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Persiennes sur le passé

Une après-midi à la cuisine.
La veille avait eu lieu une fête improvisée, avec un groupe de musiciens de passage qui avait joué jusque tard dans la nuit. Tout le personnel de la cuisine qui n’était pas de garde faisait donc la sieste dans ses appartements. Ou autre chose peut-être, mais pas à la cuisine en tous cas.

Kirun profitait de ce moment de calme pour vérifier ses commandes.
D’accord, ça faisait partie de ses attributions, et c’était indispensable quand on devait nourrir autant de bouches au quotidien. Parce qu’il y avait quand même des limites à ses capacités d’improvisation quand les réserves étaient vides.
Mais ça ne voulait pas dire qu’elle aimait ça.

En fait, le seul intérêt qu’elle trouvait à l’opération, en dehors de s’assurer de quoi travailler pour le lendemain bien sûr, c’était de commander des trucs introuvables ou hors de prix, et d’aller ensuite se chicaner avec l’intendant sur le sujet.
En plus, il devenait drôlement bon pour la contrer. Ou alors, il avait enfin décidé qu’il pouvait se lâcher avec elle.
Leur dernier échange avait été épique. Il fallait dire que sa commande avait été très légèrement hors saison… Et pour les deux commandes suivantes, elle avait donc été sage et raisonnable.
Mais les vacances de l’intendant étaient finies.

La cuisinière sourit toute seule.
Elle possédait depuis longtemps déjà un ouvrage dans un dialecte du Delta particulièrement abscons, avec des correspondances dans l’idiome de Natca pour plusieurs fruits et légumes. Elle ne l’avait jamais considéré autrement que comme une curiosité amusante, jusqu’à ce qu’elle découvre que l’un des grossistes de Rin venait de cette région. Et connaissait cette langue.
Il y avait donc, dans sa commande du jour, un article parfaitement normal mais avec un nom absolument incompréhensible.
Elle s’était même fendue de quelques recherches sur les ouvrages disponibles en ligne sur le kom pour vérifier que le nom en question n’était pas facilement traduisible.
Oh, l’intendant maîtrisait bien mieux la bête qu’elle. Il trouverait la solution, et probablement en bien moins de temps qu’elle n’en avait mis à saisir sa commande.
Mais il ferait quand même un bond au moment de signer.
Elle valida d’un grand geste satisfait. « Là ! »
Une bonne chose de faite.

Derrière elle, Selim eut un petit rire :
« Ça fait du bien d’avoir fini, c’est ça ? »
La cuisinière se retourna vers lui en en soupirant théâtralement : « Jusqu’à la prochaine commande… »
Selim sourit :
« Au moins, tu n’as plus à vérifier systématiquement l’état des réserves avant. Normalement, personne n’organise plus de combats de mumuts au milieu des sacs de farine éventrés… »

Kirun ouvrit de grands yeux :
« Comment es-tu au courant de ça ? C’était des années avant ton arrivée ! » Le sourire de Selim s’agrandit :
« Ah mais, les bonnes histoires se transmettent d’apprenti cuisinier à apprenti cuisinier. Avec quelques conseils sur le fait de surveiller les poches de son tablier et les mille et une façons de détourner un légume de son usage d’origine… »
La cuisinière secoua la tête, en souriant elle aussi :
« Pauvre Isnat. Même quand il n’est plus là, sa réputation le poursuit encore…
- Tu as des nouvelles de lui ?
- Si on veut…
- Comment ça “si on veut” ?
- Eh bien… Cancan appelle ses parents sur le kom tous les jeftu. Et comme Isnat est plus ou moins dans la même unité, si j’ai bien compris, ils me passent les informations à l’occasion.
- Il ne t’appelle jamais ? »

Kirun rit doucement :
« M’appeler ? Moi ? Sur le kom ? »
Selim se mit à rire à son tour :
« Go’i, tu as raison. Question stupide. »
La cuisinière secoua la tête :
« De toute façon, ce n’est pas le genre.
Mais il m’a quand même envoyé un message par l’intermédiaire de ra de passage, peu de temps après être arrivé à Hoslet.
- Et c’est tout ? »

