L’orage s’abattait sur les plaines en lames ininterrompues. Les gouttes épaisses, lourdes, martelaient la végétation, leur rythme impitoyable à peine altéré au passage d’une brusque bourrasque. Les éclairs lacéraient les nuages indifférents, et ceux-ci n’en finissaient plus de déverser sur les champs en contrebas leur liquide cargaison. Le tonnerre roulait du Delta au Mont d’Ambre, et revenait sur ses pas en échos dissonants.
Ce n’était vraiment pas un temps à mettre un pendo dehors, et la plupart des ra s’étaient dépêchés de trouver un abri aux premiers signes avant-coureurs de la tempête.
Depuis l’un des bâtiments qui émergeaient au-dessus de la surface, l’intendant et les responsables des différents secteurs agricoles observaient le déluge avec deux Semenciers.
La région était coutumière des orages de fin d’été, mais celui-ci était particulièrement long et violent, et tous s’inquiétaient de ses conséquences sur les récoltes. Tous guettaient aussi les sombres convulsions des nuages, craignant à tout moment de voir leur bouillonnement violacé se déchirer sur une cataracte de grêle.
Le bruit des gouttes qui crépitaient sur les toits et dans les flaques – pour ne pas dire les mares – qui s’étaient formées dans la moindre dépression, était assourdissant, et après quelques inquiétudes échangées en criant, les ra avaient renoncé à essayer de parler.
De toute façons ils ne pouvaient ni dire ni faire grand-chose, à part constater les dégâts à la lueur intermittente des éclairs, et peut-être anticiper les mesures de sauvegarde à prendre le lendemain.
Une forme se glissa à côté d’eux, et plusieurs sursautèrent. Ils n’avaient pas entendu Isnat approcher.
Celui-ci déplia les pieds de son plateau pour en faire une table basse sur laquelle étaient disposées des boissons chaudes et une collation revigorante.
« De la part de Kirun. » – cria Isnat par-dessus le vacarme – « Elle a dit que si vous n’avez pas tout bu et tout mangé quand je reviens, je peux vous jeter dehors pour vous aider à attraper le rhume que vous méritez. »
Il avait l’air particulièrement content en délivrant son message. Même s’il avait beaucoup grandi ces derniers mois, il n’avait pas perdu son goût pour les tours pendables. Et menacer ainsi les principaux responsables de l’exploitation, dont l’intendant, sans risquer de représailles…
Les ra se regardèrent : maintenant qu’on le leur faisait remarquer, effectivement, la température avait nettement baissé depuis qu’ils étaient montés observer le ciel, plus tôt dans l’après-midi. L’un deux secoua la tête en souriant, et dit quelque chose qui se perdit dans le fracas du tonnerre. Mais tous se regroupèrent sans se faire prier autour du plateau, et entreprirent de lui faire honneur.
Isnat resta encore un instant pour vérifier que le message était bien passé, puis il reprit le chemin des profondeurs de l’exploitation.
Quand il revint à la cuisine, la pièce était bondée.
On aurait dit que tous les résidents de l’exploitation s’étaient retrouvés là pour manger un morceau et bavarder en attendant la fin de l’orage.
Ce n’était pas le cas, bien sûr. Un certain nombre d’entre eux étaient déjà repartis s’occuper dans leur chambre ou dans les autres salles communes où on pouvait se divertir. Mais la pièce ressemblait quand même à une volière bruissante, chaude, et un peu moite, où le personnel de cuisine s’activait sans relâche.
Isnat s’approcha prudemment de Kirun, immobile au milieu de l’agitation de ses aides. Il fallait faire attention, dans ce genre de situation : on ne savait jamais quand elle allait bouger, ni dans quelle direction, mais mieux valait ne pas se trouver sur sa trajectoire.
Elle était rarement conciliante quand il s’agissait de la bonne marche de sa cuisine. Surtout en période de forte activité.
Mais la cuisinière se retourna simplement quand il fut à deux pas, et lui lança un regard interrogateur. « Ils ont commencé à manger ce que tu leur as préparé. » s’empressa de répondre Isnat à la question muette. « Je crois même qu’il y en a un qui a dit “Merci Mam’U’Kirun” en rigolant, mais c’était difficile à saisir avec le tonnerre, la pluie et tout ça. »
La ra laissa échapper un petit rire désabusé : « Heureusement pour eux, je n’ai aucun rapport avec Mam’Ucika. Je soupçonne qu’elle serait beaucoup moins patiente que moi et les laisserait tomber malades. Juste pour qu’ils apprennent une bonne fois pour toutes. »
Isnat se poussa pour laisser passer un aide chargé d’un énorme quartier de viande : « Je remonte chercher le plateau dans combien de temps ? »
Kirun reprit sa position première, mais répondit par-dessus son épaule : « Donne leur un bon quart d’heure.
- Et tu étais sérieuse ? Je peux… Enfin tu veux vraiment que je les jette dehors s’ils n’ont pas tout mangé ? » Isnat semblait partagé entre le désir et l’inquiétude.
Kirun lui tournait toujours le dos, mais le sourire était audible dans sa voix : « Je ne pense pas que tu aies à t’inquiéter pour ça. Mais oui, j’étais sérieuse. Tu peux même emmener un balai quand tu remonteras, si tu veux. Des fois que ça les aiderait à réaliser qu’ils perdent leur temps là-haut, et qu’ils ne peuvent rien faire pour arrêter l’orage.
Enfin, sauf si l’un d’entre eux est un Brumaire, bien sûr. » Un reniflement ironique accompagna la mention de la secte légendaire. Difficile de dire si la cuisinière ne croyait pas aux Brumaires, ou si elle n’imaginait pas l’un des ra postés à la surface comme en faisant partie.
Isnat sursauta. Il ne connaissait personne qui abordât ce sujet avec une telle désinvolture.
Il hésita à poser quelques questions sur la supposée maîtrise météorologique des Brumaires, mais décida plutôt de profiter à fond de l’autorisation explicite qui lui avait été donnée.
Il fila chercher un balai en calculant mentalement combien de temps il lui faudrait pour remonter jusqu’à la surface, et en se demandant s’il y avait une chance qu’il puisse l’utiliser pour autre chose pendant le quart d’heure qui lui était accordé.