« Complètement fichu… » Kirun se redressa péniblement et secoua la tête. « Et tu as raison, c’est d’origine. »
Elle regarda le sigle du grossiste, sur le côté de la grosse boite de farine de pelgru, puis les autres boites qui s’empilaient dans les réserves. « On est bons pour vérifier toutes les autres commandes qui viennent de cette société, au cas où le même petit plaisantin aurait glissé d’autres cadavres d’animaux ailleurs.
- Petit plaisantin ? »
La cuisinière soupira, le regard perdu entre les étagères : « Tu vois une autre explication à la présence de ça » – du menton, elle désigna le petit tupa en état de décomposition avancée qui avait réduit le contenu de la boite à l’état de masse gélatineuse et parfaitement impropre à la consommation – « dans un endroit pareil ? »
Selim réfléchit un instant puis esquissa un drôle de sourire : « J’en voyais plusieurs. Mais je n’ai pas particulièrement envie d’avoir tort aujourd’hui, donc je crois que je vais les oublier. »
La cuisinière renifla ironiquement : « Je peux me tromper. Ça m’arrive, tu sais.
- Oui, oui… » Son second n’avait pas l’air plus convaincu que ça par cette hypothèse. Il se tourna vers le ra qui l’avait accompagné à l’origine : « Tu as entendu la cheffe. On ouvre et on vérifie tout. »
Dani regarda à son tour les boites alignées : « On en a pour un moment… » Il surprit le regard de Kirun, et ajouta en souriant, avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche : « Raison de plus pour s’y mettre de suite. Je sais. »
La cuisinière éclata de rire malgré elle à l’impertinence de son ton. Parfois, elle avait l’impression d’entendre Isnat. Avec une sacrée pointe de finesse en plus, quand même. Mais elle devait bien reconnaître que Dani ne lui infligeait rien de pire que ce qu’elle faisait elle-même endurer à l’intendant. Il était même nettement plus respectueux en bien des occasions. Elle laissa les deux ra à leur inventaire et repartit en direction de la cuisine.
Lorsqu’elle y arriva, elle trouva Krista, un des ra de Ceppers, en compagnie d’un ucikara très élégamment vêtu. Pas d’emblème de kagnivo, mais sa tenue n’aurait pas déparé à la Cour. Kirun l’ignora délibérément pour se concentrer sur Krista, qui semblait soudain dégouliner de soulagement : « Ah, Kirun ! L’intendant n’est pas dans son bureau, et je ne savais pas à qui demander à part toi…
- Demander quoi ? »
La cuisinière tentait de garder un ton égal, mais elle n’avait aucune envie de se farcir le genre de corvées diplomatico-commerciales qui faisaient les délices de l’intendant. Surtout en pleine préparation du repas du soir. Du coin de l’œil, elle vérifia que son équipe s’activait, mais elle savait déjà que tout le monde était au travail… et tendait l’oreille de son mieux pour suivre l’épisode palpitant qui se profilait.
« Ce ra » – Krista indiqua le visiteur avec déférence, et peut-être une pointe de quelque chose de plus – « cherche quelqu’un dans l’exploitation. Et comme tu connais tout le monde, je me suis dit que tu pourrais peut-être l’aider ? »
Kirun se tourna enfin vers le nouveau venu, qui la salua avec une politesse exquise et un sourire charmeur. « Je suis vraiment confus de vous importuner, croyez-le bien. Je suis effectivement à la recherche d’un ami. C’est un tcara, d’à peu près ma taille, et un peu plus fin que moi. »
De la main, il indiqua une hauteur à peu près au niveau du haut de son nez, ce qui en faisait un ra d’une stature appréciable, et aussi grand que Kirun qui n’était déjà pas petite. Par contre, de la part d’un ucikara parlant d’un tcara, “plus fin” ne voulait pas dire grand-chose.
« Il a les yeux verts, et les cheveux gris clair, très brillants. La dernière fois que je l’ai vu, ils les portaient courts » – nouveau geste de la main, à hauteur du menton cette fois-ci – « mais cela fait bientôt trois ans que je ne l’ai pas vu, alors ils ont pu pousser. Il avait aussi un tatouage bleu. » Et la main élégante dessina cette fois une arabesque compliquée au niveau de la nuque et sur le côté du cou.
La cuisinière plissa les yeux : « Ça pourrait correspondre à au moins une demi-douzaine de ra que je connais sur l’exploitation. Et au moins le double qui sont passés et repartis depuis trois ans. Il a un cognomen, votre ra ? »
Le visiteur eut un léger sourire d’excuse : « Je ne suis absolument pas certain qu’il utilise celui sous lequel je le connais. En fait, je suis même presque sûr que ce cognomen ne vous dirait rien. »
Kirun fixa son vis-à-vis en silence, attendant qu’il se décide à continuer. Ou pas.
Elle avait su, avant même qu’il n’ait commencé sa description, qui il venait chercher. Elle savait que ce moment viendrait, et elle n’avait jamais envisagé qu’il puisse en être autrement. Mais elle n’allait pas pour autant faciliter la tâche de ce ra qui débarquait comme s’il était en territoire conquis, aussi charmant fusse-t-il par ailleurs.
Celui-ci lui rendait son regard en silence, et la cuisinière fut soudain certaine qu’il s’amusait beaucoup. D’un coup, elle en eut assez. Elle avait du travail à faire, elle était convaincue que l’arrivée de ce ra justement le jour où l’intendant était en balade à Natca n’avait rien d’une coïncidence, quoi qu’il en dise, et elle n’était pas d’humeur à jouer. Elle s’apprêtait à faire demi-tour, quand le visiteur lâcha – et elle fut certaine qu’il avait deviné son intention : « Je l’appelle Zin. Mais son cognomen habituel est Zelezin’i. »
Elle hocha la tête. « Je vois qui c’est. Il devrait être dans le coin après la fin de son service. Vous pouvez vous installer par là-bas si vous voulez. » De la main, elle désigna une table à l’écart. « Sinon, vous n’avez qu’à repasser vers 22 heures. Je lui dirai que vous êtes là. »
Puis elle fit demi-tour et le planta là.
Elle entendit l’exclamation de surprise étouffée de Krista dans son dos.
Bon, d’accord, c’était un peu brusque comme comportement, même pour elle, mais ce ra voulait jouer et elle n’avait pas l’intention de suivre ses règles. Elle reprit sa place habituelle au milieu de son équipe comme si de rien n’était, et le visiteur alla s’asseoir dans un coin de la grande salle, apparemment pas plus offusqué que ça.
Krista, après quelques hésitations, repartit vers ses propres tâches, et la routine habituelle de la cuisine reprit bientôt le dessus.
Quand Dani revint, il ne donna aucune indication qu’il avait vu ou reconnu l’intrus, et il reprit son travail comme si de rien n’était. Personne ne fit de commentaire non plus. Même si tout le monde en mourait probablement d’envie.