Kirun regarda son second, vaguement amusée :
« Pourquoi ce ton outré ? C’est déjà pas mal, je trouve, quand on connaît l’hurluberlu.
- Je ne sais pas… » Selim avait l’air un peu mal à l’aise.
« Je suppose qu’il ne me viendrait pas à l’idée de couper, comme ça, tous les liens avec mon clan.
Et je croyais que ceux qui sont Nés étaient attachés à leur famille…
Je ne sais pas. J’aurais cru qu’il garderait le contact. Un peu comme Cancan le fait avec ses parents. »
La cuisinière haussa les épaules :
« Si Isnat sait où sont ses parents, il ne m’en a jamais rien dit.
- Vous n’êtes pas de la même famille ? Ou du même clan ?
- Nago’i. C’est juste un gamin recueilli par l’un des précédents intendants. »
Kirun s’assit à table, le regard perdu dans ses souvenirs.

« Il ne parlait pas la langue sacrée, ni aucun dialecte connu des ra d’ici.
Le mieux aurait sans doute été de l’envoyer au Dispensaire, ou à l’InfrAcadémie, mais l’intendant a dit que si ses parents essayaient de le retrouver, ils le chercheraient probablement dans la région.
Et pour une raison que je ne prétends pas expliquer, il m’a atterri dans les pattes. »
Elle sourit en entendant son second renifler doucement, mais elle continua.
« Et au bout de quelques saisons, tout le monde s’était habitué à lui, et personne n’a suggéré de le renvoyer à la Compagnie des Brumes quand l’intendant a changé. »

Selim haussa les sourcils, un peu surpris même s’il en rajoutait visiblement dans l’indignation :
« Vous avez eu l’occasion de vous débarrasser de lui et vous ne l’avez pas saisie ?!
- Oh, Isnat était encore assez agréable, à l’époque.
Il a appris la langue d’ici plutôt rapidement, même s’il n’a jamais su, ou voulu, nous dire d’où il venait avant. Ni quoi que ce soit au sujet de ses parents.
Il a grandi juste ce qu’il fallait pour être à peu près autonome – manger, s’habiller, attraper des trucs sur les étagères un peu en hauteur, ce genre de choses. Mais il a quand même attendu d’avoir fait son trou avant de se mettre vraiment à faire des bêtises.
Et puis, au fond, ça mettait de l’ambiance dans l’exploitation. »

Selim leva les yeux au ciel :
« Je suis sûr que tu ne disais pas ça quand tu as trouvé les mumuts… »
Kirun sourit, à nouveau perdue dans le passé.
« Non, je ne disais pas ça. Mais l’imprévu fait partie de la vie. C’est même son principal intérêt. »
Son sourire s’agrandit :
« Et j’avoue que je n’avais jamais vu de mumuts blanches mouchetées de rouge.
- De rouge ? Mais y’avait quoi dans cette farine ?
- Dans la farine, rien. Mais je crois que ces pauvres bêtes avaient plus envie de s’enfuir que de se battre, alors Isnat les a bombardées de satvanjba pour les exciter… »

Selim resta un instant silencieux, essayant de visualiser la scène. Il finit par secouer la tête :
« Et ses parents ne l’ont jamais réclamé ?
- Jamais. Ni ici, ni au Dispensaire.
Même s’il est resté avec nous, on avait quand même signalé sa présence et donné son signalement. Mais rien.
- C’est bizarre, quand même. Rêver un enfant et l’abandonner ensuite…
- Oui. C’est bizarre. »
Le silence tomba sur les deux ra songeurs, chacun réfléchissant à ce qui avait pu conduire Isnat jusque là, et à ce qui avait pu arriver à ses parents.

Finalement, Kirun se secoua et se releva d’un air décidé :
« Assez rêvassé, c’est l’heure de refaire le plein. Tcay ?
- Go’i. Ki’e. »

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