(Alex en train)

« Kirun ! Kirun ! »
Isnat traversa la cuisine encombrée à toute allure, zigzaguant entre les ra occupés à préparer le repas du soir. La cuisinière lui jeta un regard peu amène : « Tu as enfin trouvé ce que je t’ai envoyé chercher il y a plus d’une heure, c’est ça ? »
La perplexité, un éclair de compréhension, et un soupçon de gêne se succédèrent sur le visage d’Isnat, avant qu’il ne se décide pour un grand sourire rayonnant d’innocence… accompagné d’un prudent pas en arrière quand même : « Ah ben non. J’ai oublié. »
Kirun lui tourna le dos, et l’ignora délibérément.

Isnat fit le tour d’une table et se replaça devant elle : « Mais c’est important quand même ! Attends ! Y’a un conteur qui vient d’arriver ! Un conteur qui s’est produit à Va’itu’a ! Et l’intendant a dit qu’il pourrait utiliser la grande salle ce soir ! »
La cuisinière reporta son attention sur… Elle ne pouvait plus le considérer comme un gamin, il grandissait trop vite. Mais il se comportait encore comme tel plus souvent qu’à son tour. On n’oublie pas comme ça les habitudes accumulées pendant plusieurs décennies. Elle tapota son kom : « Ceci est généralement une calamité sans nom. Mais de temps en temps ça permet de transmettre certaines informations en un temps remarquablement court, et sans risquer de renverser les gens qui travaillent sur le passage. »
Isnat ouvrit la bouche en grand : « Tu le savais ? »
Kirun se dirigea vers Cizoim et lui tendit une boite à épices au moment même où celle-ci réalisait qu’elle en avait besoin.

« Tu le savais et tu ne m’as rien dit ? »
Le ton d’Isnat, dans son dos, hésitait entre l’accusation et la plainte. La cuisinière se retourna une nouvelle fois pour lui faire face : « Va chercher ce que je t’ai demandé, Isnat. L’annonce officielle passera sur le kom de l’exploitation dans quinze minutes, et tout le monde va se précipiter à la cuisine pour manger avant le spectacle. Je n’ai pas de temps à perdre avec un gamin pas fiable. »
Le “gamin” ouvrit la bouche, la referma, et s’éloigna, maussade.

Kirun nota qu’il avait quand même pris la direction de la réserve. Elle avait donc une chance d’être obéie cette fois-ci. Elle espérait qu’il intégrerait rapidement certaines conventions du monde des adultes. Il avait eu de la chance, jusqu’à présent, mais la plupart des résidents le considéreraient bientôt comme suffisamment grand pour gagner sa croûte. Et aussi généreux soit l’intendant, il ne garderait pas éternellement une bouche inutile. Un jour ou l’autre, Isnat devrait se trouver un métier ou une occupation quelconque. Ici, à Natca, ou ailleurs. C’était le problème quand on passait trop vite d’un côté à l’autre : être adulte, ce n’était pas seulement atteindre une certaine taille. Et certaines choses s’acquéraient moins vite que les centimètres.

Elle se retourna brusquement, et rattrapa une cuillère qui tombait avant qu’elle ne touche le sol. Presque sans éclaboussures. Il était temps de se remettre au travail : le service du soir allait être vraiment chargé.

-o§o-

Kirun rentra discrètement dans la grande salle. Sans surprise, elle avait raté le début de la prestation, et toutes les places assises étaient prises. Elle se trouva un bout de mur inoccupé et s’y adossa. Le conteur était effectivement doué : elle n’avait pas manqué tant que ça du spectacle, et le public semblait déjà complètement envoûté par la voix chaude et bien cadencée. Il ne lui fallut que quelques phrases pour identifier le sujet du soir, et rattraper l’histoire en cours. Un classique : les aventures d’un courageux légionnaire pendant l’un des grands déferlements des Brumes. Elle sourit brièvement en se demandant si l’intendant avait demandé spécialement un conte édifiant pour Isnat, en échange de son hospitalité. Il était assez tordu – pardon assez malin – pour ça.

« … après les autres.

Ceux qui virent l’avancée des Brumes implacables,
Fuirent dans l’immensité des steppes insondables.
Mais nombreux furent ceux qui, inconscients du danger,
Furent surpris dans leur lit par l’ennemi abhorré.

Notre Khan alerté des risques encourus,
Depuis son grand palais, là-bas à Ratmidju,
Ordonna aux Légions de s’aller promptement
A travers les kastrons sauver leurs habitants.

