Il s’appelait Ridan’i Polkur’i Fremden’i Sarvazin’i Deton’i Zelezin'i.
Et encore, ça, c’était la version courte, pour les occasions pas trop officielles. La version longue était… vraiment très longue. Il en savait quelque chose : il avait dû la mémoriser depuis tout petit, et ça n’avait pas été sans mal.
Il s’était présenté sous ce nom “court” à l’intendant en arrivant, et celui-ci l’avait répété sans se tromper lorsqu’il l’avait présenté à son tour à la responsable de la cuisine. Soit il avait une très bonne mémoire – ce qui était possible – soit il avait été prévenu à l’avance – ce qui était tout aussi possible.
La cuisinière en chef, ou quel que soit son titre ici, avait écouté l’intendant réciter la litanie familière sans bouger, s’était tournée vers lui et l’avait jaugé du regard, avant de lui adresser un hochement de tête et un simple « Dani ». Ce n’était pas comme ça qu’on l’appelait à Hoslet et à Natca, mais c’était aussi bien. C’était même nettement mieux que certains des surnoms qu’on lui donnait quand il n’était pas censé entendre.
Elle s’était ensuite retournée vers l’intendant : « Il est installé ? Vous lui avez dit quoi ? »
Son ton n’était pas particulièrement respectueux, mais l’intendant ne s’en était pas offusqué : « Il reprendra la chambre de Lityo » – le ra qu’il remplaçait, et qui devait partir d’ici quelques jours, un jeftu au maximum lui avait-on dit – « et il est au dortoir des journaliers en attendant. Je lui ai souhaité la bienvenue parmi nous, » – Dani avait été surpris de l’absence d’emphase sur ces mots, pas d’avertissement ou de remontrance discrète, une simple information – « et je lui ai dit qu’il était affecté à la cuisine et que vous lui expliqueriez le reste. C’est tout. »
La cuisinière avait accueilli la réponse d’un nouveau hochement de tête : « Je vois. Dans ce cas, je ne vous retiens pas. » Son menton avait indiqué la porte par laquelle ils étaient arrivés. « Le repas de ce soir ne va pas se faire tout seul pendant que je lui explique le reste, comme vous dites. »
L’intendant avait souri, comme s’il s’était attendu à ce genre de réponse, avait lancé un salut aimable à la cantonade et était reparti comme il était venu.
La cuisinière s’était ensuite retournée vers le personnel de la cuisine, et les quelques ra attablés en train de manger ou de discuter, et avait lancé d’une voix qui portait dans toute la pièce : « Il s’appelle Dani. Il remplace Lityo. Et si vous avez des questions à lui poser, vous attendrez qu’il ait fini son service. Et vous le vôtre. »
L’avertissement était on ne peut plus clair, et personne ne s’y était trompé.
Mais le plus instructif, c’était le grand sourire qu’affichaient certains des aides en s’affairant soudain à diverses tâches indéterminées. La cuisinière était peut-être d’un abord difficile, mais son équipe l’appréciait visiblement.
Elle s’était ensuite dirigée vers une table dans un coin, s’était assise et lui avait fait signe de prendre le siège en face d’elle.
Dani avait obéi, en bon saisonnier face à son nouveau chef.
« Au cas où l’intendant m’aurait vraiment laissé toutes les explications, je m’appelle Kirun et je suis responsable de la cuisine. Certains m’appellent aussi le Migru, mais ils ont généralement assez de bon sens pour le faire là où je ne peux pas les entendre. »
Dani avait hésité à faire un commentaire ou à assurer que ça ne lui serait pas venu à l’esprit, mais Kirun n’attendait visiblement pas de réponse, car elle avait enchaîné sans interruption.
« Quelqu’un de ton kagnivo a pris la peine de prévenir l’intendant de ton arrivée. »
Cette fois-ci, Dani avait eu bien du mal à cacher sa surprise. Pas que quelqu’un ait prévenu, non, mais que la cuisinière ait été au courant et, surtout, le lui annonce de but en blanc.
« Mais ce quelqu’un – qui n’a pas eu la délicatesse de laisser son nom ou son indicatif de kom soit dit en passant – a également oublié de préciser ce qu’il attendait que nous fassions de toi. En dehors du fait qu’il fallait qu’on te trouve une place bien sûr. Comme Lityo voulait partir, c’est moi qui hérite de ton auguste, ou de ton indésirable, personne. »
Kirun l’observait toujours de son regard neutre. Impossible de savoir ce qu’elle pensait de cette situation, et il avait préféré se contenter d’un tout aussi neutre « Je vois ».
Cette remarque lui avait valu un sourire en coin et quelque chose qui ressemblait pour la première fois à une vague trace d’émotion. De l’ironie, en l’occurrence : « Mieux que moi, je n’en doute pas. »
Mais le sourire avait disparu aussitôt, et la cuisinière avait repris : « Je me fiche de savoir ce qui se passe à Hoslet, et je me fiche de savoir pourquoi on t’a envoyé ici.
Ici » – son mouvement de main avait englobé la cuisine – « c’est mon domaine. Mes règles. En ce qui me concerne, tu remplaces Lityo. Le reste ne m’intéresse pas. Tu fais ton boulot, tu fais partie de l’équipe. Tu ne joues pas le jeu, tu dégages. C’est clair ? »
Dani avait réfléchi à la question. Sérieusement. Elle avait peut-être l’air d’une simple responsable d’équipe un peu bougonne dans une exploitation quelconque au fin fond des plaines d’Astharie, mais il n'avait pas douté un instant de sa sincérité. Et ses échanges avec l’intendant prouvaient qu’elle avait les moyens de mettre sa menace à exécution, indépendamment des pressions du kagnivo. S’il ne faisait pas l’affaire, elle pourrait le faire renvoyer, et probablement pas que de la cuisine. Or il n’était pas question qu’il rentre à Hoslet en disant qu’il s’était fait virer.
Il avait levé la main et prévenu – presque – honnêtement : « Je n’ai jamais travaillé dans une cuisine. »
Kirun avait fait un geste de la tête vers le personnel de cuisine qui s’affairait, sans pour autant le quitter des yeux : « La moitié d’entre eux non plus, avant d’arriver ici. Ce n’est pas la question. »
Il avait réfléchi encore un instant puis hoché la tête fermement : « Je ne connais pas vos règles, mais je suppose que si elles sont acceptables par des saisonniers normaux, alors je peux les suivre moi aussi, indépendamment de mon allégeance première. »
Kirun l’avait observé encore un court instant et il s'était demandé s’il n’aurait pas dû se contenter d’un « D’accord ». Mais elle lui avait tendu la main simplement : « Bienvenue dans l’équipe, alors. »
Il avait enlacé ses doigts dans les siens, complétant le geste traditionnel qui concluait un accord : « Merci. »