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La voix

J’abats le maillet mécaniquement, laissant mes mains faire le travail ; tandis que mon esprit vagabonde au rythme des chocs répétés.

La fatigue est une compagne de tous les jours, qui drape de son engourdissement les pensées et les gestes. Chaque idée vient péniblement, puis s’efface rapidement. Je suis vaguement conscient que je dois répéter, jour après jour, les mêmes enchaînements de concepts tandis que mes mains accomplissent le même travail.

J’aimerais en discuter avec mes compagnons, certains jours. Mais durant le travail, le bruit est assourdissant et lorsqu’il s’arrête, nous nous écroulons, tête vide et corps abattu.

Parfois, je me dis que tout ça est voulu. Travailler chaque jour jusqu’à l’épuisement, pour ne pas se poser de questions.

Je ne m’en poserais pas, si la voix n’avait pas commencé à me murmurer ses mots.

Ou peut-être que je m’en posais déjà avant. Comment savoir ? Ici, chaque jour se ressemble et le passé finit par ne plus exister, par n’être que la même journée qui se répète sans fin.

Mais ce n’est pas complètement vrai. Parfois, les choses changent. Il y a de cela une infinité de temps, je me souviens que mon travail était de charrier les brouettes. Brouettes pleines de matières à amener aux fleurs de lirium, brouettes pleines de la récolte ou des cailloux à ramener. Et d’autres tâches encore, avant ça.

Depuis combien de temps suis-je affecté au travail actuel ? Impossible de savoir.

Par petits coups, je dégage la fleur de la gangue de pierre dans laquelle elle pousse. Il n’y a rien de bien complexe dans ce que je fais : le lirium est plus dur que la pierre et je ne l’entaillerais pas avec les outils à ma disposition. Je me concentre sur le ciseau qui patiemment fait sauter les éclats, admirant l’éclat argenté de la fleur qui apparaît dessous. Hypnotisé, paisible, je vois peu à peu tomber l’enveloppe minérale.

La voix me sort de ma torpeur. Elle chuchote, insistante. Elle ne s’adresse pas à moi, pas directement, je le sais. Pourtant, c’est comme si elle était derrière mon épaule.

Je ne me retourne pas. Je sais qu’il n’y a rien. Je n’ai pas envie d’attirer l’attention des surveillants. C’est ensuite du temps à répondre à des questions dont je ne comprends pas le sens, puis devoir avaler leurs “médicaments”, sous prétexte que la chaleur de la mine m’est montée à la tête. Mais je sais que la chaleur n’y est pour rien. La voix parle quand elle le souhaite, et alors rien ne l’arrête.

Je n’ai rien à lui dire, alors je ne lui réponds pas souvent. Une fois, amère, elle a discouru un long moment sur l’absence de curiosité. C’est peut-être depuis ce moment que je me pose des questions, parfois. Quand la fatigue retire sa gangue de torpeur de mon esprit. La voix est comme le ciseau sur le lirium, elle me laisse peu à peu entrevoir le monde.

Nous ne parlons pas dans la mine. Cette pensée revient tandis que j’écoute la voix d’une oreille distraite. Nous ne parlons pas, pas seulement à cause du bruit et de la fatigue, mais parce que nous n’avons rien à nous dire. Que dirions-nous ? Notre horizon se limite au travail. Extraire les fleurs, les faire pousser, éclore, puis les cueillir, les traiter, les mettre dans les caisses. Travail sans fin, qui recommence indéfiniment. Les seuls moments où l’on parle, c’est pour prévenir du passage d’un chargement, avec le cri familier des mineurs. Les seuls qui parlent vraiment sont les ingénieurs, qui passent et parfois discutent longuement d’un fontis ou d’un étai un peu faible, avant de dire comment consolider la galerie. Mais les ingénieurs sont comme les surveillants : ils ne sont pas de notre monde.

La voix ne parlerait pas à eux.

La voix dévide ses histoires et sans comprendre tous les mots, certains éveillent un écho en moi. Je suis sûr qu’un jour, j’ai su à quoi ressemblait l’herbe. Je crois savoir de quoi elle parle quand elle disserte de famille. Mon cœur se serre étrangement quand elle évoque la tendresse.

Pendant de longs jours, j’ai rassemblé les mots. Je voulais dire… mais les pensées se brisaient au moment de prendre la parole.

Puis je me suis affalé sur ma couche, au côté de mes compagnons, et j’ai demandé : -Pourquoi sommes-nous là ?

L’un d’eux m’a répondu par un grognement. Les autres par des ronflements.

***

Les surveillants ont des armes. Je n’avais pas pris conscience jusque là que ces armes n’étaient pas forcément destinées à une menace extérieure. Je sais, sans savoir d’où me vient cette idée, qu’il y a parfois des voleurs dont il faut se défendre. Et le lirium, que nous prenons tant de temps à extraire, j’ai la vague intuition qu’il pourrait intéresser des gens. Sinon pourquoi se donner autant de mal pour l’avoir ?

