« Tu veux un rapport circonstancié en trois exemplaires ? Ou juste une synthèse ? »
Kirun toisa sévèrement Dani : « Arrête ça tout de suite ! Je te l’ai déjà dit, ton passé ne me regarde pas. Et ça inclut ton passif avec Losemanci. Mais tu t’es défilé deux fois pour le service aujourd’hui pendant qu’il était à table. Alors je veux savoir jusqu’où cet abruti te pose un problème. Et, surtout, je veux savoir à quel point je dois en tenir compte, ou pas, pour le service de demain. »
Dani desserra lentement le poing : « En version courte ? Je préférerais qu’il ne sache pas que je suis là. Je doute qu’il fasse le lien avec le cognomen que j’ai ici, mais il connaît mon visage. »
Kirun le fixa encore quelques instants, puis se radoucit légèrement : « Je te colle au fond de la cuisine toute la journée demain, c’est ça ? »
L’aide esquissa une grimace ironique : « Et après-demain ?
- Après demain, il ne sera plus là. »
Dani la fixa à son tour : « Comment ça ?
La cuisinière haussa les épaules avec indifférence : « C’est simple. C’est un enquiquineur fini, et encore je reste polie. Il ne sait rien. Il ne veut rien apprendre. Il passe son temps à critiquer le travail des autres et à se vanter de ses relations. S’il pouvait éviter de se salir les mains pour toucher son salaire, ça lui conviendrait encore mieux.
S’il ne déclenche pas une bagarre ce soir, l’intendant lui laissera encore une chance. Mais Furzaim ne sera pas plus conciliante demain que Galm ne l’a été hier et aujourd’hui. Probablement moins, même. D’ici demain soir, l’intendant lui aura signifié qu’on n’a pas besoin de ses services, et tu pourras arrêter de raser les murs. »
L’aide n’avait pas l’air convaincu : « Ce n’est pas que je mette en doute ton estimation de ses, hum, qualités, bien au contraire, mais tu as une idée de qui il est et de ses soutiens ? »
Kirun pencha la tête d’un air entendu : « A ton avis ? »
Dani plissa les yeux, soudain très sérieux à ce rappel de ce que sa patronne savait à son sujet. Mais celle-ci continua plus sobrement : « De toute façon, ça n’a aucune espèce d’importance. Nous ne dépendons pas de son kagnivo.
- Non. Mais l’intendant tient à rester en bons termes avec le maître d’Hoslet. » Il ajouta avec un brin d’amertume : « Je suis bien placé pour le savoir. »
Kirun secoua la tête : « Pas à ce prix. Et tu devrais aussi le savoir.
Le fait que ton ami Losemanci se soit déjà fait virer d’un nombre non négligeable d’exploitations avant d’atterrir chez nous lui facilitera probablement la tâche. Mais même sans ça, son devoir premier est envers le kagnivo qui l’emploie. Et il ne se gênera pas pour leur laisser les répercussions politiques s’il devait y en avoir. »
Dani grinça : « Ce n’est pas mon ami. Et si ça n’avait tenu qu’à moi, il ne serait plus non plus de mon kagnivo depuis longtemps. »
Puis il changea brusquement de sujet : « Et, d’abord, comment es-tu au courant pour les autres exploitations ? Je n’ai rien entendu sur le kom. Il y a une organisation secrète des cuisiniers pour se relayer les infos ? »
Kirun rit légèrement : « Non. Rien d’aussi formel. C’est juste que je connais pas mal de ra dans le coin, depuis le temps. Dont un certain nombre de cuisiniers, effectivement, mais pas seulement. Et que même si nous ne passons pas notre temps à nous raconter mutuellement nos malheurs, nous nous signalons les fauteurs de troubles potentiels.
Au fond, c’est exactement comme pour les crétins qui coupent à travers champs, ou les tempêtes d’hiver : entre voisins, on se prévient. Et je suis certaine que l’intendant a un réseau au moins aussi étendu – ne serait-ce parce que je partage mes infos avec lui, alors que ce n’est pas toujours réciproque.
Crois-moi, le ra qui se fait suffisamment mal voir dans quelques exploitations aura du mal à retrouver du boulot dans le coin. Ou alors, à un salaire dérisoire. »
Dani hocha la tête à ce qu’elle ne disait pas.
Ce qui était vrai des individus l’était plus encore des organisations : en mettant sans cesse en avant son appartenance au kagnivo qui dirigeait le kastron, un ra aussi détestable et prétentieux que Losemanci avait probablement détruit une bonne partie du capital de sympathie que le kefalé avait réussi à reconquérir deux printemps plus tôt.
Il grommela : « Je savais que j’aurais dû le laisser au fond de ce trou. »
Kirun haussa les épaules : « Même si le trou en question était plein de roksin, ça n’aurait probablement rien changé. Il est trop imbu de lui-même. »
Elle sourit malicieusement : « Mais je peux proposer à Furzaim de me le laisser demain, si tu préfères. Je peux même te prêter un balai si tu as envie de le remettre au pas. »
Mais cela ne fit pas rire Dani : « Non. Je sais déjà parfaitement comment il réagirait dans ce cas. Plus vite il part, mieux ça sera. J’ai beau me dire que tous les ra peuvent changer et apprendre, je ne sais pas si l’Éon sera assez long pour que lui y arrive. »
Kirun hocha la tête : « Très bien. Dans ce cas, je pense que les fours auraient bien besoin d’être récurés à fond avant la nuit. Personne ne risque de te reconnaître pendant que tu auras la tête dedans. »
Dani acquiesça sombrement et partit se mettre au travail.
La cuisinière le suivit en se demandant distraitement ce qui avait bien pu opposer son aide et le journalier. A part une vision diamétralement opposée de leur importance dans le Khanat et de leurs relations avec les autres ra, bien sûr.
Mais elle ne le saurait probablement jamais et, comme elle l’avait dit, ça ne la regardait pas.
L’équipe avait déjà attaqué le nettoyage du soir, et elle se joignit à eux en attendant Furzaim : l’intendant l’avait probablement déjà prévenue de l’arrivée de sa nouvelle recrue. Une fois qu’elle aurait entendu tout le mal que Galm pensait de Losemanci, elle viendrait sûrement recouper ces informations avec la vision de la cuisinière.