Kirun faisait un bandage du mieux qu’elle pouvait sur la poitrine du ra, tandis que les cris se répercutaient dans le couloir. Même si elle avait plus l’habitude de découper la chair des animaux que de soigner celle des ra, elle savait quand même faire un pansement plus que correct.
Mais la blessure était grave, et elle était arrivée tard. Presque trop tard.
Le ra avait perdu beaucoup de sang, et connaissance par la même occasion. Sur n’importe qui d’autre, la cuisinière se serait peut-être contentée d’espérer que les Brumes le renvoient rapidement à leurs frontières. Mais sur lui…
Heureusement, elle fut vite rejointe par quelqu’un qui en savait assez sur zbasu pour soigner, au lieu de limiter les dégâts comme elle le faisait. Et d’autres arrivèrent aussi, avec les soignants de l’exploitation. En quelques minutes, la situation passa de désespérée à sous contrôle, et la victime reprit lentement des couleurs tandis que sa respiration redevenait régulière.
La cuisinière, elle, s’était reculée pour laisser faire ceux qui maîtrisaient le sujet, et restait adossée contre le mur un peu plus loin, tachant de reprendre son souffle après tant d’émotions. Elle se serait bien assise mais… Pas maintenant. Plus tard. Elle se força à se redresser. Il fallait trouver…
Une main s’abattit sur son épaule et elle manqua s’effondrer sous son poids. Heureusement, il ne s’agissait pas d’une attaque, mais juste de Galm qui avait mal jaugé son état de faiblesse. Il la rattrapa avant que ses genoux n’aient entièrement lâché.
« Toi, tu as fait plus que ta part pour aujourd’hui. Tu ferais mieux d’aller te reposer.
- Ce n’est pas fini. Il faut l’attraper.
- Et tu crois pouvoir aider ? »
Kirun siffla de frustration entre ses dents, mais il avait raison. Elle ne risquait pas de servir à grand-chose pour pister, de nuit, et sous la pluie, une chasseuse qui avait probablement l’habitude de se fondre dans des paysages autrement plus désertiques.
« Ils la trouveront, ne t’inquiète pas. Et même s’ils ne l’attrapent pas, on a son signalement. »
La cuisinière le regarda, surprise, et Galm lui adressa un sourire encourageant : « Avec tout le barouf que tu as fait, plusieurs ra ont eu le temps de l’apercevoir. Sa description est déjà partie à Hosleth. Si l’Œil n’est pas encore activé, ça ne saurait tarder. »
Kirun ferma un instant les yeux, avant de répondre : « Ça ne l’arrêtera pas.
- Peut-être pas. Mais ça devrait suffire pour l’empêcher de revenir. Ou pour donner à Surle » – il fit un signe de tête dans la direction des ra qui emmenaient le blessé vers l’infirmerie – « le temps de disparaître pour de bon. »
La cuisinière suivit son regard. Galm dut se méprendre car il se sentit obligé d’ajouter : « Il va s’en sortir, tu sais. »
Kirun eut un sourire fatigué : « Oui, je sais. Il va s’en sortir… Pour cette fois. »
Elle se redressa soudain d’un air décidé : « Je vais faire du tcay et des gâteaux. Je doute que grand monde dorme cette nuit. »
Le responsable agricole sourit et la laissa faire quelques pas avant de la rappeler doucement : « Kirun ? »
Elle se retourna, sourcils froncés, comme si elle s’attendait à ce qu’il essaye encore de la retenir : « Re’i ?
- Pense à aller chercher ton kom… »
La cuisinière éclata soudain de rire, même si c’était un rire fatigué, et son ton avait repris de sa bonne humeur habituelle quand elle répondit. « Ki’e Galm. »
Mais la gaieté avait disparu le temps qu’elle passe chez elle récupérer et activer le fichu machin. Pour la première fois depuis des années, elle activa le canal minaret, au cas où elle y obtiendrait des informations sur la chasse au ra qui était en cours. Mais soit les chasseurs étaient discrets, soit ils avaient choisi une autre fréquence pour se coordonner. Voire les deux. Elle soupira.
La soirée avait pourtant été tranquille. Comme souvent en automne, avec des ouvriers nombreux et fatigués, mais plutôt de bonne humeur à l’idée de toucher leur paye. Peut-être un peu plus tranquille que d’habitude, d’ailleurs, puisque nombre d’entre eux n’avaient pas encore complètement récupéré de l’étrange épidémie d’intense fatigue qui s’était abattue sur les Plaines dans les jeftu précédents. Mais ça voulait dire aussi qu’ils étaient moins portés au charivari ou aux rodomontades, et que sa cuisine ronronnait donc comme un scoui repus.