Je n’ai pas souvenir d’avoir vu les surveillants se servir de ces armes. La voix doit commencer à me rendre un peu fou.

De toute façon, pourquoi leur voudrions-nous du mal ? Ils sont juste là pour vérifier que nous faisons bien notre travail, pour superviser les changements d’équipe et pour s’occuper de ceux qui ont un coup de chaud ou se blessent.

Ces armes doivent être là pour leur donner confiance. Après tout, nous sommes dans le Salargug et ici, un ra sans arme est un ra mort. Tout ça est logique.

Mais alors, pourquoi nous, nous n’avons pas d’arme ?

Peut-être pour ne pas nous blesser. Ce serait encombrant, avec les outils.

Oui, voilà pourquoi les surveillants ont des armes. Pour nous protéger, nous.

***

Je sais que mon esprit tourne en boucle. Toujours les mêmes pensées. Si la voix ne changeait pas de sujet de temps en temps, je ne m’en rendrais peut-être pas compte.

***

Et si nous étions des criminels ? Et si travailler ici était une pénitence ?

Que faire des criminels dont plus personne ne veut ? Les nourrir à ne rien faire dans une prison ne sert à rien. Ce que nous faisons ici est utile.

Ou bien, on nous fait croire que c’est utile. Peut-être que d’autres mineurs, ailleurs, cachent le lirium qu’on extrait dans des gangues de pierre. Nous avançons sans fin dans la même mine, tournant en rond, les uns défaisant le travail des autres.

Pourquoi refaire toujours la même chose ? Cela pourrait être une punition. Ce serait bien compliqué, quand même : il doit y avoir des tâches plus utiles. Donc, ce que nous faisons doit être utile.

Mais ça pourrait quand même être une punition.

Ou peut-être pas. Peut-être que j’ai décidé de venir travailler ici, il y a longtemps. Mais je ne m’en souviens plus.

La question tourne en boucle.

-Pourquoi sommes-nous là ?

Mais personne ne répond à ça, même pas la voix.

Je me demande si une famille m’attend, dehors. Non, je ne serais pas venu ici, si j’avais une famille.

Je me demande si j’ai choisi de venir ici.

Et si on m’a contraint, pourquoi ? Comment ? Et surtout, qu’est-ce que je pouvais faire, avant d’être là ?

Peut-être ai-je toujours été là. Peut-être que le lirium que nous extrayons est un ra en gestation. Il est emmené, ailleurs, pour grandir, puis s’éveille à la conscience en revenant dans les mines.

Peut-être aussi que je rêve tout ça. Mais dans ce cas, pourquoi ?

***

Le travail ne change pas, ici. Jamais. On change juste d’équipe de travail.

À présent, je frotte les fleurs. C’est aussi épuisant que le reste. On prend l’huile qu’amènent les charretiers, et on frotte chaque fleur dégagée, soigneusement, cherchant à faire pénétrer dans ce métal luisant cette substance étrange. Quand l’huile devient poisseuse, c’est signe que ça commence à venir. Il faut alors continuer de frotter, encore et encore, jusqu’à ce que la surface du lirium soit aussi brillante qu’un miroir.

Ce travail-là est moins bruyant. Même si la mine continue de résonner des chocs des maillets et des grincements des chariots, je peux enfin m’entendre penser. Mais je ne peux toujours pas parler. Chacun sa fleur, et elles poussent loin les unes des autres ; trop loin pour pouvoir discuter dans tout ce bruit.

J’ai changé de poste, je crois, à cause de ma question.

Les surveillants m’ont emmené voir le médecin. Je ne lui ai pas parlé de la voix. Il m’a fait faire des tests. La voix restait silencieuse, mais pour une fois, je la sentais attentive à ce que moi, je vivais.

Elle n’a rien dit durant deux jours. Je les ai comptés, car son silence m’inquiétait. J’ai pensé en m’écroulant sur ma couche, le premier soir : “elle n’a rien dit.”

Le deuxième soir, j’ai pensé : “elle n’est pas venue, aujourd’hui non plus.”

Le troisième jour, elle est venue tandis que je remettais de l’huile sur mon chiffon.

Elle était comme mélancolique. Elle a parlé de la nature, des saisons, des lunes et des couchers de soleil. Je peinais à imaginer tout ça.

Et puis elle s’est mise à me parler des souterrains.

C’était une longue histoire, qu’elle continuait jour après jour. Elle me décrivait les tours et détours d’un ra sans nom dans des galeries souterraines, ce qu’il trouvait et découvrait dans chaque zone où il passait. Je n’avais pas de mal à voir ce qu’elle disait. C’était mon environnement, ça.

