de Rin, franchement, vous auriez pu vous en dépatouiller sans moi. Je suis sûr que l’intendant gère des trucs comme ça tous les ans et qu’il se débrouille très bien tout seul. »
Il s’interrompit, le regard toujours fixé sur Kirun, qui ne comprenait pas bien où il voulait en venir, mais qui commençait à regretter de ne pas avoir une tasse de tcay pour se donner une contenance. Elle se força à rester silencieuse, et attendit qu’il reprenne.
« En fait… » Nouvelle hésitation. La cuisinière sentit cette fois l’inquiétude l’envahir à l’idée qu’il ait découvert quelque chose sur son passé. Le silence lui pesait de plus en plus, et elle finit par lâcher, d’une voix qu’elle espérait aussi amicale que d’habitude : « Je suis sûre que tu peux avoir franchi cette porte avant que je n’aie attrapé un balai, donc tu ne risques rien. Vas-y, lâche-toi. »
La vieille blague plus que réchauffée fit briller, un peu, les yeux du ra, mais rien de plus. Il prit cependant une profonde inspiration et se lança.
« En fait, je n’ai rien vu et rien entendu de spécial. Mais j’ai ressenti quelque chose de vraiment bizarre. »
Ressenti ? Kirun fronça les sourcils. Il n’allait quand même lui dire qu’il était amoureux d’elle ? Mais le tcara poursuivait : « Il y a ici comme, je ne sais pas, un climat, une ambiance particulière. Au début, je me suis dit que c’était parce que j’étais habitué aux intrigues de Natca, et que c’était tout simplement la vie simple de la campagne. »
Il s’interrompit et adressa un sourire d’excuse à la cuisinière qui avait soulevé un sourcil ironique aux derniers mots. « Je sais. Les ra de la Ville ont une vision un tantinet déformée de ce qui se passe au dehors.
- On peut dire ça, go’i.
- Mais ça ne change rien au fait que je t’assure que la vie ici n’a rien à voir avec la Cour. Et ça m’a vraiment fait du bien. Jusqu’à ce que je me rende compte que ça ne venait pas de l’absence d’intrigues. Il y a vraiment quelque chose ici. Et ce quelque chose, c’est toi. »

Kirun, qui avait ouvert la bouche pour répondre, la referma d’un coup. Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
« Comment ça ?
- Je ne sais pas exactement comment. C’est… » Dani ferma les yeux, se redressa alors qu’il n’avait pas paru voûté jusqu’alors, et la cuisinière eut l’impression qu’il humait, ou écoutait, ou ressentait quelque chose qu’il était le seul à percevoir. « C’est un sentiment de sécurité. La certitude qu’il ne peut rien m’arriver de mauvais ici. Que je suis à l’abri. »
Il rouvrit les yeux.
« J’en ai discuté avec quelques autres en passant, et ceux qui ont fait plusieurs exploitations m’ont confirmé que c’était propre à ici. Pas forcément qu’ils se sentaient en sécurité, mais plus qu’ils se sentaient bien. Il y en a même qui m’ont dit qu’ils se sentaient chez eux. Des journaliers qui étaient là depuis la veille ! 
- Et qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? » Si c’était une déclaration d’amour, Kirun trouvait ça plus que tordu.
Dani prit une grande inspiration : « C’est toi qui Rêves cet endroit. »

La cuisinière sentit sa mâchoire tomber d’un coup. Elle devait avoir l’air parfaitement stupide comme ça, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait l’air tout à fait sûr de lui, mais elle était tout aussi certaine que personne n’avait le pouvoir de Rêver, seul, un morceau du Khanat. À part le Khan, bien sûr, mais elle n’était pas le Khan. Elle finit par refermer la bouche, mais il lui fallut encore un long moment avant de réussir à formuler son sentiment : « Je ne sais pas où tu as pu aller chercher une idée aussi… » Il n’y avait pas de mot. Stupide ? Incongrue ? Impossible ?

Mais Dani hocha fermement la tête : lui était convaincu.
« Je ne dis pas que tu Rêves les champs ou les bâtiments de l’exploitation. Ni même que tu le fais toute seule. C’est plutôt que tu proposes un bout de Rêve aux ra d’ici, un Rêve qui fait que tout le monde se sent bien et en sécurité, et il leur plaît tellement qu’ils le renforcent. Mais c’est bien toi l’épicentre de tout ça. Quand on sait où regarder, c’est évident. Ton Rêve enveloppe toute l’exploitation ! »
Kirun secoua une nouvelle fois la tête, complètement incrédule. Personne n’avait ce pouvoir ! Et sûrement pas elle. Même l’explication de Dani ne tenait pas.

Celui-ci la fixait toujours, appuyé sur le dossier du fauteuil. « Tu ne t’en étais pas rendue compte ?
- Nago’i. Et je n’y crois pas une minute. Ce n’est pas juste que c’est impossible. C’est que je ne pourrais pas faire un truc pareil. Je ne saurais même pas par où commencer ! »
Dani hocha la tête.
« D’accord. J’espérais que tu accepterais de m’expliquer comment tu faisais, mais dans ces conditions… »
La cuisinière secoua la tête : « Cherche plutôt ce qui a bien pu te faire croire… te donner cette impression. Tu auras plus de chances. »
Le tcara hocha lentement la tête, sans la quitter des yeux pour autant. Visiblement, il n’était pas prêt à renoncer à son idée. Mais il ne pousserait pas plus loin la discussion non plus. Il inspira une dernière fois et se pencha pour ramasser son sac près du fauteuil. Il le passa sur son épaule et regarda une dernière fois celle qui avait été sa cheffe pendant près de trois ans : « Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à te dire co’o, et à te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi ici. Je sais que tu n’aimes pas beaucoup le kom » - les deux ra échangèrent un sourire complice - « mais tu as ma fréquence, alors n’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de quelque chose. Ou si tu passes vers Hoslet. Ou si tu as un reste de tarte aux klums à finir… »
Kirun éclata de rire au mélange d’espoir et de fatalisme de la dernière phrase, et celui qui n’était plus son aide sourit en réponse. Tous deux savaient parfaitement qu’il ne restait jamais rien de ses tartes. Mais cela finit de détendre l’atmosphère, et c’est d’un ton complètement naturel que Dani termina : « Co’o Kirun. Que tes rêves soient toujours beaux.
- Co’o Dani. Que les tiens te conduisent où tu le souhaites. »

Sur un dernier salut de la main, le tcara passa la porte, laissant la cuisinière seule avec les questions qu’il avait soulevées.