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Prenu dans la Crypte

Je regardais la porte avec désespoir. Dans un cliquetis, les glyphes se recombinèrent, puis disparurent sous la surface d'obsidienne.
– Cinbog ! Le juron résonna longuement dans les échos du couloir. Acoustique intéressante, mais qui ne m'aidait pas à ouvrir cette porte.

Cela faisait déjà deux jours que j'étais coincée dans ces tunnels. J'avais fini mes provisions, je rêvais d'un bon lit, et je n'étais pas arrivée à me débarrasser complètement d'un truc poisseux qui m'était tombé dessus quelques heures plus tôt, suite au temps un peu trop long que j'avais mis à ouvrir une autre porte. Au moins, celle qui m'arrêtait à présent n'était pas explosive.

Je n'aurais pas dû faire la maligne devant Dix de Der. Ce n'était pas souvent que les Cartes de si haut niveau daignaient visiter les plus jeunes. Ça ne faisait que six mois que j'avais reçu l'autorisation officielle de rentrer dans le Saint des Saint, et j'étais submergée par l'ennui des tâches qu'on me confiait. Je ne m'étais pas engagée pour ça. Aussi quand il était venu pour demander à notre cheffe de service “un peu d'aide pour retrouver un vieil artefact”, j'avais sauté sur l'occasion de sortir de la paperasserie.

Et même si j'avais faim, soif, et que je sentais comme une bande de murbaz, je n'étais pas prête à rebrousser chemin. Je trouverais leur fichu artefact.

J'avais un plan, une description de l'objet en question (bien qu'assez vague), et ça aurait du me prendre au plus quelques heures. J'avais déjà passé assez de temps dans la Crypte auparavant pour savoir qu'il ne fallait pas se montrer trop sûr de soi et je m'étais donc équipé au cas où je rencontre des difficultés ; mais je ne pensais pas en rencontrer autant.

L'objet se trouvait quatre niveaux sous les locaux des Échecs. Le premier niveau était facile, j'avais l'habitude des portes qui parsemaient cette zone et je les avais franchi sans difficulté. Le second m'avais demandé un peu plus de temps, mais rien de trop terrible.

Mais depuis que j'avais débouché dans le troisième niveau, je ramais comme une dingue.

Ce n'était pourtant pas le Sceptre du Khan que j'étais sensé récupéré ! Juste une babiole mineure, sans grande importance. D'ailleurs les quatre premiers niveaux étaient… bon, peut-être pas ouvert au grand public, mais néanmoins accessibles, en théorie, assez facilement.

La théorie rencontrait cependant la dure réalité de la pratique. Chaque porte que je rencontrais était plus laborieuse à déverrouiller que les précédentes. Il ne suffisait plus de combiner quelques glyphes ; il fallait élaborer des combinaisons complexes, résonnant avec l'essence symbolique des lieux. Ce qui aurait été déjà suffisamment délicat en soi. Mais j'avais en plus des perturbations de lakne dans la zone, et la durée d'apparition des glyphes sur les portes était vraiment aléatoire.

J'enviais les mages de plus haut niveau qui pouvaient appeler Sudga. L'amulette renforçait les sorts de faible niveau et permettait de passer outre de nombreux verrous. Même si elle se nourrissait de l'humidité de son porteur et donc, donnait soif. Le prix à payer me semblait acceptable, puisque j'avais de toute façon soif.

En soupirant, je repris le monocle qui pendait au bout de ma chaîne et le tapotait. Quel mot de pouvoir pouvait bien m'aider ? Je lui soufflait “Agrippe énergie pano”, puis le mis devant mon œil. Je retouchais alors la porte en prononçant à nouveau le mot magique :
– Eko !

Les glyphes réapparurent. Le monocle me montrait de nouvelles lignes de force ; “pano” semblait être une piste potentielle. Je murmurais les noms des glyphes tout en les manipulant le long des lignes. Mais déjà les couleurs s'affadissaient. Affolée, j'accélérais le mouvement. Soudain, un déclic se fit entendre, et la porte bascula. Je poussais un soupir de soulagement.

