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La relève est là

Le temps est un cycle. Ou plutôt, une infinité de cycles, emboîtés les uns dans les autres. Chacun d’entre eux le produit, le résultat, l’accumulation, d’une myriade de cycles plus courts. Ou peut-être plus longs. C’est difficile à dire. Le temps est variable.

Il y avait longtemps que Kirun avait suivi les cours du Dispensaire, ceux qui permettaient aux Oublieux de se souvenir, ou de réapprendre, le minimum indispensable pour retourner vivre dans le Khanat. Le cours sur le temps ne faisait pas partie de cette base, mais pour une raison qu’elle avait largement oubliée depuis, la cuisinière l’avait suivi quand même. Et d’ailleurs, le principal souvenir qu’elle en gardait, c’était celui de s’y être profondément ennuyée : bien sûr que le temps n’était que cycles. Pas besoin de disséquer le Cantique des Éons en long, en large, et en travers pour s’en rendre compte. Il suffisait de regarder autour de soi, d’être attentif à sa vie et à celle du Khanat… et pas concentré sur son seul sujet d’étude théorique. Et parfois, il y avait aussi des indices vraiment flagrants, songeait la cuisinière en regardant les deux enfants se précipiter vers elle dans le couloir.

Frère et sœur, tcara et ucikara, ils étaient arrivés avec leurs parents quelques jeftu plus tôt, lorsque les effets de la fenra avaient commencé à se tasser et que l’exploitation avait retrouvé plus ou moins une activité normale. Et donc une population d’employés conséquente. L’une de leurs mères, la tcara, avait rejoint l’équipe de Rin et travaillait désormais aux expéditions. L’autre, l’ucikara, s’activait aux champs. Et leur tcara de père, à moins qu’il ne s’agisse que du compagnon du moment des deux ra, avait trouvé à s’employer à la maintenance. Du coup, les deux enfants étaient plus ou moins livrés à eux-mêmes. Avec, certes, des consignes fermes de bien se tenir et de suivre les cours de l’InfrA sur leur kom, mais encore beaucoup trop de temps pour faire des bêtises. Ils étaient encore loin du niveau d’Isnat, mais Kirun soupçonnait qu’ils en avaient le potentiel. Et, comme Isnat, ils semblaient s’être attachés à elle.

Ils freinèrent moins qu’ils ne s’empilèrent pour s’arrêter devant elle. Sautillant d’excitation, parlant tous les deux en même temps, se poussant du coude pour savoir qui capterait le premier son attention… À côté d’elle, la cuisinière sentit le sourire de Tianji. Elles étaient en route pour leur soirée habituelle aux bains quand les deux garnements les avaient interceptées, et la responsable agricole les avait déjà repérés. Avoir leur mère dans son équipe avait sûrement aidé, mais Kirun n’était probablement pas la seule à avoir gardé des souvenirs vivaces des farces d’Isnat.

Finalement, la fille – il était impossible de savoir lequel était l’aîné – sembla l’emporter. Assez en tous cas pour interpeller la cuisinière :
« Kirun ! Kirun ! Regarde ce que Rin nous a donné ! »
Les deux adultes se penchèrent obligeamment pour observer le contenu de la petite boite que leur tendait l’enfant. Une forme allongée, un peu plus longue et épaisse qu’un doigt, était posée sur un fouillis de fibres de pelgru. Anguleux, vaguement insectoïde, l’objet semblait rempli d’un composant violet terne plus ou moins translucide. La cuisinière se redressa, dûment impressionnée :
« Sacrée trouvaille.
– Rin a dit que c’était un krilcak ! Mais ça ressemble plus à un krili, non ?! »
Le petit tcara la regardait, plein d’espoir.
« Tu sais ce que c’est qu’un krilcak ?
– Euh… Nago’i. »
Kirun sourit.
« Un krilcak, c’est un insecte minéral. » Les enfants se regardèrent, sans savoir si l’information était favorable à leur théorie. Ou pas. « La chenille du krilcak se fabrique un cocon pour pouvoir se transformer tranquillement en adulte. Et quand elle a fini sa transformation, elle le déchire et elle en sort en l’abandonnant derrière elle. Mais ce cocon n’est pas perdu pour autant : si les conditions sont favorables, il se remplit de… quelque chose… qui deviendra un krili. Ce que vous avez là, c’est un cocon de krilcak.
– Oh… » Les enfants s’affaissèrent, déçus.
« Et l’améthyste à l’intérieur, c’est un krili. Ou ce qui pourra devenir un krili après traitement.
– Vrai ? » D’un coup, les deux enfants se redressèrent, comme s’ils avaient eux-mêmes fonctionné sur krili et que leurs réserves avaient été soudain rechargées par la nouvelle.
« Vrai. »
Tianji confirma d’un hochement de tête.

