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Réveil

1)

Avant de s’endormir, l’apprenti chaman avait eu le réflexe de protéger ses rêves.
Aussi près des Brumes, c’était indispensable. A moins d’être un Brumaire, bien sûr, mais mieux valait ne pas évoquer cette secte honnie.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il réalisa qu’il avait bien fait : malgré ses précautions, il était en léger déphasage onirique, comme désorienté, engourdi.

L’environnement immédiat ne semblait pas dangereux – après tout, les Brumes présentaient un danger pour toutes les créatures, qu’elles sachent rêver ou non, et peu de prédateurs osaient s’en approcher.
Le jeune ra prit donc le temps de se rephaser avec le monde qui l’entourait, avant de se redresser.

Il s’étira, puis fit quelques mouvements d’assouplissement avec une grimace de douleur : le dépho n’était probablement pas la seule cause de sa raideur. Il avait sûrement rattrapé d’un coup plusieurs de ses nuits d’effort sans sommeil sur le chemin. Ce qui expliquait aussi sa faim de claden.
Il vérifia la position de la Mer, constatant qu’elle avait repris possession de la grève au pied des falaises, et décida qu’il était suffisamment à l’abri pour s’octroyer un vrai repas.

Dans les jours qui suivirent, l’ucikara observa la Mer et explora les environs proches. Il vit d’autres objets échoués, parfois très différents et parfois très ressemblants avec celui qu’il avait ramassé – et qu’il conservait précieusement dans son sac – mais il résista à l’impulsion d’aller les chercher.

Des bribes de légendes et d’histoires lui étaient revenues, et il pensait qu’il s’agissait là de fragments de rêves. Comme les sculptures étranges prises dans le givre. S’il l’avait osé, il se serait même débarrassé de celui qu’il détenait désormais, mais on ne pouvait pas plus jeter un rêve que le détruire. Pas sans tout un tas de précautions, en tous cas. Il lui fallait donc supposer que ce rêve l’avait choisi pour le porter plus loin.
Il espérait que ça ne serait ni trop loin, ni trop long.

Il apprit aussi à distinguer les variétés de plantes – ou fallait-il dire d’algues – sur la plage.
Certaines ressemblaient à des mousses, et rampaient sur les rochers et les blocs. D’autres, comme celles qu’il avait examinées le premier jour, se déployaient au bout de longues racines – à moins que ce ne soit des tiges… Ou des lianes…
Certaines étaient toutes en longueur, certaines formaient d’étranges outres, certaines s’enchevêtraient sur elle-même au point qu’on ne savait plus où était l’extrémité…
Toutes avaient en commun de s’agripper à un support comme si leur vie en dépendait – ce qui était peut-être bien le cas, si on considérait leur environnement.

Au bout de quelques jours, le ra dut se rendre à l’évidence. Il ne trouverait pas ce qu’il cherchait ici.
Il allait devoir s’éloigner du canyon au-delà de la limite qu’il s’était fixée jusqu’à présent. Celle qui lui garantissait, à peu près, de pouvoir rentrer avant de se faire rattraper par la Mer. Les mouvements de celle-ci ne semblaient pas tout à fait réguliers, mais il avait repéré de grandes tendances, et des périodes plus ou moins propices. En tous cas, il l’espérait.

Le lendemain, quand la Mer commença à refluer, il rassembla ses affaires – y compris son fragment de rêve – et se mit à longer la falaise sur sa gauche d’un bon pas.

Tandis qu’il avançait, ses yeux allaient de la falaise à la Mer, et vice-versa. Il lui fallait absolument trouver un nouvel abri avant que les Brumes ne le rattrapent.
Lorsque la nuit tomba, il marchait toujours. La Mer avait commencé à remonter et il estimait qu’il lui restait à peine quelques heures avant qu’elle ne le rejoigne lorsqu’il aperçut une formation étrange dans la falaise.

C’était difficile à estimer dans la faible luminosité, mais l’entrée d’une grotte semblait déboucher bien au-dessus de la limite habituelle des Brumes, et il lui sembla discerner une sorte de chemin, un passage érodé qui y grimpait.
Il se rapprocha et constata que, effectivement, l’accès était praticable, moyennant quelques acrobaties.

Sans hésiter, il entreprit l’ascension. L’abri avait l’air à peu près sûr, et le serait en tous cas bien plus que la plage lorsque la Mer l’aurait recouverte.
Le fond de la grotte se prolongeait en un tunnel qui se ramifiait rapidement, mais l’ucikara préféra ne pas s’y enfoncer. Même pendant son séjour dans l’enceinte policée et contrôlée de l’InfrAcadémie, il n’avait jamais été à l’aise avec le monde souterrain de Ratmidju.

Il s’installa donc à l’entrée de la grotte pour surveiller la progression des Brumes.
Lorsque le jour vint enfin, la Mer était toujours là, ondulant paresseusement en contrebas de la grotte.

De son poste d’observation, le ra distinguait mieux les courants qui la traversaient, et la multitude de couleurs qui l’animaient. Il observa un moment les écharpes qui se déployaient lentement à l’assaut de la falaise et retombaient bientôt en tentacules informes dans la masse qui les avait vu naître.

Rassuré sur le fait qu’il était hors d’atteinte, il laissa son regard errer plus loin. Vers le large. Les nuages devaient s’être lassés, ou alors ils avaient renoncé à faire concurrence au moutonnement éternel de la Mer, et ils commençaient à se désagréger. Le soleil déposait quelques taches lumineuses sur les vapeurs, comme des taches sur le pelage d’un Glourf.
Le ra les suivit des yeux un moment, admirant les reflets qui naissaient sous la caresse du soleil, les doigts de vapeur qui se tendaient parfois dans les colonnes de lumière, comme pour mieux profiter de la chaleur.

Soudain, il se redressa d’un bond, plissant les yeux pour mieux discerner au loin.
Le soleil éclairait deux formes plus sombres qui semblaient flotter au dessus de la surface. A moins qu’il ne s’agisse d’une forme et de son ombre…
Lorsque la tache de lumière se déplaça, l’une des ombres disparut en effet, mais la silhouette principale resta là, immobile au-dessus des Brumes.

Le ra n’osait pas la quitter des yeux, tentant de discerner des détails malgré la distance.
Puis il aperçut une autre forme en lévitation, dans une autre tache de lumière. Et une autre encore. Il ne put retrouver la première, mais plus il contemplait la surface lointaine de la Mer, et plus il voyait de ces… choses étranges, qui flottaient paisiblement, comme un troupeau de branaz paissant les prés de blasas.

Jamais il n’avait entendu parler de ça. Comment avait-il pu les rater jusqu’à présent ? Elles devaient être énormes pour être visibles de si loin. Étaient-ce des animaux ? Il n’aurait jamais cru que des êtres vivants puissent vivre ainsi, près des Brumes, mais il avait vu les plantes qui survivaient marée après marée.

Les yeux toujours fixés sur le spectacle extraordinaire déployé devant lui, le jeune ra fit un pas de côté pour essayer de mieux voir, et se prit le pied dans le fragment qu’il avait extrait le premier jour. Surpris, il vacilla, tenta de se rattraper, et réalisa trop tard qu’il était vraiment très près du bord de la grotte.

Les Brumes étouffèrent le bruit de son corps lorsqu’il s’écrasa au pied de la falaise.

Nul ne sait ce qu’il advint du rêve inachevé qu’il avait arraché à la Mer et qui venait d’y retourner.

1)
Ce titre ne me plaît vraiment pas. Si quelqu'un a une autre idée pour indiquer la fin désagréable d'un rêve, je suis intéressée. Merci
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