Les ennuis avaient commencé quand elle était arrivée à sa porte.
Elle y avait trouvé Surle qui l’attendait, avec une tête qui n’annonçait rien de bon. Elle l’avait donc fait entrer, avait préparé un peu de tcay, et elle l’avait écouté patiemment.
Il avait prévenu dès son arrivée qu’il ne comptait pas s’attarder dans l’exploitation, et il n’y serait certainement pas resté aussi longtemps sans l’épidémie. Kirun ignorait s’il l’avait fait par solidarité avec son équipe du moment, ou par crainte de tomber malade quelque part sur la route, mais il avait visiblement été obligé de revoir son plan d’origine.
Il n’était pas entré dans les détails lors de son embauche, mais il était évident pour Kirun – comme pour la plupart des autres responsables d’équipe – qu’il fuyait quelqu’un ou quelque chose. Et il n’avait pas fallu longtemps à ses collègues de la cuisine pour réaliser qu’il était un a’uru tixnu, bien qu’il tentât douloureusement de le cacher.
Ou plutôt, un transfuge du clan a’uru tixnu. Ce qui expliquait sa fuite : on ne pouvait quitter le clan que dans la mort. Et pour les ra de ce clan, la mort était définitive.
Kirun trouvait la notion un peu difficile à avaler.
La mort, c’était quand l’esprit ne parvenait plus à rêver le corps suffisamment fort pour assurer son existence. En général, parce qu’une blessure, la douleur, un poison quelconque, ou quelque chose dans le genre rendait la tâche particulièrement ardue. L’esprit repartait donc dans les Brumes, ou dans le Monde des Rêves, le temps de s’y rêver un nouveau corps. Ça prenait plus ou moins longtemps – tout un tas de théories plus ou moins fantaisistes prétendaient expliquer le phénomène – et les Oublieux laissaient une bonne partie, voire la totalité, de leurs souvenirs et de leurs connaissances dans le processus, mais tout le monde finissait par revenir dans le Khanat. D’une manière ou d’une autre. Après quelques jours ou quelques Éons.
La mort définitive… La cuisinière secoua la tête.
Mais les a’uru tixnu ne partageaient pas cette croyance : pour eux, un ra disparaissait en même temps que son corps. Et comme aucun ra n’était sorti des Brumes en prétendant le contraire… Soit ils y croyaient suffisamment fort pour rendre leur rêve réel – ce qui avait un petit côté paradoxal auquel la cuisinière évitait de penser pour s’épargner la migraine. Soit aucun de ceux qui avaient tenté de s’échapper par ce biais ne s’était vanté d’avoir réussi – ce qui était parfaitement sensé de leur part.
Mais cela voulait dire que, quand Surle avait décidé de fuir son clan des hauts plateaux pour découvrir la vie dans le Khanat, il avait signé son arrêt de mort. Peut-être définitif.
Et ce soir, il avait eu la conviction qu’il était plus que temps de partir.
Kirun grimaça. Les événements lui avaient donné raison. Elle avait accepté la démission de son aide et lui avait souhaité bonne chance pour la suite. Elle lui avait aussi dit qu’il serait le bienvenu s’il voulait revenir un jour. Surle avait dit qu’il s’en souviendrait, mais la cuisinière savait que c’était au mieux un mensonge poli. Le ra ne pensait qu’à fuir. Pas à revenir. Sur quelques derniers mots d’adieux, il était ressorti pour récupérer son paquetage.
Et moins de deux minutes plus tard, Kirun avait jailli hors de chez elle en hurlant. Ses cris avaient rameuté suffisamment de ra qui ne dormaient pas encore, et avaient surtout fait fuir l’assaillante de Surle. De toute façon, avec le coup qu’elle lui avait porté, elle ne devait pas s’attendre à ce qu’il survive. Il s’en était fallu de peu. De très très peu.
La cuisinière frissonna à nouveau. Il y avait davantage de monde maintenant dans la cuisine. Quelques uns de ses aides – ceux qui, comme elle, n’y connaissaient rien en traque – et tous ceux qui venaient aux nouvelles, et parlaient dans le vide de l’agression sans rien en savoir. Au bout d’un moment, Kirun en eut assez et envoya dans leur lit tous ceux qui n’avaient rien à faire d’utile, puis elle s’assit pour attendre le retour des chasseurs. Jusqu’à ce que l’intendant débarque et l’envoie se coucher à son tour.
Pour une fois, elle ne discuta pas. Elle n’avait pas envie d’expliquer comment elle avait su qu’il y avait un problème à deux couloirs de distance, et avec sa porte fermée pour filtrer les bruits du combat.