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La Source de tous les maux

Le Khanat tout entier résonnait des mêmes mots. Une fenra. On avait découvert les manifestations d’une fenra à l’ouest, là où les Plaines devenaient le Désert du Ponant.

Des jours de recherche fiévreuse s’en étaient suivis, jusqu’à ce qu’il devienne évident qu’il ne s’agissait pas d’une petite Source à culno, mais bien plutôt d’une Source de ratmidju qui se répercutait à la surface. Loin, très loin à la surface. Et les explorations avaient alors repris, plus fébriles encore, dans la crainte grandissante qu’il s’agisse d’une fenra déjà ancienne, et passée inaperçue jusque là.

Il y avait peut-être des ra bienheureux qui avaient échappé à toute cette agitation, songeait avec un brin d’amertume Kirun en balayant la cuisine un après-midi, mais alors ils n’avaient pas de kom et aucun contact avec le reste du Khanat. Parce que c’était apparemment le seul et unique sujet de toutes les conversations. Sur toutes les fréquences du kom, à table, dans les équipes de travail, parmi les voyageurs de plus en plus nombreux qui traversaient les Plaines… C’était tout juste si les responsables de services réussissaient à donner leurs ordres.
Tout le monde ne parlait plus que de la Source.

Kirun soupira en continuant d’accumuler les débris et poussières en petits tas, et se sermonna intérieurement : elle était injuste. Il y avait probablement des tas de ra qui essayaient désespérément de ne pas penser à ce qui arriverait si la fenra n’était pas résorbée. C’était juste qu’il était quasi impossible, au moins dans une exploitation des Plaines, d’échapper aux rodomontades des apprentis héros en tous genres et aux récits horrifiques et soi-disant autobiographiques de gladiateurs plus ou moins expérimentés : une bonne partie des journaliers des Plaines ne rêvaient habituellement que de se couvrir de gloire dans l’Arène. Avoir l’occasion de participer à un combat de Source, pour eux, c’était … comme la légende du ra qui revenait du Monde des Rêves chargé de trésors. Eux ne s’inquiétaient pas de voir le monde disparaître : ils attendaient avec impatience de savoir où et quand ils pourraient prouver leur bravoure. Cette fenra était la chance de leur vie.

Alors, forcément, quand ils croisaient l’un des réfugiés qui avaient quitté la zone la plus touchée par la Source, un de ces malheureux qui fuyaient le danger… Kirun grimaça. Il y avait eu quelques accrochages assez moches, dans certains coins. La peur faisait faire de drôles de choses aux ra. Et l’aveuglement héroïque aussi. Le manque d’empathie et d’écoute réciproque n’était l’apanage d’aucune communauté.

Derrière elle, elle entendit soudain un murmure qui enflait. Ça ressemblait à « Ils l’ont trouvée ! Où ça, où ça ? ».
Elle secoua la tête : elle avait réussi à maintenir un semblant de normalité dans la cuisine, même si elle avait dû en exclure plusieurs ra avant que tout le monde intègre bien que la fenra pouvait perturber tout le Khanat si ça lui chantait, mais que ses effets s’arrêtaient à la porte de sa cuisine, et qu’elle ne tolérerait pas d’insultes ou de bagarres pour un prétexte aussi futile.

Mais elle ne pouvait pas grand-chose contre le kom.
Et elle devait bien admettre, au moins à elle-même, qu’elle avait hâte que tout ça finisse. Ce qui impliquait d’abord de trouver la Source et comment y accéder.

Elle se força cependant à continuer son balayage aussi normalement que possible. Mais, comme le murmure ne diminuait pas, bien au contraire, elle lança d’un ton sec : « A moins que cette fenra ne soit cachée dans les réserves, vous n’êtes pas dispensés du nettoyage. »
Le volume sonore baissa nettement, et elle termina de faire le tour de la grande salle à son rythme habituel avant d’aller ranger son balai. Le reste de l’équipe avait aussi presque fini le nettoyage, et elle laissa son regard s’attarder sur quelques traces qui leur avaient échappé. Les ra concernés comprirent le message et se dépêchèrent de réparer leur oubli. Kirun sourit sombrement : elle perdait du terrain face à l’influence déstabilisatrice de la fenra.