Je pénétrais alors dans une caverne assez grande. Bien, ça changeait des couloirs étroits. Des cinkigu'i traçaient d'innombrables chemins de lumière le long des parois ; à cette lumière ténue, la flore souterraine s'était développée. Je marchait avec précaution au milieu des spores de ledrok et des filaments de ranlab. Je vis même quelques gunji flotter dans un coin, ce qui voulait dire que les bog ne devaient pas être loin. Un nid de bog… Une vague intuition me fit quitter le chemin qui se dessinait à peine au milieu des mycoses en tout genre, pour me diriger vers les gunji.

C'était bien un nid de bog : les gunji flottaient au dessus, calmement, ne semblant pas s'émouvoir de ma présence pour le moment. Aller les taquiner pouvait me valoir un revif express, mais s'il y avait des bogs dans la zone, il était plus que probable que leur nid comporte des choses intéressantes. Peut-être même l'artefact que je cherchais : après tout, ces gros crabes trouvaient toujours des anfractuosités par où se glisser et ils n'étaient pas limités, comme moi, par les portes. J'évitais soigneusement de piétiner les ledgu'i du centre : les gunji comme les bog cultivaient ces champignons avec attention et pouvaient se révéler assez agressifs quand on les touchaient. Mais les bords du nid étaient couverts des débris que les bogs récupéraient au fil de leurs déambulations. En évitant tout geste brusque, je me mis à fouiller les tas. Il y avait beaucoup de poussière (pas de mumut là où passe les bogs, et inversement) et des détritus en tout genre : ferrailles, bout d'engrenage, krili malformés, petits os, bouts de tissus et de papier. J'essayais de ne pas trop déranger l'ordonnancement des piles. Là aussi, les bogs peuvent se montrer soudain susceptibles après une période d'indulgence.

Ma fouille ne se révéla pas très utile. Je trouvais tout de même un très joli petit anneau, un engrenage en bon état (qui ne pouvait pas me servir tel quel, mais j'aimais la texture de son matériau), et un… truc. Aucune idée de ce que ça pouvait être, si c'était cassé ou fonctionnel, mais l'objet avait éveillé ma curiosité. Un machin plein de branches et de roues dentées. Je demanderais en revenant à la surface.

Je vidais mes poches et laissait à l'entrée du nid quelques offrandes en échange de mon chapardage : le papier qui avait servi à emballer mes sandwichs, une boite à bonbon vide, et un k'iu. Ça n'allait pas me manquer, et ça répondait à cette règle que tout habitant de l'Infra apprend (parfois à ses dépends) : pour chaque objet pris dans un nid de bog, il faut laisser autant d'offrandes.

Je repartit en arrière, glissant l'anneau à mon petit doigt et jouant avec l'engrenage. Le truc bizarre, je le laissais au fond de mon sac. Ça aurait été gênant que ce dernier machin se révèle plus magique que ce que je pouvais en voir à première vue.

J'arrivais ainsi à la porte suivante, toujours assoiffée et affamée, mais le cœur un peu plus léger. D'accord, je n'avais rien d'utile, mais l'anneau était vraiment joli.

Je reprit mon monocle, lui lançant la même incantation que pour la dernière porte puisque ça m'avait porté chance, puis lançait mon “eko” sur la porte.

Cette dernière bascula directement. Un peu étonnée, je la franchis, n'osant croire à ma bonne fortune. Cela arrivait parfois dans les niveaux supérieurs, mais je ne m'attendais pas à ça ici.

La porte suivante se révéla presque aussi facile à passer ; quelques glyphes mineurs, rien de complexe. Celle d'après tout autant.

Je ralentis le pas, suspicieuse. Le niveau de zbasu était remonté à la normale depuis la caverne, ce qui pouvait expliquer en partie la cohérence des glyphes, mais il y a une règle qu'on apprends vite dans la Crypte : “Quand c'est trop facile, c'est qu'il y a un problème”.

Mais je ne tombait sur aucun problème avant d'arriver à la salle où l'artefact était sensé se trouver. La suite de porte qui m'y mena révélait des problèmes faciles, digne du Premier Niveau. La porte finale me prit du temps à passer, mais sans me jouer de mauvais tour.