Tête contre tête, le frère et la sœur contemplaient leur trésor. Mais le silence ne dura pas (assez) longtemps avant la prochaine question.
« Et comment on fait pour récupérer le krili ? »
Les deux adultes échangèrent un regard.
« Ouh là… C’est tout une technique. Enfin, surtout la taille. Pour les sortir du cocon, je crois qu’il faut juste les dépiauter tout doucement, en faisant très attention, parce que l’extérieur du krili est plus fragile que l’intérieur. Une fois que c’est fait, il faut le tailler et le polir. Mais mieux vaut demander à quelqu’un qui s’y connaît. Les krili sont fragiles quand on ne sait pas comment s’y prendre.
– Oh… Tu sais faire ? »
La cuisinière se mit à rire doucement.
« Nago’i. Ça ne se mange pas. » À côté d’elle, Tianji secoua aussi la tête en réponse au regard plein d’espoir que lui lançaient les deux enfants. « Mais vous pouvez peut-être demander à la maintenance. Ils utilisent pas mal de krili pour les machines. Ils ont peut-être quelqu’un qui sait au moins les retailler quand ils sont abîmés. »
Cela les fit réfléchir.
« Et après ? On pourra soulever plein de trucs avec ?
– Pour soulever des trucs, comme tu dis, il faut des krili rouges. Celui-ci est améthyste. Il permet surtout de restituer de la chaleur. J’en ai plein dans mes fours. Il y a aussi des blancs, qui servent à la communication : il y en a dans tous les koms. Et les noirs sont plutôt pour la lumière.
– Pourquoi les chemins de force sont bleus, alors ? Et pas rouges ?
– Parce que ça ne sert à rien de soulever n’importe où dans n’importe quelle direction. On pourrait faire un chemin de force avec uniquement des krili rouges si on les posait sur une route. Mais ça ne servirait pas à grand-chose de construire une route pour y poser les krili, hein ? Donc on utilise des krili bleus, qui permettent de focaliser l’énergie des autres krili. Dans un chemin de force, ils sont tous dans les pylônes, c’est quand même plus pratique. Et il y a aussi des krili jaunes, qui sont des catalyseurs. » Cela lui valut un double regard perplexe. « Si on associe des krili jaunes d’une façon bien particulière autour d’un autre krili, on arrive à avoir plus d’énergie qu’avec uniquement des krili normaux. »

Un long silence accueillit la leçon improvisée.
« Donc on ne peut faire que de la chaleur avec ? » Ce n’était pas tout à fait une plainte. Mais la cuisinière pouvait presque voir s’envoler toutes les idées de bêtises que les deux garnements avaient commencé à concocter avec leur beau cadeau. Elle retint un sourire. Oui, vraiment, un cycle.
« Il me semble que les krili peuvent être utilisés pour restituer l’énergie un peu sous n’importe quelle forme. Selon la couleur, ils sont juste plus ou moins efficaces. Encore faut-il qu’ils soient complets, sans impureté » - l’avertissement implicite passa très loin au dessus de la tête de ses auditeurs, mais Kirun n’avait pas vraiment espéré être entendue - « et correctement chargés.
– Et on les charge comment ?
– Soit on les confie à une mine de zbasu, ou à la Krypte.
– Ah non ! » La petite ucikara serra la boite contre elle, bien décidée à protéger son trésor. Son frère serra les poings.
« Soit on se concentre dessus. Vous avez commencé à apprendre un peu de manipulation de zbasu ? Un peu de magie ? »
Ils opinèrent.
« Eh bien, c’est à peu près pareil. Sauf qu’au lieu de lancer un sort, vous mettez votre énergie dans le krili. Vos parents pourront sûrement vous montrer comment faire pour ne pas endommager le krili en faisant n’importe quoi. »
Kirun s’autorisa sans vergogne cette légère entorse à la vérité. Pour autant qu’elle le sache, il n’était pas possible d’endommager un krili en se concentrant dessus. Au pire, on n’arrivait pas à le charger. Mais cet argument porterait sûrement davantage que de leur conseiller la prudence dans la manipulation de la magie. Et les parents auraient ainsi l’occasion de surveiller leur progéniture. Cycle ou pas cycle, elle n’était pas obligée de reproduire exactement le même fonctionnement qu’avec Isnat.

« Ceppers habite où ? »
Tianji s’étouffa à moitié à la question. Et Kirun fronça les sourcils avec sévérité.
« On ne dérange pas les ra à cette heure-ci. Votre krilcak ne va pas s’envoler pendant la nuit. Demandez déjà à votre père s'il s’y connaît.
– Mais il va nous le confisquer !
– Ceppers aussi, si elle apprend que vous faites des cachotteries à vos parents.
– Oh… Elle ne ferait quand même pas ça ? »
Tianji lâcha un petit ricanement. Elle imaginait sans doute aussi bien que la cuisinière la réaction de la responsable de la maintenance.
« Ceppers ne rigole pas avec certaines choses. Croyez-moi, mieux vaut passer par votre père. »
Les enfants hochèrent lentement la tête, momentanément vaincus par cette coalition d’adultes, et s’éloignèrent dans le couloir en direction de leur foyer.
« Mais il est à nous, hein, le krilcak ? »

Les deux responsables d’équipe les regardèrent tourner un peu plus loin, et Kirun se surprit à relâcher la respiration qu’elle avait inconsciemment retenue. D’un même mouvement, les deux ra reprirent le chemin des bains en silence. Mais au bout de quelques pas, Tianji lâcha, l’air songeur : « Tu as des nouvelles d’Isnat ? ».

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