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L'Arène

Après beaucoup de grommellements, Kirun avait fini par céder.
Et, tandis que se déroulait le service du soir, le kom déversait dans toute la cuisine les échanges plus ou moins enthousiastes des commentateurs chargés de commenter les combats du jour dans l’Arène.

En temps normal, la cuisinière n’aurait jamais accepté cette entorse au calme de son domaine.
Mais l’un des affrontements de ce soir était particulier : c’était le premier combat de Lityo.
Et plutôt que de devoir se battre avec des aides concentrés sur leur kom personnel pour écouter la retransmission, Kirun avait préféré accepter le principe d’une diffusion générale.
A défaut de silence, elle espérait au moins obtenir en compensation la garantie d’une certaine application au travail.
Et elle serrait donc les dents en essayant de faire abstraction des commentaires creux et des platitudes avec lesquels les chroniqueurs meublaient leur temps de fréquence.

Quand elle s’arrêtait de maugréer intérieurement, Kirun reconnaissait, à leur décharge, que ça ne devait pas être simple.

D’abord, même si des notions comme le jour et la nuit n’avaient pas forcément de sens à ratmidju, là, il était un peu tôt dans la soirée pour que la foule se presse dans l’Arène.

Ensuite… Eh bien, les affrontements de ce soir n’étaient pas ce qu’on faisait de plus prestigieux dans le genre.
Beaucoup de rencontres entre débutants, ou avec quelques gladiateurs un tout petit peu plus expérimentés.
Le public clairsemé se divisait donc essentiellement entre deux grandes catégories : d’une part les proches des combattants, qui ne s’intéressaient qu’au seul combat où ils connaissaient quelqu’un.
Et d’autre part, les professionnels de l’Arène à la recherche d’un futur champion, qui n’écoutaient certainement pas cette fréquence pour se faire une idée sur le potentiel de l’un ou l’autre des participants.
Il ne devait donc pas y avoir beaucoup d’auditeurs à l’écoute.

En fait, et Kirun avait eu bien du mal à y croire quand on le lui avait expliqué, le combat de Lityo était le clou de la soirée.
Il avait apparemment bien réussi dans l’école de gladiateurs qu’il avait rejointe – et que la cuisinière aurait été bien incapable de nommer.
Ce qui lui donnait le droit de combattre tout de suite dans une catégorie un peu plus prestigieuse que les simples débutants – catégorie dont, là encore, la cuisinière avait presque immédiatement oublié le nom horriblement compliqué.
Et il affronterait donc ce soir un gladiateur nettement plus ancien. Et un peu plus connu.

La cuisinière n’avait pas réussi à comprendre si c’était une façon de valoriser le petit nouveau, ou une punition pour le vétéran. Peut-être un peu des deux.
Mais ça voulait dire qu’il passerait le dernier, et qu’elle allait donc devoir supporter les bavardages ineptes des commentateurs pendant tout le service.

Pour l’heure, et tandis que la salle se remplissait d’ouvriers agricoles de retour des champs, la présentation traditionnelle se terminait.
Lityo eut droit à un descriptif relativement élogieux malgré sa brièveté, qui fit lever les yeux à Kirun, surprise, et qui provoqua quelques sifflements appréciateurs et encouragements parmi ses anciens collègues.
La présentation de son adversaire, et de son palmarès, était nettement plus longue et fournie, et un murmure approbateur se répandit dans la salle – aussi bien côté préparation que côté restauration. Apparemment, même s’il fallait être un fan de l’Arène pour le connaître et qu’il n’avait jamais atteint un rang vraiment prestigieux, ce ra avait une certaine notoriété.
L’entraîneur de Lityo devait avoir une sacrée confiance en lui pour lui opposer un tel adversaire dès sa première sortie.

La cuisinière grinça des dents.
Elle commençait à regretter sa décision.
Elle fit signe à Selim d’assurer l’intérim, et sortit rapidement dans le couloir.

Lorsqu’elle arriva au bureau de l’intendant, elle constata avec une grimace qu’il écoutait la même fréquence. Pas très fort, mais suffisamment pour que d’éventuels visiteurs en profitent également.
Contrairement à son habitude, il n’était pas plongé dans ses formulaires, mais confortablement adossé dans son fauteuil, et visiblement concentré sur la description du premier combat.
Il haussa un sourcil, apparemment surpris de l’arrivée de la cuisinière :
« Vous craquez déjà ? »
Kirun secoua la tête :
« Non. J’ai donné mon accord, et je m’y tiendrai. »
Elle marqua une pause avant d’ajouter :
« Même si je ne risque pas de recommencer de sitôt, je vous le garantis. »
L’intendant sourit à l’acidité dans sa voix, mais la laissa continuer.