La salle qui se trouvait derrière était… angoissante.

Toutes les parois étaient sculptées d'yeux. Des petits, des géants : j'avais l'impression que tout la crypte me scrutait. De simples yeux de pierres, tous tournés vers un piédestal au centre de la pièce. Sur ce dernier, ce qui devait être mon artefact : une tête dorée aux yeux fermées.

Je ne me saisit pas tout de suite de la statuette. Je lançais tous les sorts de détection de mon arsenal, que je complétais avec un examen attentif de la pièce. Je passais au moins une heure à tout regarder avec précaution. Pas de piège, pas de lanceur de fléchette dans les murs, avec un peu de chance pas de gaz toxique qui allait se déverser des aérations, pas de pression sous la statuette (pour ce que je pouvais en voir), ni dans les dalles… Pour parfaire ma paranoïa, je dessinais un cercle de protection autour du piédestal.

Ils n'auraient pas envoyé une novice comme moi si c'était vraiment dangereux, n'est-ce pas ?

Ayant épuisé tout ce à quoi je pouvais penser comme mauvais coup, je me décidais enfin à prendre la tête dorée. Je la soulevais avec précaution. Rien.

Je poussais un soupir de soulagement, et me retournais vers la porte.

Qui se referma avec un claquement sec.

Dans le même temps, tous les yeux s'illuminèrent. Je jure que ce n'était pas de l'obsidienne quand j'étais entré dans la salle ; mais à présent chaque sclère avait pris cette teinte caractéristique, se parant des mêmes glyphes qu'on trouvait sur les portes, tandis que les iris dessinaient des farandoles de sceaux, et que les pupilles s'ornaient d'un seul glyphe rougeoyant, toujours le même : “Xunre”. J'aurais pu rire de la blague, si j'avais été moins effrayée.

Les glyphes défilaient sur les écrans. J'entendis soudain un déclic derrière mon dos, suivi du lent cliquetis d'engrenages. Je me retournais, et constatais que le piédestal descendais doucement dans le sol. Il n'y avait pas à se tromper sur le tic-tac monotone qui accompagnait cette descente : c'était un compte à rebours. Sans même y penser, je me mit à réciter l'injonction ordurière :
– Cinbog, cinbog, cinbog…

Mes précautions n'avaient servies à rien.

Je m'approchais de l'œil le plus près, cherchant à capter les motifs des glyphes qui passaient. Xunre : l'objectif se devinait facilement, mais cela allait vraiment vite. Le bruit d'horlogerie dans mon dos m'angoissait, me poussant à tendre la main, effleurant les glyphes xunre qui défilaient dans la sclère, les poussant vers l'iris. Lorsque j'eus dessiné un cercle rouge autour de ce dernier, la sclère devint noire, tandis que le cercle de glyphes, le sceau de l'iris et le signe de la pupille se fondaient en un unique rond rouge. Je passais alors frénétiquement à l'œil suivant.

Combien de temps ais-je passé à aligner ses glyphes ? Cela m'a semblé interminable. Il y avait tellement d'yeux dans cette salle ! Et ce piédestal qui s'enfonçait, moins vite que je ne le craignais, mais bien trop vite quand même. Enfin, il me sembla que tous les yeux étaient devenus noirs avec une pupille rouge. J'entendis alors l'ouverture d'une porte.

Mais ce n'était pas la porte d'où je venais. C'était celle qui menait encore plus loin.


– Hooooo, cinbog… gémis-je.

Mais le piédestal n'avait pas fini de descendre. Je n'avais pas envie de voir ce qui arriverait quand ce serait le cas ; aussi je passais la porte. Qui se referma elle aussi après mon passage.

Mais cette fois, j'étais dans un couloir tout ce qu'il y avait de classique. Je m'allongeais contre le mur, éreintée. Que mon honneur aille se faire voir, je rendais les armes. C'était peut-être mal vu par les Mages de se servir de son kom quand on était dans les niveaux inférieurs, mais Grand Bog ! Je ne voulais pas mourir de soif dans ces couloirs. Cela me semblait être une agonie assez pénible. Par ailleurs, je n'étais pas assez masochiste pour envisager sereinement de me faire offrir un revif express. Et je n'avais pas l'intention de repasser par cette salle effrayante.