Je frottais la fleur de lirium, tout en l’écoutant, heureux d’avoir une amie pour me tenir compagnie dans ses longues journées. Heureux d’avoir recommencé à penser, grâce à elle.

Peu à peu, l’envie de marcher dans ces souterrains est venue. Puis l’envie a été si forte, que je me suis levé, alors que ma fleur demandait encore de l’huile, et j’ai avancé dans les galeries de la mine.

J’avançais, et je regardais mes compagnons travailler, absorbés par leurs tâches. L’esprit vierge, comme le mien l’avait été naguère, le corps devenu machine utile. Je savais que j’étais en train de faire une grande découverte, mais son sens m’échappait.

Un surveillant a fini par m’arrêter, me demander où j’allais. Je lui ai dit que je me dégourdissais les jambes. Il a prit un air inquiet. Il m’a raccompagné à mon poste.

***

Le lendemain, je ne suis pas allé travailler. Ils m’ont ramené au médecin.

Je me suis assis en face de lui. Il m’a regardé un long moment. Je le contemplais en retour, sans ciller. Sa longue moustache blanche me faisait penser à… je ne savais quoi. Encore une fois, le souvenir m’échappait, mais il était presque là.

Il m’a proposé d’autres tests.

Alors qu’il me demandait de compléter une série avec le bon symbole, la voix m’a surpris en me disant quoi répondre. Je me suis demandé si j’avais bien entendu. Le médecin me regardait, se demandant ce qui me prenait de sursauter comme ça.

La voix a répété la réponse. Visiblement, le médecin ne l’entendait pas.

J’ai donné la réponse. Le médecin est passé à une autre question. La voix m’a encore soufflé ce que je devais répondre.

Je lui faisais confiance. J’ai répété ce qu’elle me disait. Parfois, j’étais d’accord avec elle, mais souvent, je n’aurais pas été capable de savoir quoi répondre.

Le médecin a fini par poser ses fiches de tests. Il a croisé les doigts et il m’a regardé pensivement. Puis il m’a demandé si je voulais bien faire un dernier test.

J’en avais marre de ces tests, je voulais retourner à ma fleur, alors je lui ai dit. Il a souri, et il m’a laissé repartir.

-Soulagé, murmurait la voix d’un air agité, il a souri d’un air soulagé… Mais comment savoir ? Comment savoir ce qui est la meilleure solution ?

Je ne comprenais pas. Elle avait visiblement trouvé la solution à tous les tests. Je n’ai rien dit, et j’ai repris mon travail.

***


Toute la journée et toute la nuit
Sans cesse, la mine gémit
Les chemins de ronde arpentés
Par les surveillants au regard d’acier

C’est le ciel qu’il faut chercher
Ou dans la douce obscurité
Derrière ces galeries
Est la porte de sortie

Je me suis réveillé brutalement au son de la voix. C’était la première fois qu’elle me réveillait. Ce n’était pas le moment de reprendre le travail, pourtant : mes compagnons dormaient tous à poings fermés.

Je me serais bien rendormi à mon tour, mais la voix ne m’a pas laissé faire. Elle me poussait à me lever, à chercher.

Elle ne me laisserait pas tranquille. En grommelant, je me suis levé.

Je savais où étaient les surveillants et quelles galeries emprunter pour les éviter. Je suis allé loin dans la mine, plus loin que je n’étais jamais allé.

-Cherche, cherche encore… ce n’est pas loin, je le sais, je le sens, me chuchotait la voix avec frénésie.

Puis :

-Là !

C’était un trou dans un des murs, un trou dans un recoin, devant lequel il aurait été facile de passer sans le voir. Je me suis glissé dedans. Mes épaules luttaient contre la pierre. Ce passage n’avait rien d’évident.

Il n’y avait plus aucune lumière. Le noir était absolu et le silence assourdissant.

Puis je n’ai senti devant moi que du vide. Je ne pouvais pas me retourner, quant à reculer, pour où ?

Je me suis laissé tomber, sans savoir ce qui m’attendait.

L’eau juste en dessous m’a avalé. J’ai lutté pour rejoindre la surface, paniquant de ne plus savoir où était le haut, le bas. Puis je me suis rendu compte que j’avais pied. L’eau atteignait mon torse. Elle était gelée et je sentais un courant léger.

-Bien. Il ne reste qu’à suivre l’aqueduc. Plus loin, beaucoup plus loin… tu te souviens ? Après le réservoir de l’Avanie, enfin, la liberté.

Il n’y avait plus que la voix et moi. Envolés, le travail, la mine, le lirium, la chaleur, le bruit, les éclats miroitants des fleurs. Juste l’obscurité, le bruit de l’eau contre les murs, le froid. Et la voix.

Je me suis mis en marche, continuant à écouter ses histoires.

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