« En fait, je voulais savoir s’il était possible d’étendre la diffusion à la grande salle. »
L’intendant pencha la tête :
« Vous venez de dire que vous vous tiendriez à votre accord.
- Oui. Mais apparemment, Lityo a décroché le gros lot. Du moins, c’est comme ça que l’interprètent les ra qui sont en train de manger en ce moment.
Si tous ceux qui s’intéressent à la Gladiature restent à table pour suivre le combat, les suivants vont se retrouver debout.
Et je n’ai pas besoin de davantage de bazar qu’il n’y en a déjà, avec la moitié de mon équipe qui se concentre sur ses oreilles plutôt que sur ses mains. »
L’intendant réfléchit un moment en silence. A moins qu’il n’écoutât la fin du premier combat, remporté a priori par une brute qui avait assommé son adversaire de façon expéditive et qui ressortit donc sous les sifflets pour le piètre spectacle qu’il avait procuré.
« Je suppose que, pour un ancien de l’exploitation comme Lityo, je peux faire ça, oui. »
La cuisinière hocha la tête, soulagée.
« Ki’e. »
L’intendant lui sourit en retour puis ferma les yeux, croisa les mains sur son ventre, et se radossa dans son fauteuil. Kirun le laissa à son écoute de la retransmission – ou plutôt des réclames insérées entre les combats – et reprit la direction de la cuisine.

Lorsqu’elle y parvint, le deuxième combat s’engageait.
Elle tenta de se concentrer sur ce qui se passait dans la cuisine et de faire abstraction du bruit ambiant.
Heureusement, si l’on pouvait dire, cet affrontement fut aussi expéditif que le précédent : l’arbitre l’interrompit après seulement quelques passes, quand l’une des adversaires égorgea à moitié son opposant.
Les soigneurs intervinrent à temps pour éviter au malheureux un passage par le Monde des Rêves, mais l’arbitre renvoya tout le monde aux vestiaires sans accorder la victoire à aucun des deux participants.

Kirun profita de la pause qui suivit pour signaler sèchement aux ra qui avaient fini leur repas que, même si elle n’y connaissait rien en Gladiature, elle pouvait leur faire une démonstration de balayage de plancher accéléré, et qu’ils seraient donc mieux dans la grande salle pour suivre la suite des événements.
La plupart d’entre eux semblèrent sensibles à l’argument et lorsque les horripilants commentateurs revinrent sur la fréquence, la salle de restauration se décongestionnait lentement pour retrouver son effervescence habituelle, ou peu s’en fallait.

Le troisième combat démarra, et il devint vite évident, même pour la cuisinière qui essayait de ne pas écouter, que les deux adversaires hésitaient à rentrer vraiment dans la mêlée.
Ce n’était pas vraiment surprenant, après ce qui était arrivé au… Kirun secoua la tête, déjà incapable de se souvenir du nom qu’on donnait à la classe des gladiateurs débutants… bref, après ce qui était arrivé au combattant précédent.
Mais ça ne plaisait visiblement pas à l’arbitre, qui commença à aiguillonner les deux gladiateurs de la voix, puis du bâton quand les encouragements et les cris se révélèrent insuffisants.

La cuisinière commença aussi à tapoter les épaules de ceux de ses aides qui oubliaient un peu trop leurs tâches au profit de la retransmission à son goût.
Tous se remirent à l’œuvre avec une diligence forcée, voire un peu penaude, et Kirun put reprendre sa place à temps pour entendre l’arbitre annoncer la fin du combat et la victoire d’un dénommé Tsabalsoimle.
Ça sentait le nom de scène grandiloquent à plein nez, même si la cuisinière ne connaissait pas assez la langue sacrée pour en saisir tout le ridicule.
Elle retint un ricanement. Au vu des réactions de l’ensemble des présents dans la cuisine, elle était probablement l’une des rares à ne pas être sensible au prestige et à la grandeur des Gladiateurs.

La pause suivante ne déboucha pas directement sur un nouveau combat.
Apparemment, l’arbitre n’était pas content. Et il le faisait savoir à l’ensemble des combattants et de leurs entraîneurs, et en faisait profiter également le public et les auditeurs.
Il leur rappelait en termes cinglants les grands principes du Code d’Honneur en général et de la Gladiature en particulier. Et il expliquait à tous avec un mépris à peine voilé que, s’ils ne se sentaient pas prêts aux sacrifices imposés par cette voie, ils n’avaient qu’à déguerpir au lieu de souiller l’Arène de leur faiblesse.