J'allumais les ondes de mon kom, espérant capter au moins une fréquence T. Mais seul les canaux de maintenance de la Ville répondaient, et je ne pouvais pas envoyer de message dessus.

Je me relevais péniblement et repris mon avancée. J'allais peut-être trouver un autre chemin pour revenir en arrière… Ou alors un endroit où le kom passait.

J'errais ainsi longuement dans les profondeurs. Je passais les portes sans trop de mal, mais chaque fois que je croyais trouver un passage pour remonter, cela se terminait sur un cul de sac, ou par une nouvelle descente. J'étais certaine d'être à présent dans les niveaux où on pouvait rencontrer des démons sauvages.

C'est probablement l'idée de ces féroces démons tapis dans chaque coin d'ombre qui me fit pousser un terrible cri d'effroi lorsque je tombais nez à nez avec un autre ra au détour d'un couloir. L'autre hurla de même. Ce qui me fit crier d'autant.

Il nous fallu un peu de temps pour nous calmer. Enfin, après avoir repris son souffle, il me dit :
– Vous, vous n'êtes pas d'ici, hein ?

Je pris le temps de le dévisager. Ce n'était probablement pas un démon, même si j'avais entendu dire que certains prenaient forme ra. Il ressemblait à un vieux runzatra décati, la peau synthétique grise et rapée, quand elle ne laissait pas apparaître les mécanismes. Il n'était pas très grand.
– Non, répondis-je. Je me suis perdue, je n'arrive plus à remonter.
– Vous voulez aller où ?
– La salle des Échecs, ce serait merveilleux.
– Un long chemin…

Il s'interrompit brutalement, regardant ma main avec fixité. Gênée, je finis par l'agiter devant lui :
– Quoi ?
– Cet anneau… Où avez-vous eu cet anneau ?
– Je l'ai trouvé dans un nid de bog.
– Donnez-le moi !

Je reculais d'un pas, surprise par le ton hargneux.
– Doucement, on ne se connaît pas, et il n'y a pas de raison de se battre.
– Cet anneau, c'est le mien. Je l'ai perdu il y a des années. Je le cherche depuis… depuis si longtemps.
– Ha…

Ennuyé, je regardais l'anneau à mon doigt. Si joli… Mais bon, si ce type bizarre était ma porte de sortie, je n'allais pas le contrarier.
– Je vous propose un marché. Vous me ramenez en haut et je vous le rends.

Sa tête bascula un peu sur le côté, comme le faisait ce genre de vieux modèle lorsque les informations à traiter étaient importantes, et je pouvait presque entendre les cliquetis dans son crâne. Mais non, il ne pouvait pas être aussi vieux,il n'y avait plus que des automates pour être équipé de processeurs mécaniques. Enfin il me tendit la main :
– Marché conclu. Mais pas de blague. Vous me rendez l'anneau quand on arrive au premier niveau.
– D'accord, d'accord.

Je n'aimais pas trop ses manières, mais avais-je le choix ?

Il me guida dans le dédale des portes, des salles et des couloirs. Je vis des choses extraordinaires lors de ce retour, mais mon esprit était surtout concentré sur la nécessité de retrouver la civilisation. Enfin, nous retrouvâmes les couloirs couverts de tapis du premier niveau. Avec regret, je lui cédais l'anneau. Ce n'était qu'une babiole, mais je l'aimais bien. Il me quitta alors et repartit vers les profondeurs, et je ne l'ai plus recroisé depuis.

Rapporter l'artefact me valu une belle promotion. Cette récompense me parut moins savoureuse que le bain que je pris à mon retour chez moi et le copieux repas que je me fit servir à la taverne en bas de ma rue.

Quand à l'anneau et au vieux runzatra ? Ou le pourquoi de cette salle pleines d'yeux ? J'eus le fin mot de l'histoire bien des années plus tard. Mais ce serait une autre histoire, pour une autre nuit…

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