Les Légions accoururent, pour protéger les ra,
Leurs puissantes armures au service du Khanat.
Sans crainte elles s’avancèrent sur la plaine infinie,
Et les Brumes délétères semblèrent fuir l’ennemi.

Dans les ruines libérées, les vaillants légionnaires
Entreprirent de chercher les âmes prisonnières,
Qui dans les Brumes avides avaient vu s’engloutir
Les savoirs d’une vie et tous leurs souvenirs.

Mais parmi tous les ra, qui retrouvèrent les cieux,
Rares étaient ceux-là, qui étaient Oublieux.
Alors l’Espoir fut grand, que dans les terres cachées
Sous les Brumes, d’autres ra, leur mémoire aient gardée.

Un Légionnaire sans peur, à son corps attacha
D’une corde, une longueur ; dans les Brumes s’avança.
Bravement il marcha dans l’air tourbillonnant,
D’autres ra il trouva, en sa corde tirant !

Dans l’ombre des vapeurs, ces ra marchaient, perdus.
La corde de leur sauveur les mena hors des nues.
Tous saluèrent le courage de ce ra ingénieux.
Lui reprit le sauvetage de possibles Oublieux.

Sans faiblir il franchit, des Brumes, la frontière,
Ramenant à l’abri, des familles entières.
Et toujours plus au loin, déroulait à tâtons,
Le délicat filin qui gardait sa raison.

Mais les Brumes n’aiment pas, à un ra impudent
Abandonner leurs proies, les souvenirs des vivants.
Dans la pénombre traîtresse, elles ouvrirent sous ses pas,
Un trou – quelle bassesse ! – où s’engloutit le ra.

Mais il faut davantage, pour d’un tel Légionnaire
Briser le grand courage. Et les Brumes amères
Ne sauraient l’empêcher, dans leur sein palpitant,
Malgré sa jambe cassée, de poursuivre en avant.

Dans l’obscurité qui, sournoisement, croissait,
Et malgré l’agonie de son membre défait,
A nouveau il trouva des ra en détresse,
Et leur montra la voie vers, des cieux, la promesse. »

A ce stade, une cloche lugubre sonna et une bonne partie de l’assistance sursauta. Kirun, pas plus que les autres, n’avaient vu l’instrument avant qu’il ne résonne. Dans les derniers échos de son glas, le conteur reprit d’une voix sépulcrale.

« Les Brumes avançaient à nouveau sur la plaine.
Alors à grand regret, et sans reprendre haleine,
On appela le ra, le sauveur, le héros,
Pour qu’en hâte il quittât de leur sein le tombeau.

Hélas, trois fois hélas ! Aux appels et aux cris,
Des légionnaires en masse, personne ne répondit,
Que des ra épuisés. Et au bout du filin,
Il fallut accepter, du noble héros, la fin. »

Le conteur laissa sa voix mourir sur le dernier mot, et la salle resta plongée dans le silence, en hommage au courageux disparu. Et au talent du conteur, sans doute aussi.
Ce dernier finit par saluer et reprendre d’une voix plus naturelle : « J’ai entendu cette histoire bien des fois, sous bien des formes, mais aucune des innombrables versions auxquelles j’ai eu accès, n’a jamais mentionné le nom de ce ra extraordinaire. Ça a toujours été un immense regret pour moi qu’il n’ait pas été conservé dans la mémoire du Khanat. J’ai interrogé des centaines de ra, j’ai parcouru sans fin les rayonnages de la Grande Bibliothèque de Natca, je me suis même risqué à solliciter la Police des Rêves. Sans succès. Mais je ne renonce pas pour autant. Et un jour, je le sais, le nom de ce ra sortira de l’Oubli. »

Le conteur resta un instant perdu silencieux, comme perdu dans ses pensées, puis il empoigna avec vigueur un instrument que Kirun reconnut avec surprise pour un violni des Monts de Givre et se mit en devoir de l’accorder. La musique promettait d’être bien plus gaie que le registre précédent et Kirun se surprit à sourire en réponse. Ça pouvait attendre, mais elle se promit quand même de suggérer au conteur avant qu’il ne parte de consulter les rôles de paye de la Légion. Ce n’était pas l’administration la plus tatillonne du Khanat, mais elle faisait des efforts méritoires dans cette direction.

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Me reste plus qu'à trouver un titre..