Ce n’était pas dit exactement en ces termes, mais c’était clairement l’impression générale qui se dégageait de son discours.
Kirun soupira.
Dans toute la salle, des ra se redressaient, comme s’ils avaient eux-mêmes été pris en défaut par cet arbitre invisible, qui haranguait les combattants là-bas, à Natca.
La cuisinière secoua la tête, en se répétant que la population des journaliers était majoritairement composée de ra qui rêvaient de Courtoisie, que ce n’était pas le cas de tous les habitants du Khanat, et qu’elle n’était donc pas anormale parce qu’elle préférait éviter la Douleur.

Bien sûr, elle comprenait – intellectuellement – l’utilité de la Gladiature.
C’était le seul moyen de maintenir les compétences nécessaires pour refermer les Sources. Elle frissonna. Le moins souvent possible, mais on ne pouvait pas vraiment se permettre de l’oublier.
Et puis, ça occupait tout un tas de ra qui auraient risqué de faire des bêtises autrement.
Sans compter que ça comblait un certain nombre de besoins chez les spectateurs, et que ça donnait du travail au personnel de l’Arène.
Et, d’une certaine manière, ça fournissait de la main d’œuvre aux Plaines : il fallait bien gagner de quoi les payer, ces entraîneurs.
Oui, la Gladiature avait des tas d’utilités.
Mais voir des ra s’infliger mutuellement un maximum de souffrance avant de s’écrouler ? Non, décidément, très peu pour elle.
Il y avait tellement de belles choses dans le Khanat, et malheureusement tellement d’occasions de souffrir aussi. Kirun n’avait aucune envie d’approcher la Douleur si elle pouvait l’éviter.

Tandis que l’arbitre enjoignait les combattants suivants de se mettre en position, elle croisa le regard de Dani.
Il avait l’air vaguement amusé, et pas plus intéressé que ça par la retransmission.
C’était vrai qu’il n’avait pas connu Lityo plus de quelques jours, et qu’il avait probablement assisté à plus de combats, et d’une autre qualité, que la plupart des ra présents.
Mais son rang au sein d’une Maison Noble impliquait, au moins en théorie, une adhérence marquée au Code le l’Honneur. Il aurait dû être de l’avis de l’arbitre, pas amusé par le triste spectacle qu’offraient les combattants.

Kirun lui rendit un regard froid : il pouvait s’amuser de son exaspération ou de ses opinions divergentes s’il voulait, mais pas au détriment des tâches qu’elle lui avait confiées.
Le sourire de son aide s’élargit légèrement, mais il reprit docilement son travail et la cuisinière se força à faire de même.
Il lui fallait toute sa concentration pour compenser le manque d’attention du reste de son équipe.

Finalement, les combats passèrent les uns après les autres, et le tour de Lityo arriva enfin.
Avec un soupir moitié de résignation et moitié de soulagement, Kirun libéra tout le monde et l’activité dans la pièce décrut brusquement tandis que chacun tentait de suivre l’action, de deviner les mouvements et les intentions des combattants, à travers les commentaires, les mots, et les inflexions distillés depuis le kom.
Même les ra attablés suspendirent, dans leur immense majorité, leur mastication pour écouter.

Les commentateurs semblaient s’être réveillés à un moment donné de la retransmission, et ils montraient un enthousiasme raisonnable pour le spectacle qu’ils avaient sous les yeux.
La cuisinière crut deviner que le vétéran avait déçu lors de ses précédents combats, et qu’il s’agissait de sa dernière chance de prouver sa valeur avant que son écurie, ou son école, ou son chef, un truc du genre, ne le renvoie dans ses pénates.
Pour Lityo – affublé lui aussi d’un surnom en langue sacrée que son ancienne responsable se félicita de ne pas comprendre – le défi était d’autant plus grand : produire du spectacle face à un adversaire mieux entraîné, plus expérimenté, et en même temps peut-être pas forcément désireux de jouer le jeu.

Le combat débuta, de façon apparemment prévisible voire normale, par une phase d’observation. Sans qu’aucun des deux combattants ne s’engage vraiment dans des coups portés.
Puis, progressivement, ils passèrent à des échanges un peu plus vifs.
Et il semblait évident, du moins à écouter les commentateurs, que l’avantage de l’attaque allait à Lityo.
Bon. Visiblement son style laissait encore à désirer, et certains ra présents dans la cuisine grommelaient beaucoup, même si Kirun ne parvenait pas à déterminer si c’était en réponse aux critiques des commentateurs ou aux mouvements eux-mêmes.
Le vétéran, lui, se contentait de parer les coups. Avec une efficacité suffisante pour éviter les blessures vraiment graves, même s’il avait écopé de quelques coupures bénignes.