Avec hésitation, chacun se servit un en-cas avant d’aller s’asseoir en silence. La cuisinière secoua la tête et renifla ironiquement de façon audible : « Ça va, c’est la pause, là. »
Quelques rires gênés lui répondirent, mais les discussions redémarrèrent. Et Kirun écouta sans mot dire.
La Source avait effectivement été découverte. Au fin fond d’un labyrinthe de grottes et de tunnels oubliés. A peu près sous l’endroit où elle se manifestait le plus nettement en surface, pour autant qu’on pouvait en juger. Il avait apparemment fallu créer exprès un miroir d’obsidienne pour atteindre le réseau mais, une fois sur place, repérer la fenra avait été relativement simple : elle était déjà puissante.

A ce moment, la conversation se tarit à nouveau.
Certains des ra présents brûlaient de rejoindre le lieu où se déroulerait le combat, mais la plupart espéraient simplement que le combat en question suffirait à apaiser les énergies qui s’opposaient dans la Source, et à refermer celle-ci.
Les derniers considéraient les premiers comme des inconscients avides de reconnaissance. Et les premiers méprisaient ce qu’ils considéraient comme de la lâcheté. Les deux opinions étaient, pour l’instant, irréconciliables, mais au moins, personne ne tenait à être celui ou celle qui déclencherait un éventuel pugilat. Surtout pas sur le territoire de la cuisinière.

Kirun savait bien que, lorsque la fenra serait résorbée – elle espérait ardemment qu’elle le serait – les deux groupes se rapprocheraient. Ceux qui reviendraient du combat, auréolés de la gloire de la victoire, seraient des héros et non plus des inconscients. Et ils en auraient appris assez sur la Douleur pour ne pas mépriser ceux qui ne la recherchaient pas.

Mais pour l’instant, cela signifiait que la cuisinière allait perdre à peu près un quart de ses ra. Aller combattre une Source faisait partie des clauses de rupture immédiate de n’importe quel contrat. Elle en avait déjà discuté avec l’intendant.
Elle reposa sa chope : « Ceux qui veulent partir, allez faire vos sacs et passez voir l’intendant : vous pouvez y aller dès maintenant si vous le voulez. »
Elle passa en revue son équipe, fixant l’un après l’autre chacun de ceux qu’elle libérait : « Faites honneur au camp que vous représenterez. Et si vous vous sentez faiblir, souvenez-vous que c’est aussi pour nous que vous vous battez… »
Elle marqua une pause avant d’ajouter, abandonnant son discours formel avec un petit sourire : « Et que si cette fenra arrive jusqu’à ma cuisine, vous tâterez de mon balai. »
La vieille plaisanterie marchait toujours, et tout le monde se mit à rire avec soulagement.

Les ra qui voulaient se battre se dirigèrent rapidement vers leurs quartiers et Kirun les regarda partir avec un pincement au cœur. Il n’y avait rien de pire qu’une Source. Elle perturbait la trame même du Khanat, et personne ne savait dans quel état reviendraient ceux qui se seraient affrontés pour elle.
Ni même s’ils reviendraient.
Elle retint un soupir. Elle avait réussi à alléger l’atmosphère, elle n’allait pas la re-plomber en montrant son inquiétude. Les combattants allaient prendre beaucoup de risques pour elle. Bon, d’accord, pour tous les autres ra aussi. Mais le moins qu’elle pouvait faire, à son niveau, c’était de veiller à ce qu’ils aient un endroit où revenir.

Elle vida le reste de sa chope d’un coup et adressa un sourire complice aux ra qui restaient en montrant les verres et gâteaux abandonnés par les partants : « Bon. On dirait qu’il leur reste quand même à apprendre la règle numéro un du héros. Ne jamais partir au combat le ventre vide. »
Cette fois-ci, les rires qu’elle obtint étaient sincères.
« Des volontaires pour leur préparer de quoi tenir toute la route ? » Tout le monde l’était, et Kirun se sentit soudain mieux.

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