Kirun se releva et tendit la main à Al’i Gaal’i, toujours assis devant l’estrade, pour l’aider à se remettre debout. Il se laissa faire en souriant puis s’épousseta les fesses tandis que la cuisinière ramassait leurs chopes restées au sol : « Je n’avais encore jamais vu quelqu’un manier l’épée double comme ça… »
La réponse qu’il obtint s’accompagnait d’un grognement dégouté : « Et tu n’es probablement pas le seul. Ce qui signifie que d’ici la fin du jeftu, l’infirmerie sera pleine d’idiots qui auront essayé de faire pareil. Peut-être même dès ce soir.
- Comme disait mon cmedu’a, c’est le métier qui rentre. Et arrête de râler. Ce n’est pas ton problème s’ils ne sont pas en état de travailler pendant un jour ou deux.
- Je ne supporte pas la bêtise. »
Bras dessus bras dessous, les deux ra s’avancèrent entre les innombrables bougies, lanternes, et autres flambeaux qui constellaient le sol, jusqu’au mannequin de xunbavmi. Autour d’eux, la foule se rassemblait aussi pour voir l’immense effigie s’embraser, et ils se mêlèrent aux autres spectateurs, échangeant des saluts et des plaisanteries avec diverses connaissances. La nuit tombait lentement, mais pas encore suffisamment, et les ra se regroupaient sans se presser. Au pied du gigantesque mannequin, Lodzucan, le propriétaire du relais de branaz, attendait paisiblement le moment propice pour plonger son flambeau dans la paille sèche.
Al’i rit doucement : « Va falloir que tu Rêves plus fort, alors. Parce que s’il y a bien une chose qui se propage plus vite que des racines de satga’a… »
Kirun grommela avec une irritation pas complètement feinte : « Je sais, je sais… »
Son compagnon la regarda un instant du coin de l’œil puis releva la tête et changea délicatement de sujet : « Tu ne m’as toujours pas dit comment ça s’était fini, ton histoire de cakla qui n’en était pas… »
La cuisinière renifla dédaigneusement pour montrer qu’elle n’était pas dupe, mais accepta néanmoins la diversion : « Ça ne s’est pas fini. Avec l’épidémie, je n’ai pas eu une minute à moi pour faire des recherches et trouver ce que c’était que cette graine. Et l’intendant était tellement occupé à essayer de gagner quelques din avec ce qu’on a produit, qu’il n’a même pas trouvé le temps de protester auprès du fournisseur.
- C’est vrai qu’il a réussi à vous avoir plusieurs jours de primes ?
- Go’i. Il est vraiment bon. Mais je vais quand même le harceler jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce que c’est que ces graines ! Je ne vais pas garder des pots et des pots d’un truc non comestible pendant des années. Ou alors, il va les retrouver éparpillées sur son bureau, c’est moi qui te le dis !
- Je suis sûr que tu peux faire mieux que ça comme vengeance… »
Kirun éclata de rire au ton sentencieux de son ami. Et aussi un peu pour masquer son soulagement. Elle n’aimait pas mentir et elle était un peu limite, là. Le sujet du montant des primes obtenues par l’intendant était un peu trop sensible à son goût.
« Probablement… »
Elle leva la tête à son tour. La nuit prenait possession d’une portion de plus en plus grande du ciel, et elle aperçut la première étoile filante de la soirée. Du moins, la première pour elle. D’autres avaient déjà dû se donner en spectacle car plusieurs fusées s’étaient élevées pour les saluer dans les minutes précédentes…
Elle chercha du regard la comète, Ylbop comme on l’appelait par ici, et la repéra presque immédiatement, non loin de Stigi. Elle flamboyait dans le ciel, sa traîne incandescente comme une invitation pour les feux d’artifices des ra, ou une provocation narquoise qui aurait susurré : “Voyons si vous pouvez faire aussi bien…”.
Cette vision lui réchauffa le cœur et elle sourit aux deux astres. Elle sentit Al’i poser la tête sur son épaule, le regard tourné dans la même direction qu’elle : « Elle est vraiment belle cette année. J’espère que c’est un bon présage. »
Elle hocha la tête en silence, les yeux toujours rivés sur le couple céleste.
Autour d’eux, de plus en plus de fusées s’élevaient vers le ciel et, au-dessus, les étoiles filantes semblaient décidées à répondre d’un trait lumineux à chaque boule de lumière colorée montée à leur rencontre. Des cris fusaient aussi pour réclamer l’embrasement du démon de xunbavmi, et Lodzucan finit par s’exécuter. Kirun et Al’i se joignirent à la clameur et aux applaudissements des ra assemblées lorsque les flammes s’élancèrent à l’assaut de la structure avec un “Woof” assourdissant, et plus encore quand les feux d’artifice disséminés à l’intérieur prirent à leur tour leur essor. Il fallait bien reconnaître, en toute modestie, que le spectacle produit par les ra avait de quoi rivaliser avec celui offert par les astres. Et ce n’était que le début, se dit la cuisinière en évitant distraitement une flammèche tombée du mannequin. Elle échangea un grand sourire avec Al’i, et ensemble ils allumèrent à leur tour quelques unes des fusées qu’ils avaient achetées un peu plus tôt aux marchands. Et, ensemble, ils les regardèrent s’élever à la rencontre des étoiles filantes, en compagnie de celles lancées par tous les ra de Celifet. Au son des rires et des encouragements.