« Les Éons succèdent aux Éons, vainqueurs éternels de l’incertitude des lirri’a.
Les époques se mêlent et se séparent, au gré des Rêves des ra.
Les territoires émergent et disparaissent dans les déferlements des Brumes.
Seul le Khan reste immuable. Gardien de l’équilibre. Protecteur des ra. Rempart face aux changements extrêmes que les énergies voudraient leur imposer.
Il est la réalité sur laquelle les Brumes se brisent inlassablement, comme les falaises du rivage arrêtent les vagues de la mer des songes. »
Il ne savait pas trop pourquoi les mots familiers lui étaient ainsi revenus en mémoire.
Il les avait répétés bien souvent. Trop pour qu’il se souvienne de toutes les fois où il avait du captiver l’attention de ra que la notion même de Khanat n’effleurait guère.
Mais il n’était pas encore arrivé sur les lieux de sa mission.
Il était un jbovelcli.
Un des innombrables professeurs qui sillonnaient l’immensité du monde pour que chacun, où qu’il se trouve, sache qu’il faisait partie de quelque chose de plus grand que l’horizon qu’il voyait.
Et pour que tous aient l’occasion d’apprendre les éléments du savoir commun : la langue sacrée, la trame des Éons, le devoir de chacun vis-à-vis du Khan…
Aujourd’hui, il repartait une nouvelle fois arpenter les marches du Khanat, aux lisières des Brumes, pour rappeler aux archaïstes ce qu’ils devaient à la puissance de natca.
« Seul le Khan reste immuable. Gardien de l’équilibre. Protecteur. »
Il aurait pu prendre un tramway jusqu’au bout de la ligne. Il aurait gagné des jours de trajet.
Mais il préférait faire tout le chemin à dos de branaz, voire à pied, souvent, sur la fin.
Cela lui laissait le temps de sentir son environnement, de s’adapter à son rythme.
Et quand il arrivait à destination – pour autant qu’il y ait une destination précise – il n’était plus un fonctionnaire débarquant de la capitale avec son lot de directives.
Il était un voyageur, avec son sac d’histoires captivantes et de connaissances étranges et un peu exotiques.
Quelqu’un qu’on pouvait écouter, et peut-être même croire un peu.
Il avait découvert que dans les clans les plus reculés, ces petites graines de croyance germaient mieux qu’un tombereau de vérités déversées d’un coup.
« Immuable. Gardien de l’équilibre. »
Mais il était encore loin de ces contrées.
Ici, dans les Plaines, personne ne doutait de la puissance du Khan.
Ici, on n’envoyait même pas les débutants pour leur première mission. On envoyait les étudiants. Et encore.
Les exploitations étaient en majorité souterraines. La Voix de la Ville portait jusqu’ici.
La plupart des ra attablés dans la vaste cuisine connaissaient l’InfrAcadémie. Et s’ils n’en avaient pas suivi directement les cours, ils avaient eu accès à ses publications.
« Équilibre. »
Le repas tirait à sa fin.
Les ouvriers fatigués allaient se coucher : ils devraient se lever tôt le lendemain.
On lui avait dit que la paye était bonne, mais il était évident qu’elle n’était pas volée.
« coi lo jbovelcli. A nouveau sur les chemins ? »
Kirun s’assit sans façon en face de lui et lui remplit sa chope de tcay.
Il sourit en comprenant.
Équilibre.
« coi lo jukpa. Comme vous le voyez.
Et vous ? Toujours fidèle au poste, on dirait. »
Elle se remplit une chope à son tour : « Et où voudriez vous que je sois ?
- Nulle part ailleurs, en ce qui me concerne. Venir faire une halte dans votre cuisine est l’unique raison pour laquelle j’accepte de repartir encore et encore. »
La cuisinière éclata de rire : « Toujours aussi flatteur. Mais je n’en crois pas un mot, bien sûr.
Tout le monde sait que les baillis peuvent emmêler les pauvres ra dans leur propre tête, pire que les Brumes. » Elle avait adopté un accent à peu près compréhensible, mais nettement marqué du delta quand même, et utilisé l’un des nombreux noms que l’on donnait aux siens à culno.
Il secoua la tête, mimant la consternation offusquée : « Ce ne sont que d’odieux mensonges, cuisinière. Nous servons le Khanat, rien de plus. »
Kirun fronça les sourcils, soudain sérieuse : « Le Khanat ? Vous n’êtes pas censé servir le Khan plutôt ?
- C’est la même chose. »
La cuisinière le fixa un moment : « Pas exactement, non. Mais c’est peut-être pour ça que vous réussissez si bien, finalement. »
Le jbovelcli but un peu de son tcay, mal à l’aise : « Qu’est-ce que vous en savez ? Peut-être qu’on m’envoie au loin pour se débarrasser de moi, tout simplement. »
Kirun accepta le changement de conversation et reprit d’un ton plus léger, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption : « Ça n’a pas l’air très efficace, alors. Parce que vous revenez toujours. Il va falloir que je dise à l’intendant de ne plus vous laisser rentrer.
- Tatata. Impossible. J’ai le droit d’aller partout. » Il montra l’emblème sur son épaule : « C’est écrit là.
- Ça, c’est vous qui le dites. Mais qu’est-ce qui vous fait croire que l’intendant sait lire ce genre de gribouillis informe ? Et puis, dans ma cuisine… »
Elle s’interrompit : « Excusez-moi une minute. »
Il la regarda se lever et regagner rapidement la partie de la pièce où s’élaborait l’étrange alchimie qu’on appelait “cuisine”, pour y mener une opération mystérieuse et sans doute incompréhensible au profane qu’il était.
Il n’avait pas menti. Il aimait venir ici quand il partait en mission.
Parce que l’accueil y était chaleureux, et la nourriture bonne. Parce qu’il pouvait toujours papoter et plaisanter avec la cuisinière.
Mais aussi, il s’en rendait compte, parce que cet endroit était ce qui correspondait le mieux à ce qu’il décrivait dans son histoire.
Un endroit comme insensible aux agitations de l’extérieur, mais ouvert quand même aux ra de passage.
Où il pouvait revenir, année après année, mission après mission, pour retrouver un repère pas vraiment immuable, mais plutôt un équilibre fragile et toujours renouvelé entre les évolutions de l’Éon et les souvenirs du passé.
zbasu lui disait que c’était illusoire, que l’éternité n’était pas à portée des ra, et que les Brumes ne se soucieraient guère d’une cuisinière.
Mais lakne lui murmurait que, ici, maintenant, tout était possible.
Il sourit à Kirun qui revenait.
« L’intendant est un ra cultivé, voyons. C’est bien pour ça qu’il ne me laisse pas dormir dehors… »