Les commentateurs semblaient partagés sur ce comportement : l’un estimait qu’il attendait que son adversaire se fatigue pour reprendre l’avantage, et que c’était une tactique intéressante à défaut d’être vraiment honorable.
L’autre considérait qu’il avait d’ores et déjà perdu le combat par sa passivité et son manque de volonté manifeste.
Ils étaient si absorbés dans leur débat qu’ils ratèrent le mouvement suivant. Et qu’ils se retrouvèrent donc bien embêtés pour expliquer pourquoi et comment, tout à coup, Lityo saignait abondamment du bras armé, tandis que son adversaire avait écopé d’une large coupure à la cuisse.
Ils rattrapèrent tant bien que mal le fil de leur commentaire, mais ils s’attendaient visiblement désormais à ce que le vétéran abandonne.

Le combat se poursuivit pourtant, chaque adversaire handicapé par sa blessure, tous deux portant malgré tout des coups qui faisaient mouche de plus en plus souvent.
Lityo faiblissait et s’accrochait néanmoins, tandis que son adversaire semblait comme indifférent à ses multiples blessures.
Derrière elle, Kirun entendit quelqu’un murmurer « Anesthésie ».
Elle se retourna, sourcils froncés. C’était une accusation terrible dans le monde de l’Arène, même si elle était probablement la seule à l’avoir entendue, mais Dani semblait sûr de lui.
Il lui adressa un sourire triste et murmura :
« Ça arrive parfois, quand ils restent trop longtemps. Au bout d’un moment, la Douleur s’accumule, et ils ne peuvent plus la supporter.
Certains partent en pleine gloire. D’autres vont chercher l’Oubli complet.
La plupart ne sont simplement pas assez célèbres pour que ça vaille le coup de s’entêter ou pour que leur écurie les suive quand ils perdent le goût de se battre.
Mais de temps en temps, ils n’arrivent pas à décrocher malgré la peur de la Douleur. »
Il avait soudain l’air beaucoup plus mature que son expression habituelle, beaucoup plus triste aussi.
La cuisinière tourna le regard vers le kom d’où s’échappaient toujours les voix des commentateurs.
« Si tu t’en rends compte…
- Oui. L’arbitre a probablement plus que des doutes. Mais tant que Lityo tient, il lui laisse une chance.
- Pardon ?! »

Il y avait toujours de la tristesse dans le regard de Dani, mais aussi une bonne dose d’ironie face à l’incompréhension de sa responsable quand il expliqua :
« Lityo a déjà gagné. L’arbitre ne laissera pas un tricheur l’emporter.
Mais plus il tient longtemps, surtout face à quelqu’un de déloyal, et plus il marque de points.
Juste avant qu’il ne s’écroule, l’arbitre annoncera la fin du combat et une enquête pour usage de produits anesthésiants. »

Kirun le regardait avec horreur, mais elle se reprit et secoua la tête :
« Et vous appelez ça Honneur… Je ne comprendrai jamais ce fichu Code. »
Son aide tourna lui aussi les yeux vers le kom, qui annonçait justement la chute de Lityo et l’ouverture d’une enquête.
« Non, j’appelle ça de la politique.
L’Honneur, c’est personnel. Et ça n’a parfois plus grand-chose à voir avec le Code. »
La cuisinière le fixa soudain, mais Dani continuait.
« Mais j’apprécie qu’il y ait, en permanence, des ra capables de se battre selon le Code.
Parce qu’il n’y a pas d’autre moyen d’arrêter les fenra. C’est aussi simple que ça. »
La cuisinière le foudroya du regard, mais son aide ne se laissa pas impressionner cette fois :
« Il ne fait plus partie de ton équipe, Kirun. Tu ne peux plus le protéger. Je dirais même que tu n’as plus aucun droit de le faire.
Laisse-le vivre son Rêve. »
La cuisinière serra les dents, même si le freluquet avait raison. Surtout parce qu’il avait raison.
Mais elle n’était pas obligée d’aimer l’idée.

Puis elle prit une grande inspiration et alla couper le kom.
« Allez ! La récréation est finie. Au travail tout le monde ! »
Elle s’assura rapidement que toute son équipe, y compris ce bougre de Dani, obéissait, puis elle attrapa un balai et entreprit de le passer vigoureusement.
Savoir pourquoi les combats existaient était une chose, mais la façon dont son aide parlait des Sources comme d’un événement inéluctable et même attendu…
Elle se secoua. Mieux valait se concentrer sur ce qu’elle maîtrisait.

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